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Littératures algériennes

Textes de Mohammed El-Gharbi et de Michel Parfenov parus dans La Nouvelle Critique, 11e année, n° 103, février 1959, p. 132-143

Nous présentons sous le même titre deux textes. Le premier est constitué d’importants extraits de l’intervention prononcée par Mohammed el-Gharbi, délégué algérien à la Conférence des écrivains d’Asie et d’Afrique de Tachkent. Le second, de Michel Parfenov, constitue une « esquisse d’une description critique de la littérature algérienne de langue française ». Le lecteur s’étonnera-t-il de l’optique différente des auteurs ?

Le premier combat pour le développement d’une culture nationale algérienne dont la langue arabe est le moyen d’expression de masse, le second approuve le combat du premier et dit en même temps ce que la littérature algérienne de langue française apporte aujourd’hui au lecteur français pour la compréhension du combat du peuple algérien. D’où la différence d’accent. L’important est que leur conclusion est identique ; « La culture arabe retrouvera tout son épanouissement, tout son rayonnement lorsque la langue maternelle des populations algériennes retrouvera toute sa place de langue nationale et qu’elle sera enseignée à tous les degrés. Une telle réalisation n’est possible que dans une Algérie indépendante » (Mohammed el-Gharbi). « La langue française n’a d’avenir en Algérie que lavée de l’« hypothèque impériale (…) Entre le colonialisme et la France il faut choisir, car les deux termes s’excluent l’un l’autre » (Michel Parfenov). Quelle place sera celle de la langue française dans l’Algérie indépendante de demain ? Nul ne peut aujourd’hui le dire. Ce qui est assuré c’est que la poursuite de la guerre menace essentiellement son avenir.

Les problèmes posés par l’existence d’une langue nationale et de la langue imposée par les colonisateurs sont parfois complexes. Bien que les problèmes soient différents s’agissant de l’Inde — il existe en Inde de nombreuses langues régionales — nous renvoyons les lecteurs que ces problèmes préoccupent à une intéressante étude de A. Ghosh, secrétaire général du Parti communiste indien, publiée dans le n° 7 (mai-juin 1950) de Recherches internationales, sous le titre « La politique linguistique de l’Inde ».


INDEPENDANCE ET CULTURE.

(…) La culture, besoin naturel de tout individu a été honorée en tous temps et sous toutes les latitudes. Dans tous les pays, des monuments, des temples ont été érigés à la gloire de la science, chaque peuple lui accorde une place de tout premier ordre, que ce soit sous les régimes monarchiques où les rois distribuaient des bourses à pleines mains ou bien dans les pays de démocratie où une grosse partie du budget est réservée à l’éducation nationale.

Les pays arabes et musulmans, eux aussi, lui ont réservé une place de choix, ce qui leur a permis de donner au monde cette civilisation brillante à laquelle l’humanité d’aujourd’hui doit un tribut de reconnaissance et ce, quoi qu’en pensent certains écrivains comme Louis Bertrand qui appelait « pourriture arabe » la civilisation de nos ancêtres.

(…) Eugène Combes déclarait, il y a plus de cent ans, devant le Sénat français :

« En 1850, l’instruction était moins arriérée que ne l’admettaient les pouvoirs publics français en Algérie. On comptait plus de 2 mille écoles primaires, secondaires et supérieures sur le territoire de la Régence. Des maîtres compétents instruisaient une jeunesse vigoureuse et pleine d’ardeur pour les études ».

De son côté, Poulard écrit dans son livre L’Enseignement des indigènes d’Algérie :

« Aux XIVe et XVe siècles, l’Algérie possédait des centres intellectuels brillants : philosophie, littérature, sciences, médecine, astronomie étaient enseignées par des maîtres éminents. »

L’arrivée des Français jeta une perturbation profonde dans ce monde de penseurs et de lettrés. La plupart des chaires furent abandonnées par les savants qui les occupaient. Les disciples se dispersèrent. En plus de ces écoles, les Mosquées, qu’on dénombrait par milliers, dispensaient un enseignement en langue arabe en même temps qu’une instruction juridique.

Contrairement à la légende du colonisateur, l’engouement pour la
culture existait en Algérie comme dans tous les pays arabes. Ce fait
rapporté par le général Paul Azan suffirait à vous édifier : l’Emir
Abd-El-Kader qui fut un grand poète et un combattant illustre, contraint lors d’une retraite d’abandonner ses objets personnels refit, la nuit venue, le chemin de son repli et s’arrêta souvent, pour se pencher, les larmes
aux yeux, sur les pages déchirées des milliers de livres de sa bibliothèque, détruits, calcinés, jetés aux quatre vents par ceux à qui étaient venus occuper l’Algérie.

Dès le début de la conquête, il y eut chez les nouveaux occupants deux courants d’opinion, l’un favorable et l’autre hostile à l’enseignement des Algériens. Cette dernière tendance l’emporta ; la motion votée par le Congrès des colons est, à ce sujet, significative :

« Considérant que l’instruction des Algériens fait courir à l’Algérie un véritable péril tant au point de vue économique qu’au point de vue peuplement français, émet le vœu que l’enseignement primaire des Algériens soit supprimé ».

