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Albert Camus : Nous ne serons jamais pour le socialisme des camps de concentration !

Tribune d’Albert Camus parue dans La Gauche, n° 7, octobre 1948, p. 1-2

NOUS l’avons dit et c’est notre fierté : Le R.D.R. entend être le régulateur de la vie démocratique en France, le forum de toute la pensée libre et révolutionnaire. C’est dans cet esprit qu’il accueille fraternellement ce bel article de notre ami l’écrivain et auteur dramatique Albert Camus, par lequel l’auteur de La Peste entend clore un dialogue qu’il eut avec M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie, député de l’U.R.R., apparenté au P.C.

A la suite d’une série d’articles de Camus parus dans Combat, sous le titre : Ni victimes, ni bourreaux, M. d’Astier avait répondu à Camus dans la revue Caliban, qui inséra ensuite une réplique de Camus. M. d’Astier poursuit ce dialogue dans Action, en témoignant de sa fidélité étroite avec les aspects les plus discutables du socialisme césarien, et dans un tour fort polémique vis-à-vis d’Albert Camus.

Camus n’avait pu trouver jusqu’à présent aucun journal de son choix pour publier sa dernière réponse. Les problèmes soulevés par ce dialogue sont tels qu’il nous a paru, et qu’il lui a paru, que le journal du R.D.R. pouvait et devait s’en faire l’écho. La liberté de l’homme, le refus de la servitude et de la servilité, la question de la fin et des moyens : autant de questions qui préoccupent les meilleurs esprits de ce temps et tous les travailleurs, autant de problèmes qui ne sont pas résolus par l’obéissance passive et les « hors de l’Eglise point de salut ». C’est donc, avec toute notre sympathie pour l’homme, son œuvre et sa pensée que, à cette libre tribune de la Gauche, nous donnons, aujourd’hui, la parole à Albert Camus.

Georges ALTMAN.


Réponse à M. E. d’Astier de la Vigerie

MA seconde réponse sera la dernière. Il y a dans votre long article un ton qui me force à abréger. Mais je dois encore quelques éclaircissements :

1° J’ai été contraint de vous signaler que je suis né dans une famille ouvrière. Ce n’est pas un argument (je n’en ai jamais usé jusqu’ici). C’est une rectification. Tant de fois, la feuille où vous m’avez répondu, et celles qui essayent de rivaliser avec elle dans le mensonge, m’ont présenté comme fils de bourgeois, qu’il faut bien, une fois au moins, que je rappelle que la plupart d’entre vous, intellectuels communistes, n’ont aucune expérience de la condition prolétarienne et que vous êtes mal venus de nous traiter de rêveurs ignorant des réalités. Ce n’est pas moi qui suis en cause, c’est un argument de polémique générale dont il faut faire justice une bonne fois. Votre pudeur a donc eu tort de s’en offenser.

2° Il y aurait eu et il y a de l’impudeur au contraire à étaler ses services dans la résistance. On n’a pas le mérite de sa naissance, on a celui de ses actions. Mais il faut savoir se taire sur elles pour que le mérite soit entier. Pour être plus bref, le genre ancien combattant n’est pas le mien. Je ne vous suivrai donc pas dans la comparaison que vous faites entre nous. Je la trouve légèrement calomnieuse, bien entendu, mais vous n’attendez pas que je me justifie. Pour vous mettre à l’aise, au contraire, je ne ferai pas de difficulté à vous laisser le grade supérieur dans une aventure où vous me permettrez cependant de me reconnaître celui de 2e classe qui a toujours été le mien.

Mais, dans tous les cas, ne faites pas semblant de croire qu’en écrivant que « j’avais horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes », j’aie voulu contester votre action. Encore une fois, c’est un argument dont je suis incapable. Et le contexte de la phrase le prouve bien. Elle signifie seulement, et c’est assez, que j’ai horreur de ces intellectuels et de ces journalistes, avec qui vous vous solidarisez qui demandent ou approuvent des exécutions capitales, mais qui comptent sur d’autres pour faire la besogne.

