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Vladimir Nechtschein : Romans et réalités de l’Afrique du Nord

Article de Vladimir Nechtschein dit Victor Leduc paru dans La Nouvelle Critique, n° 72, février 1956, p. 12-18

« Mes amis, je suis triste… »

C’est ainsi que M. Robert Kemp commençait un feuilleton consacré à un certain nombre de romans récents écrits en français par des écrivains d’Afrique du Nord.

Triste, M. Robert Kemp l’est parce que, tenez-vous bien, ces jeunes écrivains

« ne rappellent que rarement nos bienfaits alors qu’ils insistent pesamment sur nos erreurs » ;

parce que

« les allusions qu’on peut relever à notre action civilisatrice puent la rancœur au lieu d’embaumer la joie ».

Et M. Robert Kemp pleure :

« Ils ne nous tendent pas la main… »

M. Robert Kemp est fâché par tant d’injustice :

« Ils sont déprimants, irritants, malfaisants… »

Que disent donc ces jeunes écrivains qui ont fait tant de peine à M. Robert Kemp ? Ils disent la misère infinie de leur peuple spolié, asservi, supplicié. Ils dressent un acte d’accusation implacable contre l’impérialisme français. Et surtout, ils témoignent de l’existence de nations nouvelles, dont le colonialisme a pu retarder pendant plus d’un siècle la formation, mais dont il n’a pu tuer les germes qui se développent aujourd’hui avec impétuosité. Ces livres se situent, certes, à des niveaux différents de conscience, ils révèlent une vision plus ou moins large et précise des problèmes réels et des solutions nécessaires, mais ils apportent tous un témoignage précieux, irremplaçable, et M. Robert Kemp a eu raison de les associer dans son refus, car ils refusent tous les « bienfaits » de « notre action civilisatrice ».

Driss Chaïbi, dans Les Boucs (1) ne traite qu’une question : les Algériens en France. Sa technique est déroutante. Son livre a des aspects troubles. Mais quelle acuité, quelle vigueur dans la dénonciation !

« Pas un sens critique ne les eût distingués l’un de l’autre, la vie les avait rendus prisonniers de leur hargne et égaux en misère. Jadis ils avaient un nom, un récépissé de carte d’identité, une carte de chômage, une personnalité, une contingence, un semblant d’espoir. Maintenant, c’étaient les « Boucs ». Pas une prison, pas un asile, pas une Croix-Rouge n’en voulaient… »

Tout ce qui a trait à la vie du groupe, dans quelque terrain vague de banlieue, est d’une extraordinaire intensité. La misère inouïe de ces hommes, leur solitude totale, mais aussi leur solidarité exemplaire et leur fidélité aux frères d’Afrique, qui s’exprime dans l’observance des rites séculaires et symboliques :

« la grive avait chanté dès l’aube — et c’est alors qu’ils avaient su que c’était le printemps… et ils jaillissaient de leur cube de tôle oxydée, se dévêtaient, se lavaient à grande eau, se rhabillaient, riant, braillant, avec de grands gestes comme si l’espace tout entier était à eux — et tout le vaste avenir, et toute la vie pleine et ardente ».

300.000 Nord-Africains en France, 300.000 parias, volés au départ, grugés à l’arrivée, parqués en d’infâmes taudis où ils se retrouvent,

« entre arabes, nus les uns pour les autres, avec leur faim atroce de la vie — et cette nostalgie de la terre africaine dont ils ne parlaient pas, mais qui les animait tous : noire et déferlante comme un raz de marée ».

Oui, on peut reprocher à Driss Chraïbi d’avoir compliqué son roman d’un personnage à prétentions métaphysiques, Waldick, et par là d’en avoir quelque peu affaibli la portée. Mais on n’oubliera pas les descriptions des Boucs, violentes comme des cris, chargées d’une haine mille fois justifiée et qu’il faudrait seulement orienter de façon plus lucide contre les vrais responsables du racisme et de l’exploitation ignobles dont souffrent les travailleurs Nord-Africains en France.

