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Robert Louzon : Deux victoires, deux échecs et un point d’interrogation

Article de Robert Louzon paru dans La Révolution prolétarienne, 23e année, No 387, Nouvelle série n° 86, septembre 1954, p. 18-21

La grande bataille, qui est l’une des caractéristiques de ce milieu du XXe siècle, entre les peuples colonisés et les Etats colonisants, vient d’enregistrer en ces derniers mois, presque simultanément, deux victoires des colonisés et deux victoires des colonisateurs ; en outre, en un cinquième point, la bataille connaît une suspension d’armes qui fait bien augurer de son issue.

C’est en Indochine et en Egypte que les colonisateurs ont dû s’avouer vaincus ; c’est au Guatemala et en Iran qu’ils ont, au contraire, consolidé leur domination, cependant qu’en Tunisie nous nous trouvons en présence d’un point d’interrogation. Ailleurs, au Maroc, au Kenya, la bataille continue à battre son plein.


En Indochine, une guerre dont le résultat, pour nous, n’avait jamais fait de doute, vient de se clore par un armistice qui consacre la défaite de l’armée française. La France est ramenée à peu près sur ses positions d’il y a 90 ans, alors qu’elle s’était déjà emparé, sous le Second Empire, de la Cochinchine, mais n’avait pas encore pris pied au Tonkin, ce qu’elle ne devait faire que sous la Troisième République, une quinzaine d’années plus tard.

Les deux questions qui se posent désormais sont les suivantes :

1) la division du Viet-nam en Viet-nam du Nord et Viet-nam du Sud n’est-elle que passagère, ou sera-t-elle amenée à se stabiliser ?

2) Le nouveau Viet-nam sera-t-il réellement indépendant, ou bien le colonisateur n’aura-t-il fait que changer de nom ? La France aura-t-elle seulement cédé la place à la Chine et à la Russie ?

Essayons, non point de répondre définitivement à ces deux interrogations, mais de rappeler simplement quelques faits qui peuvent aider à voir comment les choses se présentent.

Il existe, sans aucun doute, un Viet-nam du Nord et un Viet-nam du Sud. Le Tonkin et la Cochinchine ne sont pas identiques (je ne parle pas de l’Annam proprement dit qui n’est qu’un pont étroit jeté entre les deux régions qui comptent)

Malgré l’identité de leur cadre géographique (dans les deux cas un delta, celui du fleuve Rouge au Tonkin, celui du Mékong en Cochinchine) et malgré l’identité de leur culture et de leur mode de culture (riz obtenu par irrigation), Tonkin et Cochinchine ne sont pas absolument semblables, non seulement du fait que mille kilomètres les séparent, non seulement du fait que leur passé est différent, mais surtout parce que le Tonkin c’est « le Nord » et que la Cochinchine c’est « le Midi ».

Depuis bien avant les débuts de l’ère chrétienne, les Annamites, qui avaient été refoulés par les Chinois de ce qui est aujourd’hui la Chine du Sud, occupent le Tonkin, alors que ce n’est qu’au XVe siècle de notre ère que, par la destruction de l’Etat autochtone du Tchampa, ils deviennent les maîtres de la côte d’Annam, et qu’au XVIIe siècle qu’ils s’emparent de la Cochinchine sur les Cambodgiens. Une occupation qui, dans le Nord, est donc plusieurs fois millénaire, alors qu’elle n’a même pas trois siècles dans le Sud, a tout naturellement fait du delta du fleuve Rouge un territoire beaucoup plus purement annamite que ne l’est celui du Mékong. Et cela d’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement ici de peuples, mais de civilisations, les Annamites ayant été tout pénétrés de la civilisation chinoise, alors que les anciens occupants de la Cochinchine, les Cambodgiens, et même les Tchams du Tchampa, avaient au contraire reçu leur civilisation de l’Inde. Car l’Indochine mérite tout à fait son nom ; c’est chez elle que vinrent se heurter, par expansion graduelle, les deux grandes civilisations de l’Asie, celle de la Chine et celle de l’Inde. Et si la ligne sur laquelle elles s’affrontent aujourd’hui est la frontière du Viet-nam et du Cambodge, cette ligne passa durant des milliers d’années à travers ce qui est aujourd’hui le Viet-nam, se déplaçant par bonds successifs du Nord au Sud au fur et à mesure de la progression de la colonisation annamite.