3° Il n’y avait pas d’équivoque à vous faire dire ce que disent vos amis communistes. Il y en avait si peu que vous écrivez : « J’admets ma complicité avec le Parti communiste français ».

4° Je n’ai pas d’estime pour la façon dont vous répondez à ma question sur le droit d’opposition. « Avouez, vous disais-je, que, dans votre système, un ouvrier opposant ne s’imagine pas plus qu’un intellectuel dissident. » Vous savez bien que cela est vrai, et la simple honnêteté commandait votre aveu. Vous me répondez au contraire que la notion d’opposition n’est pas claire. Il faut croire qu’il est bien difficile de contester publiquement à un ouvrier son pouvoir d’opposition et je me réjouis de l’hommage indirect que vous rendez ainsi au prolétaire français. Mais il n’empêche que cette réponse est une duperie. On vient d’exécuter en Roumanie sept oppositionnels sous l’étiquette, déjà connue, de « terroristes ». Essayez donc d’expliquer à leur famille, à leurs amis, aux hommes libres qui ont appris la nouvelle, que la notion d’opposition n’est pas bien définie en Roumanie.

5° Puisque vous y tenez, et sans m’étendre autant que je le voudrais, je vais vous donner un bon exemple de violence légitimée : les camps de concentration et l’utilisation comme main-d’œuvre des déportés politiques. Les camps faisaient partie de l’appareil d’Etat, en Allemagne. Ils font partie de l’appareil d’Etat, en Russie soviétique, vous ne pouvez l’ignorer. Dans ce dernier cas, ils sont justifiés, paraît-il, par la nécessité historique. Ce que j’ai voulu dire est assez simple. Les camps ne me paraissent avoir aucune des excuses que peuvent présenter les violences provisoires d’une insurrection. Il n’y a pas de raison au monde, historique ou non, progressive ou réactionnaire, qui puisse me faire accepter le fait concentrationnaire. J’ai simplement proposé que les socialistes refusent d’avance et en toutes occasions, le camp de concentration comme moyen de gouvernement. Sur ce point, vous avez la parole.

6° Je continue à penser que ce que nous avons entendu jusqu’ici par révolution ne peut triompher aujourd’hui que par les voies de la guerre. Vous me donnez la Tchécoslovaquie en exemple. Ce que vous appelez la révolution de Prague est d’abord un alignement de politique étrangère qui nous a rapprochés considérablement de la guerre. Elle justifie mon point de vue. Entre temps, l’aventure yougoslave vous aura sans doute éclairé sur les possibilités que gardent Gottwald et les dirigeants tchèques de faire passer au premier plan des questions qui soient purement intérieures.

LA seule chose qui me touche, parce qu’elle est humaine et vraie, dans votre réponse sur ce point, c’est l’impossibilité où vous vous sentez de céder au chantage de la guerre. Ne me croyez pas tout à fait aveugle sur ce point : j’y ai réfléchi. Mais il y a aussi un chantage à la révolution qu’on se fait souvent à soi-même. Je propose de ne pas appuyer la surenchère réciproque à laquelle se livrent les deux empires. La bonne manière de ne pas céder au chantage n’est ni dans le défaitisme, ni dans l’obstination aveugle. Elle est dans la lutte contre la guerre et pour l’organisation internationale. Au bout de ce long effort, le mot de révolution reprendra son sens. Mais pas avant. C’est pourquoi je continue de considérer que seuls les monuments pour la paix et les conceptions fédéralistes résistent efficacement à ce chantage. Et quand vous ironiserez à nouveau, avec quelques autres, sur des buts si lointains, je vous laisserai dire : on ne nous a rien offert d’autre à choisir, sinon un faux libéralisme dont nous avons le dégoût et le socialisme concentrationnaire dont vous vous faites le serviteur. L’espoir est de notre côté, quoique vous en ayez.