Mendiants et orgueilleux (2) d’Albert Cossery, ont droit eux aussi à l’indignation pleurarde de Monsieur Robert Kemp. Pourtant Albert Cossery ne menace que très indirectement la quiétude des Robert Kemp. Il est vrai qu’il ne dresse pas non plus un tableau flatteur de la civilisation occidentale telle qu’elle se manifeste en Afrique du Nord. Un peuple misérable, dominé par une bande de voleurs sans vergogne, des fonctionnaires stupides ou corrompus, le règne du mensonge officiel et la contagion de l’angoisse… Le héros du livre, Gohar, a compris que l’angoisse

« n’était pas une fatalité inhérente à la condition humaine, mais qu’elle était provoquée par une volonté délibérée, la volonté de certaines puissances qui avaient toujours combattu la clarté et la raison, car elles ne pouvaient prospérer que dans l’obscurantisme et le chaos ».

Pour échapper à l’angoisse et à la complicité, Gohar quitte l’Université où il professait et son appartement bourgeois de la ville européenne. Il se fait mendiant, vit sur un tas de vieux journaux, qu’il se garde de lire, et enseigne à quelques amis la sagesse suprême :

« Qu’ils deviennent tous mendiants. Ne suis-je pas moi-même un mendiant ? Quand nous aurons un pays où le peuple sera uniquement composé de mendiants, tu verras alors ce que deviendra cette superbe domination ».

Finalement, un officier de police pédéraste, chargé d’arrêter Gohar pour le meurtre d’une prostituée, se convertira lui aussi à la doctrine de la « non-coopération »… Malgré sa valeur de dénonciation et le grand talent de Cossery, ce livre, dont les personnages sont bien vivants, confronté aux problèmes qu’il a posés, reste un divertissement.

Albert Memmi, dans Agar (3), se limite à un drame à deux personnages. Un Juif tunisien épouse une Française de l’Est et l’emmène à Tunis. En peu de temps, la vie du couple sera brisée :

« Il fallut bien admettre l’évidence : Marie ne pouvait pas faire partie des miens. Et ils ne pouvaient pas plus l’accepter qu’elle les accepter. »

Le drame est celui des préjugés raciaux, plus forts que l’amour. En réalité, il est le drame du colonialisme. Ni l’un ni l’autre des héros ne sont croyants, mais la loi de l’occupant les oblige à se soumettre au mariage religieux et à tous les rites consacrés.

« Ah ! On a bien respecté les institutions des pays coloniaux ! On les a si bien respectés qu’elles en sont momifiés ! C’est là une des meilleures trouvailles du colonialisme pour stopper l’évolution des pays dépendants ! »

L’union de l’homme et de la femme ne peut résister aux forces opposées qui les écartent violemment l’un de l’autre :

« Je crois qu’il vaut mieux nous séparer. Pour toi comme pour moi. Nous finirions par nous détruire l’un l’autre. »

L’art d’Albert Memmi atteint dans Agar à une très grande puissance par l’évocation de tout l’arrière-plan social et politique de la tragédie individuelle.

Avec Le Sommeil du juste de Mouloud Mammeri (4), nous entrons dans l’ère de la Résistance algérienne. Le chemin est long qui conduira le jeune Arezki — normalien, tout pénétré de culture française et qui, dans l’ivresse de sa libération intellectuelle, abandonne les siens — à la prison avec toute sa famille, avec « les frères du parti ». Mais d’abord, il y a dans Le Sommeil du juste la vie d’un village algérien, avec ses paysans accablés d’impôts, grevés d’hypothèques, et les exactions des caïds, instruments du tout puissant « Komisar ». Le père d’Arezki s’est vu retirer toutes les cartes d’alimentation de la famille :

« — Comment mangerons-nous ? » dit-il. Il vit rire le Komisar, puis le cavalier traduisit : — « L’administrateur te dit d’aller demander du pain au chef national du parti. » Le père ne comprit pas ce que ces mots voulaient dire. « — Je suis pauvre, dit-il, et ma famille est nombreuse ». « — Mangez moins ou faites moins d’enfants ».

Tel est le ton.