Cependant, ces facteurs historiques semblent être de peu de poids aujourd’hui. Les anciens occupants du Viet-nam du Sud ont été à peu près complètement éliminés ou assimilés, si ce n’est dans l’extrême ouest de la Cochinchine où les ethnologues signalent encore la présence de Cambodgiens mêlés aux Annamites. D’autre part, le bouddhisme, bien que venu dans le Sud, presque directement de l’Inde, par Ceylan et la Birmanie, alors qu’il n’est parvenu dans le Sud que par le grand détour de la Chine, ce qui l’a altéré davantage, a revêtu néanmoins toute l’Indochine d’un manteau culturel à peu près uniforme.

Mais, et c’est là l’essentiel, les Cochinchinois sont des « méridionaux », tandis que les Tonkinois sont des « septentrionaux ». Les premiers représentent l’homme type du Midi, nonchalants et se laissant vivre, tandis que les seconds sont typiques de l’homme du Nord, actifs, vigoureux, courageux, toujours portés par leur tempérament à « en mettre un coup ». C’est sans aucun doute à cette différence de caractère qu’il faut attribuer le fait que le Viet-minh fut toujours beaucoup moins fort dans le Midi que dans le Nord. Les Cochinchinois désirent sûrement, autant que les Tonkinois, se libérer du joug de la France, mais ils étaient moins prêts à accepter les sacrifices que l’opération exigeait.

Cependant, cette différence est-elle telle qu’elle puisse entraîner une séparation politique définitive entre les deux régions ?

Il ne le semble point. La progression des Annamites vers le Sud ayant duré quelque deux mille ans a, par sa lenteur même, du fait de l’assimilation profonde qu’elle a eu le temps de réaliser, créé le sentiment d’une unité nationale, d’une unité ethnique qui ne peut pas être rompue simplement par une différence de tempérament ou par les termes d’un armistice !

D’autre part, bien que possédant une base économique identique, la culture du riz, les deux régions n’en sont pas moins quelque peu complémentaires. Le Nord, en effet, possède une industrie : il a du charbon dans le delta, et certains minerais dans le haut pays ; il y existe d’importantes distilleries, des scieries, des filatures. De sorte que, malgré sa forte production de riz, le Tonkin doit importer du riz de la Cochinchine, et plus il s’industrialisera et plus il lui faudra en importer ; c’est là un lien qui n’est pas négligeable.

La France, au bout de quinze ans d’occupation de la Cochinchine, a cru nécessaire d’occuper le Tonkin : il est à présumer qu’il faudra encore moins de temps pour que l’unité politique des deux deltas soit à nouveau réalisée, mais, cette fois, sous le signe de l’indépendance.

En ce qui concerne la seconde question : le Viet-nam deviendra-t-il un pays réellement indépendant ou prendra-t-il place parmi les satellites de l’autre côté du rideau de fer – on ne peut être encore que moins affirmatif, car la réponse que l’avenir apportera ne dépend pas seulement des conditions locales, mais aussi, et surtout, des évènements internationaux. Entre autres, de la politique plus ou moins « intelligente » de l’Amérique. Si l’on continue à jeter les nationalistes vietnamiens dans les bras de Moscou, comme la France l’a fait durant huit ans, en les obligeant à chercher à l’extérieur un appui contre le colonialisme occidental, il va sans dire que l’Etat vietnamien n’aura d’autre choix que celui de se faire le vassal de Moscou et de Pékin.

Mais s’il n’en est pas ainsi, les perspectives me paraissent assez encourageantes.

