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Kateb Yacine : Les grandes puissances et les petites

Article de Kateb Yacine paru dans Demain, n° 47, du 1er au 7 novembre 1956, p. 8

Par KATEB YACINE

L’U.R.S.S., grande puissance réaliste, renoncera-t-elle à l’usage de la force contre la volonté d’indépendance du peuple hongrois ? La France est-elle encore une grande puissance ? Usera-t-elle longtemps de la force contre le peuple algérien ?

La politique de force récolte des fruits amers. En Hongrie, l’insurrection triomphe. En Algérie, l’insurrection n’est pas décapitée ; elle a plus de cinq têtes, et elle a deux ans, de rudes expériences derrière elle. Au Moyen-Orient, l’existence d’Israël est remise en cause. Le second round, prélude à une mêlée générale, ne peut être arrêté à temps que si les grandes puissances usent de leur force, cette fois, pour imposer la paix – non pour jouer aux soldats de plomb avec les petites nations.

Jusqu’ici le monde était divisé en zones d’influence, en chasses gardées, en glacis irréductibles à partir desquels s’affrontaient les « deux grands». A chaque mouvement populaire, à chaque revendication nationale, dans l’un ou dans l’autre camp, on répondait par le cliquetis des armes, les « impératifs stratégiques », et, à défaut de se battre entre elles, les grandes puissances poussaient les petits pays dans la bataille. L’U.R.S.S. elle-même, prise à ce jeu, se voyait perpétuellement encerclée par d’éventuels agresseurs.

A ces fièvres militaires, à ces mirages doctrinaires, les peuples n’avaient à opposer que leur refus silencieux, encore velléitaire. Leurs aspirations au bien-être, à l’indépendance, à la paix, étaient réprimées ou traitées comme d’enfantines utopies. Si bien que Tito, l’enfant terrible du socialisme, lorsqu’il reconquit sa liberté, plongea les stratèges dans une certaine perplexité. On comprit plus tard que Tito était le champion d’une ère nouvelle : celle des pays strictement indépendants. L’Inde, les pays du sud-est asiatique et du Moyen-Orient ont ensuite ajouté à une expérience solitaire le poids d’une solidarité internationale.

L’U.R.S.S., après la mort de Staline, s’est décidée à examiner de plus près cette nouvelle tendance. Le voyage de Khrouchtchev à Belgrade fut un acte de haute politique. Il conjurait, mais un peu tard les catastrophes prévisibles. Le tort de certains dirigeants communistes d’Europe (orientale et occidentale) fut de n’avoir pas compris la leçon, d’avoir été mollement suivistes et délibérément retardataires, au lieu de prendre le vent, et de profiter du coup de barre.

A présent que des explosions se sont produites, il serait vain de remettre en cause les conquêtes socialistes des peuples insurgés. Une telle politique aurait vite fait de placer l’U.R.S.S. sur la défensive, et de ruiner les chances de la co-existence.

Les Russes ont tiré à Budapest. Les Américains ont lancé des bombes atomiques sur le Japon vaincu, les Anglais ont exterminé les Mau-Mau et tiré sur les Cypriotes, la France tire sur les insurgés d’Algérie. Il ne s’agit pas de décerner un prix de vertu, mais d’obliger les grandes puissances – et les petites – à répudier la politique de force d’un commun accord pour adopter, sans arrière-pensée, le principe de la co-existence. Les conférences à trois ou à quatre ne suffisent plus. Il faut aussi compter avec les petites nations et les peuples opprimés.

En Hongrie, en Algérie comme au Moyen-Orient, les peuples exigent par les armes que cesse la partie d’échecs, que s’abattent les marionnettes, qu’on parle enfin sérieusement de la paix, sans jeu de cartes sur la table, « comme des grands ». Ce n’est pas une des moindres surprises de notre temps : les grands se conduisent comme des petits, et les petits comme des grands.

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