Il a fallu l’expérience de la guerre à Arezki, devenu aspirant, pour apercevoir la réalité que la fumée d’une philosophie idéaliste lui avait cachée :

« Pendant trois ans, vous nous avez parlé de l’homme, écrit-il à son maître de l’Ecole Normale. J’y ai cru — j’ose à peine vous le rappeler sans confusion — avec quelle ferveur… mieux que quiconque, vous le savez. Quelle n’a pas été ma stupeur de découvrir chaque jour plus irréfutablement que l’homme n’existait pas, que ce qui existait, c’étaient les Imann et les autres. »

Il se sait classé, parqué ; membre d’un clan « inférieur ». Quelques expériences parisiennes achèveront de lui ouvrir les yeux. Il décide de rentrer et a ce court dialogue avec un vieux compagnon de guerre :

« Alors tu rentres en Algérie ? — Oui. — Gare à la prison ».

C’est la prison qui l’attend, en effet : il est arrêté, pour un crime qu’il n’a pas commis, parce que, le jour même, la police a procédé à une rafle de tous « les frères du parti » réunis près du village.

Si le thème de la Résistance ne se dégage que lentement chez Mouloud Mammeri, il est au cœur de la plupart des nouvelles de Mohammed Dib « Terres interdites » met en scène les militants de la cause nationale algérienne. L’un d’eux, Sadak, massacré par les policiers est porté dans la maison d’un paysan :

« On pourrait me dire que je vais mourir. Pourtant nous sommes forts. »

Il sembla en appeler à des présences invisibles.

« Notre peuple est bon ».

Et ses dernières paroles devant le village assemblé :

« Cette terre leur a semblé bonne ? Ils nous en ont dépouillés ? Mais le genre humain s’éveille. Il ouvre les yeux… Ils croient jouer au plus fort. Mais ils finiront par gagner la nuit du tombeau. »

La flamme du combat, la certitude de la victoire animent les courtes nouvelles de Mohammed Dib (5) :

« Chaque fois que la nuit tombe, dit l’un des vieux paysans, le pays devient nôtre… Il nous revient. »

Dans « Le Compagnon », un vieil homme, Djeha, se trouve soudain happé dans une rafle :

« les assassins fonçaient, avec les casques de fer qui les coiffaient jusqu’aux oreilles » ;

ce sont les insultes, les coups, la prison. Son compagnon meurt, le crâne fracassé. Djeha est libéré, il faut de la place dans les prisons, parce que des combattants se sont levés pour défendre leur terre :

« Un sentiment de force inouïe et comme un chant terrible envahirent son âme. Nos frères, là-bas, ont-ils fini par prendre les armes contre la vermine qui nous a mangé l’intérieur de l’œil ? Mais que croyez-vous qu’il arrivera dorénavant ? Chaque jour verra de nouveaux combattants les rejoindre ! »

Il est frappant de voir dans ces romans se préciser avec toujours plus de force, et comme en un crescendo, la revendication de l’indépendance et le chemin de la lutte armée, de la lutte de masse contre l’impérialisme français et contre ses représentants locaux. Le « fait national algérien », en particulier, est ici incontestablement présent : la vérité s’en impose à tout lecteur. Le slogan colonialiste : « L’Algérie, c’est la France », s’effondre lamentablement devant de tels témoignages. Certes, nombreux sont les intellectuels nord-africains qui ont eu à se déprendre des mirages de l’assimilation ou à combattre en eux-mêmes les pièges d’un certain humanisme abstrait. Mais leur peuple leur a montré la voie. Il n’est pas étonnant que la prise de conscience des réalités nationales nord-africaines s’exprime souvent sous la forme d’une rupture avec une idéologie trompeuse venue de l’Occident et d’un retour aux traditions religieuses séculaires. Mais il ne faut pas s’y tromper : il s’agit d’autre chose que d’un mouvement religieux (comme aimeraient à nous le faire croire les colonialistes). Déjà apparaît, dans les derniers romans, comme dans le conte de Mohammed Dib, « L’Héritier enchanté », la critique de l’exploitation de l’idéologie religieuse traditionnelle par les riches amis des colons ;

« La soumission, disait Si Adir, … c’est l’idée dont chacun doit se pénétrer avant aucune autre. Je ne crains pas d’affirmer que cette idée est de Dieu, et pour ainsi dire sa plus forte expression auprès des hommes… »

Avec la soumission à l’impérialisme disparaît la soumission à ses complices et à ses auxiliaires les plus divers. A l’horizon du grand mouvement de libération nationale qui balaie l’Afrique du Nord, se profile un mouvement d’émancipation sociale.