Notons d’abord un élément psychologique qui, comme tous les facteurs psychologiques, ne saurait être déterminant, mais qui a cependant son importance.

L’Annamite est le voisin du Chinois ; les Annamites, et tout particulièrement ceux du Tonkin, ont été longtemps et à plusieurs reprises sous la domination des Chinois ; dans ce pays agricole, les immigrants chinois, très nombreux, ne sont pas des cultivateurs, mais des commerçants et des intermédiaires de toutes sortes, donc, aux yeux du paysan annamite, des parasites et des exploiteurs. Trois raisons pour que l’Annamite « n’aime pas le Chinois » ; il s’en méfie et il en a peur. Or comme la domination de Moscou sur Hanoï ne pourrait sans doute s’instituer que par l’intermédiaire de Pékin, cette domination rencontrerait certainement une répulsion instinctive, sentimentale, passionnelle, dont il faudrait de fortes « raisons » pour qu’on puisse en triompher.

En second lieu, et c’est là, à mon sens, le point décisif, il ne faut pas oublier que le véritable motif pour lequel la Russie et la Chine ont institué chez elles leur Etat monolithique, leur capitalisme d’Etat et leur idéologie dite « communiste », se trouve dans la capacité d’expansion de leurs peuples. Les Russes et les Chinois crèvent, pour des motifs divers, à l’intérieur de leurs frontières : ils éprouvent un besoin incoercible de s’étendre au dehors. Ce qui n’était, il y a encore peu de temps, que le Grand-Duché de Moscou est devenu en deux siècles et demi un immense empire couvrant tout le nord et l’ouest de l’Asie et atteignant le centre de l’Europe. A l’extension de la domination politique de la Russie a correspondu une extension démographique comparable des Chinois. Au cours des derniers siècles l’immigration chinoise a recouvert tous les pays du Sud-Est asiatique, faisant de villes situées à mille kilomètres ou plus des frontières de la Chine des agglomérations presque exclusivement peuplées de Chinois, telles Cholon en Cochinchine ou Singapour en Malaisie.

Que, portée par son élan, la Russie veuille élargir encore la sphère de sa domination politique, que la Chine veuille consolider par une emprise politique les situations économiques occupées au dehors par ses nationaux, voilà ce qui les rassemble ! C’est a la fois la raison d’être de leur régime économico-politique, qui est un régime convenant remarquablement à la conquête, et l’explication de leur alliance politico-militaire conclue contre les Etats à conquérir. Alliance de grands fauves !

Il va de soi que la situation du Viet-nam n’est nullement comparable. Le Viet-nam n’a et ne peut avoir, étant donné ses dimensions en tous domaines, aucune visée expansionniste. Il rentre, au contraire, dans la catégorie des Etats qui ont à craindre l’expansion de leurs puissants voisins. Si le Viet-nam a demande aide à Moscou et à Pékin, c’est parce que cette aide lui était indispensable pour obtenir son indépendance, mais non pour réaliser des conquêtes. A ce point de vue, la situation du Viet-nam est assez analogue à celle de la Yougoslavie qui, pas plus que le Viet-nam, n’a et ne peut avoir de visées expansionnistes (1). La Yougoslavie s’est servie des Russes pour se délivrer des Allemands comme le Viet-nam s’est servi des Chinois pour se débarrasser des Français, mais cela n’implique pas le maintien, au delà du temps qu’exige la politesse à l’égard de gens qui vous ont rendu service, d’une union que la poursuite d’aucun but commun ne réclame et qui est, au contraire, incompatible avec l’opposition des buts.

Je ne veux certes pas affirmer par là qu’Ho Chi-minh deviendra nécessairement un Tito, je veux simplement noter qu’il y a un trait de structure comparable dans les conditions où se trouvent les deux pays et que, par conséquent, si d’autres facteurs plus puissants n’interviennent pas, il peut en résulter des événements semblables.


