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Je reviens d’Orléansville…

Article paru dans Droit et Liberté, n° 139 (243), octobre 1954, p. 1 et 4

LE Dr Henri Cyna est allé, au nom du M.R.A.P, à Orléansville, avec une délégation comprenant également l’écrivain Marc Beigbeder et Me Marie-Louise Jacquier. Du 22 au 26 septembre, il a parcouru la région sinistrée, exprimant aux victimes la solidarité de la France antiraciste, et examinant les conditions d’une aide plus efficace.

Après avoir rendu compte de son voyage, le 30 septembre, au Comité d’Action de notre Mouvement, il a bien voulu faire part de ses observations aux lecteurs de « Droit et Liberté ».

Un sinistre campement dans les ruines

– Nous avons vu, nous déclare-t-il, les agglomérations sinistrées d’Orléansville, Flatters, Hanoteaux, Ténès, ainsi que la plupart des douars alentour.

Notre première vision du séisme, ce fut, en venant d’Alger, une immense faille, longue de plusieurs centaines de mètres.

Arrivés à Orléansville, 15 jours après le désastre, nous avons eu l’impression d’une ville bombardée.

Aucune maison n’était plus habitée, sauf quelques rez-de-chaussées. L’ensemble avait l’aspect d’en vaste et sinistre campement.

90 % des Européens sont partis après le tremblement de terre, mais les masses arabes, qui n’avaient pas les moyens de s’éloigner, vivent dans les innombrables tentes répandues sur les places, dans les rues, dans la campagne environnante.

La plupart des familles sont endeuillées. Toutes ont perdu les biens qu’elles possédaient. De plus, un sentiment oppressant d’insécurité plane sur ce champ de ruines, car l’on peut craindre encore de nouvelles secousses ; et l’hiver qui approche constitue une grave menace pour ces hommes, ces femmes, ces enfants, sans toit, insuffisamment vêtus et mal nourris.

Un médecin pour 25.000 habitants

– Comment les secours ont-ils été organisés ?

– De façon très inégale, mais trop souvent avec une extrême lenteur, surtout dans les villages arabes.

Quinze jours après le séisme, un haut fonctionnaire qui nous a reçus à la préfecture nous a dit, désabusé : « On ramène encore des blesses ». Quant aux morts, ils n’étaient pas tous retirés des ruines.

A Beni Rached, l’épicentre du séisme, où l’on déplore un mort sur dix habitants, l’évacuation des blessés n’a commencé que quatre jours après la catastrophe.

On peut dire que de nombreux blessés, en ce point et ailleurs, sont morts faute de secours assez rapides.

– A quoi peut-on attribuer ces lenteurs ?

– Il y a des causes multiples. D’abord, le mauvais état des voies de communication. La plupart des douars sont très mal desservis. Le réseau routier est conçu plus pour faciliter la colonisation que pour les besoins de la population autochtone.

Ensuite, il faut souligner le nombre dérisoire de médecins et d’aides médicaux. Dans l’arrondissement d’Orléansville, pour 290.000 habitants (dont 9.000 Européens), l’on compte seulement 25 médecins, 3 sages-femmes, 2 dentistes et 9 pharmaciens, établis dans les centres principaux. Un élément de comparaison : dans le département de la Corrèze, pour la même population, il y a 161 médecins.

A Hanoteaux, l’administrateur nous a dit :

Dans notre région, il y a un médecin pour 25.000 habitants. C’est beaucoup mieux qu’au Nigeria où l’on compte seulement un médecin pour 50.000 habitants.

Je trouve que, malgré tout, il n’y a pas de quoi être très fiers, si l’on sait que les statistiques indiquent pour la France métropolitaine, un médecin pour 1.150 habitants.

Quel que soit le dévouement du corps médical – et il a été admirable – l’insuffisance ses moyens techniques, le nombre trop faible de lits d’hôpitaux (les blessés devaient être envoyés à Alger, à 250 kms) expliquent ce fait inadmissible que 15 jours après le drame, certains secteurs n’étaient pas déblayés.

Enfin, signalons que l’armée, qui déploie facilement des forces considérables lorsqu’il s’agit de la répression, a été fort peu employée en l’occurrence. Les mesures d’organisation qui s’imposaient n’ont pas été prises avec l’énergie et l’humanité nécessaires.

« L’administration s’est complètement liquéfiée » nous a déclaré un fonctionnaire.

Un autre fléau : le racisme

Avez-vous constaté l’existence de racisme ?

– Après une catastrophe qui, évidemment, a frappé sans distinction d’origines, musulmans, juifs, européens, il est certain que le racisme s’est ajouté au fléau naturel pour tout une partie de la population.

Avant même le tremblement de terre, la misère était immense dans la masse de ces parias que sont les travailleurs algériens et leurs familles.

Nous avons été stupéfaits par la maigreur des enfants, qui ne mangent pas à leur faim, et qui ne reçoivent pas les soins indispensables. On s’étonne même que la mortalité ne soit pas plus grande, dans des conditions pareilles.

Dans les villages, nous n’avons pas rencontré un enfant ou un adulte dont les vêtements ne soient déchirés ou rapiécés.

Parmi les représentants de l’administration, règne trop souvent un état d’esprit raciste. Dire que « ces gens-là (les indigènes) doivent être menés à la trique », c’est pour eux un lieu commun.

Un incident montre bien l’esprit des hautes sphères administratives. Le gouverneur Léonard s’est indigné publiquement que des malades et des blessés, qui n’étaient pas victimes du séisme, aient « resquillé » pour se faire hospitaliser. C’est la preuve que l’on n’avait rien fait, avant la catastrophe, pour apporter les soins médicaux les plus nécessaires.

La répartition même des secours témoigne d’un singulier mépris des besoins de la population.

Par exemple, on a promis 20.000 francs par famille pour la reconstruction, ce qui est dérisoire. Et pourtant, on n’accorde dans l’immédiat que 10.000 francs.

Alors que 30 perches au moins sont nécessaires pour la fabrication d’un « gourbi », il n’en est remis que 10.

La solidarité

– Comment réagit la population ?

– Les masses musulmanes ne sont pas résignées, bien au contraire. Elles font preuve d’un grand courage et d’une remarquable dignité. Elles revendiquent le respect de leurs droits, elles réclament justice.

Par exemple, lorsque, dans un village des environs de Carnot, les autorités ont voulu distribuer deux kilos de semoule par famille, les sinistrés, qui manquaient totalement de vivres, ont refusé une aumône aussi ridicule.

Quand M. Mitterrand est venu à Orléansville, la foule a manifesté énergiquement, pour exiger des vivres et des tentes.

Enfin, le peuple algérien a été très touché par la solidarité internationale, et surtout par la prompte réaction du peuple français.

Nous avons été partout accueillis avec une chaleureuse affection qui nous a profondément émus : on sait là-bas, on comprend chaque jour mieux, que le peuple français n’est pas raciste et qu’il réprouve les discriminations, les odieuses brimades poursuivies contre le peuple algérien.

– Votre conclusion ?

– Elle tient en peu de mots. Il faut faire plus encore, beaucoup plus, pour aider les sinistrés d’Orléansville. Il faut envoyer d’énormes quantités de vivres, de vêtements, de médicaments. C’est actuellement le moyen le plus efficace, pour les antiracistes, d’exprimer leurs sentiments de fraternelle solidarité au peuple algérien dans le malheur.

Ce sera aussi la nôtre.

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