Ce sentiment est pleinement confirmé par la remarquable étude de Colette et Francis Jeanson, L’Algérie hors la loi (6), qui fournit une transition toute naturelle du roman à la vie, d’une littérature de dénonciation dont se dégage de plus en plus nettement le contenu national et progressiste à une réalité d’oppression et de misère d’où surgit l’irrésistible marche en avant de tout un peuple.

On y trouve d’abord l’histoire de la conquête de l’Algérie, pages de honte au bilan de la bourgeoisie française. Quand Charles X décide l’expédition de février 1830, l’Algérie était un Etat, bien délimité, souverain, ayant une vie nationale et internationale reconnue depuis longtemps par de nombreux pays, et par la France en particulier. Colette et Francis Jeanson rappellent les combats héroïques des Algériens, les révoltes qui se poursuivent jusqu’en 1871, où se soulèvent 150.000 Kabyles en armes « qui avaient au cœur l’espoir de reconquérir leur indépendance ». Nous assistons ensuite aux vicissitudes de la politique coloniale. Ni « l’assimilation » ni le « statut » ne pouvaient empêcher la croissance du mouvement national algérien, sur le fond d’une situation économique et sociale qui aboutit à imposer de façon permanente à des millions d’êtres humains la détresse et l’humiliation. L’Algérie hors la loi comporte une documentation minutieuse sur tous ces problèmes et retrace avec précision les événements qui mènent droit à l’insurrection du 1er novembre 1954 et ceux qui suivent. Sur le néo-colonialisme des Chevallier et Blachette comme sur le comportement de Soustelle, C. et F. Jeanson apportent bien des éclaircissements utiles. Pourquoi faut-il que, dans leur étude des mouvements nationaux, ils fassent preuve de partialité et même de dénigrement à l’encontre du Parti communiste algérien ? Ils devraient pour le moins observer, puisqu’ils en parlent avec tant de sympathie, cette grande loi de l’union qui s’impose à tous les combattants de la cause algérienne, comme elle s’impose à tous les Français qui veulent mettre un terme à la guerre d’Algérie.

Comment ne pas approuver cet appel, adressé par le Front de Libération nationale, aux jeunes Français du contingent :

« On a pu vous dire que vous avez à défendre les intérêts de la France. Cela est un mensonge. Car seuls les intérêts de quelques féodaux qui nous exploitent et nous oppriment scandaleusement sont ici en cause. Il est facile de comprendre que les intérêts véritables de la France résident non dans le maintien du régime de domination… mais dans l’amitié et la libre coopération entre nos peuples également souverains. »

Pas de faux-fuyants ! Pas de misérables subterfuges comme « la personnalité algérienne » ou la « communauté franco-musulmane », qui ne dissimulent même pas le recul devant ceux qui oppriment et qui exploitent en Algérie comme en France !

C’est en respectant scrupuleusement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’on peut espérer créer entre eux les « liens indissolubles » si chers à Guy Mollet. Au contraire, proclamer unilatéralement ces liens indissolubles, c’est s’incliner devant les grands seigneurs de la colonisation, c’est prolonger l’oppression sous quelque forme qu’on l’organise, c’est encourager de nouvelles atteintes à la liberté de son propre peuple.

On ne devrait pas avoir à rappeler ces vérités élémentaires à des gens qui se réclament de la tradition socialiste.

La situation se développe de telle façon que toute concession au colonialisme accroît la menace du fascisme intérieur.

Ce n’est pas seulement la fidélité à la cause de l’internationalisme prolétarien qui nous commande de tout faire pour le triomphe des droits du peuple algérien contre les soutiens avoués ou honteux de l’impérialisme français, c’est aussi la volonté, affirmée par plus de onze millions d’électeurs, d’en finir avec la guerre d’Algérie pour sauvegarder l’avenir de la démocratie et de la France.

Victor LEDUC.


(1) Denoël édit.

(2) Julliard édit.

(3) Corrêa édit.

(4) Plon édit.

(5) Au Café, Gallimard édit.

(6) Editions du Seuil.

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