Au lendemain du massacre des volontaires égyptiens en leur caserne d’Ismaïlia par les canons des Centurions britanniques, nous écrivions que ce massacre rappelait celui d’Amritsar aux Indes au lendemain de la première guerre mondiale, et que, pas plus qu’Amritsar n’avait empêché la libération de l’Inde, Ismaïlia n’empêcherait le départ des troupes anglaises de Suez. La seule différence était qu’entre le massacre et la victoire des massacrés il s’écoulerait, cette fois, beaucoup moins de temps.

Or, en effet, tandis que plus de vingt années eurent à s’écouler entre le massacre d’Amritsar et la proclamation de l’indépendance de l’Inde, il ne se sera guère passé que le cinquième de ce temps entre le massacre d’Ismaïlia et le moment où le dernier soldat britannique quittera le sol égyptien.

Cet abandon de Suez par les Anglais est un événement capital. Il marque le point final à la libération de l’Asie.

Répondant au discours de réception de Ferdinand de Lesseps à l’Académie française, Renan lui disait : « En perçant l’isthme de Suez, vous avez marqué l’emplacement des grandes batailles de l’avenir ».

A l’âge de la guerre atomique, les batailles ne se livrent généralement pas sur l’emplacement des lieux qui sont à conquérir ; il n’est donc pas particulièrement probable que la prophétie de Renan se réalise, que Suez soit le théâtre de grandes batailles, mais Suez en constituera, néanmoins, l’un des plus gros enjeux.

Car le canal de Suez fait communiquer deux continents, l’Europe et l’Asie ; il est, par là, susceptible d’assurer a celui qui l’occupe la maîtrise et de l’Europe et de l’Asie.

L’occupation de Suez par les Britanniques était à la fois le symbole et la garantie de la prééminence de l’Angleterre en Europe, et de la domination de l’Europe en Asie. La Libération de l’Asie a pour corollaire nécessaire la libération de Suez. Il est significatif que c’est presque au même moment que l’Europe, par l’accord de Genève, abandonnait virtuellement le seul territoire important qui lui restait en Asie, que l’Angleterre s’engageait à quitter Suez. Cessant d’espérer de pouvoir dominer l’Asie, l’Europe n’a que faire désormais de monter la garde à la porte de l’Asie.

En reprenant le canal, les Arabes (au sens général du mot) vont reprendre sous une nouvelle forme leur rôle du moyen âge, celui d’intermédiaires entre l’Europe et l’Asie, de gardiens neutres du lieu de passage entre les deux continents.


Les deux échecs qu’il nous faut maintenant enregistrer en face de ces deux victoires n’appellent pas beaucoup de commentaires car ils se traduisent simplement par la consolidation d’un état de choses antérieur.

Bien que s’étant produits en deux mondes différents, distants de dizaines de milliers de kilomètres, ils sont identiques dans leur nature et dans leurs conséquences politiques et sociales.

En renversant au Guatemala, par la vertu du bombardement aérien de la population civile, le gouvernement du seul Etat d’Amérique centrale qui ne fut pas à ses ordres, les Etats-Unis ont renforcé leur domination politique sur toute l’Amérique latine et assuré ainsi la paisible exploitation de travailleurs maintenus dans un état proche de la famine par les féodaux modernes de l’United Fruit.

Les premières mesures prises par le Quisling guatémaltèque sont caractéristiques à cet égard.

Armaz venait à peine d’entrer dans la capitale qu’il abolissait la loi agraire édictée par son prédécesseur. Il dissolvait, en même temps que les partis politiques, tous les syndicats. Il attribuait à la seule « junte » formée de lui-même et de deux complices tous les pouvoirs, y compris même le pouvoir judiciaire ! Il supprimait le droit de vote – pour le jour … inconnu où l’on croirait devoir procéder à des élections – à tous les illettrés, soit 70 % de la population, ce qui comprend, naturellement, la totalité des travailleurs, ouvriers et paysans.