7° Je reprendrai enfin la proposition que vous me faites. Vous croyez m’embarrasser en m’invitant à envoyer une lettre ouverte à la presse américaine pour protester contre la complicité directe ou indirecte des Etats-Unis dans les récentes exécutions grecques. Ceci me console un peu, car c’est la preuve que vous ignorez ma véritable position. Vous ne pouvez pas savoir d’ailleurs que j’ai pris parti sur ce cas précis en Angleterre, il y a quelques semaines, et, sur des cas semblables, en Amérique, il y a deux ans, au cours de conférences publiques. C’est pourquoi je ne vais pas avoir de peine à vous répondre : je tiens cette lettre à votre disposition. J’y ajouterai une protestation motivée sur ce qui est le vrai crime contre la conscience européenne : le maintien de Franco en Espagne. Je vous donne carte blanche pour la publication de cette lettre, à une seule condition que vous estimerez légitime, je l’espère. Vous écrirez de votre côté une lettre ouverte, non pas à la presse soviétique qui, elle, ne la publierait pas, mais à la presse française. Vous y prendrez position contre le système concentrationnaire et l’utilisation de la main-d’œuvre de déportés. Par esprit de réciprocité, vous demanderez en même temps la libération inconditionnelle de ces républicains espagnols, encore internés en Russie soviétique, et dont votre camarade Courtade a cru pouvoir se faire l’insulteur, oublieux de ce que demeurent ces hommes pour nous tous, et ignorant sans doute qu’il n’est pas digne de lacer leurs souliers. Rien de tout cela, il me semble, n’est incompatible avec la vocation révolutionnaire dont vous vous prévalez. Et nous saurons alors si ce dialogue a été inutile ou non. J’aurais en effet dénoncé les maux qui vous indignent et vous n’aurez payé cette satisfaction que par la dénonciation de maux qui doivent vous révolter au moins autant.

Car je veux croire encore qu’ils vous révoltent. Et avant d’en finir avec cette polémique, je ferai la seule chose que je puisse faire maintenant pour vous : je ne vous croirai pas. Je ne vous croirai pas lorsque vous dites que si les charniers revenaient malgré vous, vous aimeriez mieux avoir raison parmi eux que d’avoir tort. C’est une manière pourtant de ratifier ce que je vous ai dit dans ma première réponse. Mais je préfère m’être trompé. Car il faut, pour afficher une si affreuse prétention, ou beaucoup d’orgueil ou peu d’imagination. Beaucoup d’orgueil en effet. Car c’est affirmer que la raison historique que vous avez choisi de servir vous parait la seule bonne et que l’humanité ne peut être sauvée par rien d’autre. Votre raison ou les charniers, voilà l’avenir que vous tracez. Décidément, je suis plus optimiste que vous et je mettrai en cause votre imagination.

JE vais conclure. Vous dédaignez beaucoup de choses dans votre longue réponse. J’accepte, pour ma part, quelques-uns de vos dédains. Mon rôle, je le reconnais, n’est pas de transformer le monde, ni l’homme : je n’ai pas assez de vertus, ni de lumières pour cela. Mais il est, peut-être, de servir, à ma place, les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaut pas la peine d’être vécu, sans lesquelles un homme, même nouveau, ne vaudra pas d’être respecté. C’est là ce que je veux vous dire avant de vous quitter : vous ne pouvez pas vous passer de ces valeurs, et vous les retrouverez, croyant les recréer. On ne vit pas que de lutte et de haine. On ne meurt pas toujours les armes à la main. Il y a l’histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. Ce sont là aussi des racines, que l’histoire ignore, et l’Europe parce qu’elle les a perdues, est aujourd’hui un désert.

Je vous ai concédé que les marxistes sont parfois la mauvaise conscience des libéraux, qui en ont bien besoin. Mais les marxistes n’ont-ils pas besoin de mauvaise conscience ? S’ils n’en ont pas besoin, personne au monde ne peut rien pour eux et nous connaitrons ensemble, pour finir, une défaite que toute l’Europe paiera du sang qui lui reste. S’ils en ont besoin, qui la leur donnera sinon ces quelques hommes qui, sans se séparer de l’histoire, conscients de leurs limites, cherchent à formuler comme ils le peuvent le malheur et l’espoir de l’Europe. Solitaires ! direz-vous avec mépris. Peut-être pour le moment. Mais vous seriez bien seuls sans ces solitaires.

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