En même temps, des milliers et des milliers de Guatémaltèques étaient arrêtés, mis en prison ou parqués en des lieux de concentration et un régime de terreur totalitaire se trouvait ainsi institué dans le pays qui jusque-là était le seul Etat d’Amérique centrale à jouir de libertés.

Enfin, pour ajouter l’odieux à l’odieux et pour témoigner de sa servilité à l’égard du nouvel ami de ses maîtres, le dictateur ordonnait l’expulsion immédiate de tous les réfugiés républicains d’Espagne, particulièrement nombreux au Guatemala, ce qui amena le gouvernement républicain espagnol en exil, qui entretenait des relations diplomatiques officielles avec le gouvernement précédent, à rompre ces relations par la ferme et fière déclaration que voici :

Une fois de plus nous avons assisté au triomphe de la tactique totalitaire qui consiste à renverser les gouvernements légitimes au moyen d’une rébellion factieuse déclenchée d’un pays voisin avec l’aide et au service de puissants intérêts étrangers.

Restant fidèle à ces principes de la civilisation occidentale qui sont aussi cyniquement invoqués que méconnus dans la pratique par ceux qui devraient en être les plus fidèles défenseurs, le gouvernement républicain espagnol déclare au nom de son peuple héroïque, une fois de plus implacablement sacrifié, qu’il n’admet ni ne reconnaît la légitimité d’aucuns autres pouvoirs que ceux qui émanent de la volonté de peuples indépendants et qui respectent les droits de la personne humaine.

Etant donné que la Junte factieuse du Guatemala ne satisfait pas à ces conditions, le gouvernement de la république espagnole déclare rompues les relations diplomatiques qu’il entretenait au temps du gouvernement légal.

On ne saurait mieux dire.


C’est aux antipodes du Guatemala, en Iran, que, presque simultanément « tout était rétabli », par l’octroi d’une concession pour l’exploitation des riches gisements de pétrole du golfe Persique aux successeurs de l’Anglo-Iranian.

Concession qui signifie que continuera à régner sur l’Iran l’oligarchie féodale des propriétaires fonciers, généraux et gens de la Cour, employant les redevances versées par le concessionnaire pour payer les gages des mercenaires charges d’assurer par la force l’exercice de leurs privilèges.

Dans tous les pays colonisés ou semi-colonisés, le même pacte non écrit, mais extrêmement solide, est passé entre les cadres indigènes de la vieille société et les représentants de la technique étrangère la plus évoluée : les premiers livrent aux seconds les richesses naturelles de leurs pays, moyennant quoi ces derniers leur fournissent de quoi maintenir debout la société croulante dont ils sont les bénéficiaires.

Un seul point à noter dans le nouvel acte de concession : le concessionnaire n’est plus une société anglaise, mais un consortium international dans lequel les Anglais ne sont même pas majoritaires et où une place de premier plan a été faite aux sociétés américaines. Ainsi se manifeste une fois de plus le recul de l’Europe au profit de l’Amérique. Même sur ses chasses réservées, comme l’Iran, Londres est obligé de faire une place à New York.

Chassé-croisé à l’intérieur d’un même monde, le monde occidental, et qui n’a donc qu’une importance toute relative. A en juger par la manière dont les concessionnaires yankees se comportent dans leurs autres semi-colonies, notamment en Amérique latine, la substitution partielle des Américains aux Anglais n’apportera aucun soulagement au sort des Iraniens.


Reste le point d’interrogation.

Le point d’interrogation, c’est la Tunisie.

La déclaration de Mendès-France au bey signifie-t-elle que les Tunisiens ont maintenant définitivement vaincu, que la France leur accordera l’autonomie ; ou bien ne sera-ce qu’une de ces promesses pompeuses dont tous les gouvernements français sont toujours prodigues, mais qui ne sont jamais suivies d’effet dès le moment où il s’agit de les traduire en actes ?

Je ne sais.

Une chose, par contre, est certaine. C’est que le peuple tunisien a fait la preuve de sa force ; il a démontré d’une façon péremptoire qu’on ne le vaincrait pas ! Par conséquent, un jour ou l’autre, mais en tout cas un jour assez proche, le colonialisme devra s’incliner à Tunis, comme il s’est incliné à Hanoï.

Lorsque, il y a un peu plus de trente ans, nous étions quelques-uns à mener en Tunisie un combat sans espoir, le dos au mur, pour la liberté de la presse tunisienne et qu’en un tournemain nous fûmes emprisonnés, puis expulsés, que trois ans plus tard, un groupe un peu plus nombreux que celui de 1922 menait un combat non moins désespéré pour la liberté syndicale et le droit de grève des travailleurs tunisiens, et qu’en un nouveau tournemain, un peu moins rapide cependant, il était à son tour abattu et que ses membres, Finidori en tête, se voyaient octroyer 10 ou 5 ans d’exil, et que, encore il y a quinze ans, j’étais poursuivi, en France même, pour un article intitulé « la Tunisie aux Tunisiens », considéré comme une attaque contre l’intégrité de l’ « empire français », nous pensions bien, Finidori et moi, que le mouvement national tunisien était déjà trop ancré, trop solidement et trop largement répandu dans toutes les couches de la population pour ne point risquer de mourir, qu’au contraire il grandirait … et vaincrait.

Cependant, pour ma part, et je pense qu’il en était de même pour Finidori, je ne croyais pas que la victoire qui aujourd’hui se dessine viendrait aussi vite, en moins d’une génération !

Car si le mouvement tunisien avait déjà des racines profondes, combien plus enraciné paraissait le colonialisme ! La France était alors encore presque un colosse. La Tunisie contre la France ? Cela semblait être un peu comme David contre Goliath. Mais le vieux mythe sémite est demeure vrai : David a vaincu Goliath.

Cette victoire est due, sans aucun doute, avant tout aux qualités de David, au courage et à la ténacité dont les Tunisiens ont fait preuve sur une échelle toujours plus grande, mais la relative rapidité avec laquelle elle s’est affirmée est due aussi à la dégénérescence de Goliath. La défaite française de 1940 a joué le rôle d’un accélérateur dans la lutte pour l’indépendance des peuples colonisés, notamment en Afrique du Nord. Lorsqu’ils ont vu leur « protecteur » abattu, lui aussi, en un tournemain, lorsqu’ils ont vu ses soldats refuser de se battre et sa population civile fuir éperdue, lorsqu’ils eurent constaté que les seules troupes qui tenaient ici et là, tels les Sénégalais de Tours, étaient des troupes « indigènes », ils n’ont plus pu comprendre pourquoi ils devaient rester asservis, la preuve étant faite que c’étaient eux désormais qui avaient le courage, et non pas leurs maîtres. On ne peut rester soumis qu’envers ceux que l’on respecte. Après 40, il n’était plus possible pour l’Africain de respecter le Français. D’où, au lendemain de la guerre, la montée en flèche du sentiment national et l’emploi, désormais, des « grands moyens ». Le diable même a, comme l’on sait, son utilité. L’utilité d’Hitler aura été de renforcer le sentiment de confiance en eux-mêmes des peuples soumis à la domination française.

Tout changement dans les rapports entre les hommes, que ce soit entre des classes ou entre des peuples, est dû, d’une part, à l’affaiblissement du groupe jusqu’alors prédominant, et, d’autre part, au renforcement de la conscience et de la volonté dans le groupe jusque-là dominé. Ce dernier facteur est le facteur primordial en l’absence duquel rien ne se produit, mais ses effets se font sentir d’autant plus vite que le premier facteur se manifeste davantage. C’est à la dégénérescence française qu’est due la rapidité de l’évolution du rapport des forces en Afrique du Nord.

R. LOUZON.


(1) Des rectifications de frontières du côté de l’Italie, de la Grèce ou de quelque autre voisin ne sont pas de l’ « expansionnisme » au sens où il faut entendre ce mot quand on parle de la Russie ou de la Chine.

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