Certains cependant continuèrent de soutenir la première tendance, non point dans l’intérêt des Algériens, mais parce qu’ils pensaient que les écoles françaises étaient le meilleur moyen de dépouiller le peuple algérien de sa personnalité et d’exercer sur lui une influence beaucoup plus profonde que celle qu’on pourrait exercer sur lui par la seule force. Et à ce propos, le directeur de l’Ecole normale d’Alger écrivait :

« Ce n’est pas par générosité que l’université veut répandre l’enseignement en Kabylie, mais disons-le bien haut, dans l’intérêt de la France ; ce seul intérêt, toujours présent à notre esprit, a donné à notre enseignement son caractère, à nos maîtres leurs méthodes et procédés, à nos programmes leurs formes actuelles. Il importe encore que les Algériens aient de notre Patrie l’idée la plus élevée et la plus pure ; nous donnerons donc à nos élèves, par les leçons appropriées à leur âge et à leur degré de culture, des notions sur la grandeur de la France, sur sa force militaire, sur sa richesse. Notre situation serait bien plus solide si les Algériens en arrivaient à penser : « Les Français sont forts et généreux. Ce sont les meilleurs maîtres que nous puissions avoir ». L’école indigène dans sa forme actuelle, par sa double action bienfaisante, n’est pas seulement un instrument de rénovation morale ; elle est surtout un instrument d’autorité et un moyen d’influence, — elle fera de nos sujets des membres très utiles à la colonie et de fidèles serviteurs de la France ».

Toute la politique suivie par la France en Algérie depuis 128 ans se trouve définie dans cette brève citation.

Telles sont les intentions dans lesquelles l’enseignement des Algériens a été conçu et organisé. Il ne s’agissait pas de développer une culture, de « civiliser », mais de domestiquer, d’enlever à l’Algérien toute originalité pour en faire un « fidèle serviteur ». La langue maternelle des populations ayant été déclarée langue étrangère, la voie était largement ouverte à une vaste entreprise de déculturation et de dépersonnalisation de tout un peuple.

Est-il étonnant, dès lors, que dans un pays de vieille civilisation arabe, le monde ne connaisse de ses écrivains que ceux d’expression française ? Simone Weil disait avec raison :

« Des gens à qui l’on enlève leur culture, ou bien restent sans culture, ou bien reçoivent des bribes de celles qu’on veut bien leur communiquer ».

La colonisation a dans une certaine mesure, et en partie seulement, atteint son objectif. Les écrivains algériens de ce que l’on nomme en France, l’Ecole littéraire Nord-Africaine, sont, hormis Mohammed Dib et quelques rares autres, coupés de leur peuple et réagissent timidement devant la sanglante réalité quotidienne. Il s’agit souvent de petits-bourgeois ayant reçu une éducation spécifiquement française, antipopulaire, antinationale et qui a fait d’eux des hommes partagés entre la fidélité à une culture et la fidélité à une Patrie martyre. Ils ont pour la plupart choisi la première solution qui ne comporte aucun risque.

Le peuple algérien n’est cependant pas demeuré les bras croisés et a réagi devant cette vaste entreprise de dépersonnalisation et de désagrégation.

Dès le lendemain de la première guerre, se relevant lentement de l’état de misère morale dans lequel il a été jeté, il entreprit de faire revivre sa culture et sa langue. A la fois pour pallier l’extrême insuffisance des écoles françaises et pour se donner une instruction nationale, c’est-à-dire strictement algérienne, mais puisant sa source dans le patrimoine commun arabe et islamique, il a, au prix des plus sévères privations, créé un enseignement non-officiel dont les medersas couvraient tout le territoire national. Il dut engager une véritable lutte d’usure avec l’Administration française qui entravait par tous les moyens le développement de cet enseignement. Cependant, à la veille de notre Révolution nationale, ces écoles, financées par les deniers du peuple, dispensaient notre culture à plus de 40.000 garçons et fillettes. Aujourd’hui, est-il utile de signaler que l’occupant militaire a fermé toutes ces medersas quand il ne les a pas transformées en casernes ?

Et ce sont précisément les promotions d’étudiants sortis de ces medersas et qui sont allés achever leurs études dans les universités de Tunis, de Fès ou du Caire qui, en pleine possession de la langue de leur pays et en communion de pensée avec leur peuple, sont devenus les fervents défenseurs de notre langue nationale en même temps que les chantres de l’Algérie opprimée. Ils sont dans toute l’acception du mot ce qu’on a coutume d’appeler des écrivains nationaux. Les Algériens n’oublieront jamais des hommes comme le Cheikh Belahed, le cheikh Benhadia, le cheikh Mohammed Laid, Moufdi Zakaria, Ridha Houhou, et tant d’autres, parce qu’ils savent le rôle qu’ils ont joué dans le mouvement de libération nationale, avant et après le déclenchement de la révolution de novembre 1954. Ils sont à ce titre des précurseurs, et les colonialistes ne pardonnent pas de telles attitudes intellectuelles. C’est ainsi que Moufdi Zakaria, poète connu et aimé et qui est, entre autres, l’auteur de notre hymne national se trouve présentement incarcéré à la prison de Barberousse, et que Ridha Houhou fut assassiné il y a déjà plus de trois ans.

(…) La culture arabe retrouvera tout son épanouissement, tout son rayonnement lorsque la langue maternelle des populations algériennes retrouvera toute sa place comme langue nationale et qu’elle sera enseignée à tous les degrés. Une telle réalisation n’est possible que dans une Algérie indépendante. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles le peuple algérien unanime a décidé de forcer le destin.

(…) Dans cet ordre nouveau dont il faut bâter l’avènement, les écrivains ont un rôle de première importance à jouer. Toutes les révolutions, toutes les grandes œuvres se font dans l’intérêt de tous et avec la participation de tous. Les écrivains se doivent d’assumer leurs responsabilités ; ils doivent, pour que leurs œuvres soient utiles et pleinement humaines, tirer parti de toutes les expériences, les leurs et les autres ; toutes les autres, c’est-à-dire celles de leurs peuples. Aussi, leurs écrits, pour s’inscrire dans le sens du réel et de l’histoire, doivent témoigner contre le racisme colonial, contre la misère que le colonialisme sème, contre le sang qu’il a répandu et qu’il continue de répandre. Le silence, dit-on, est aussi une opinion. Dans le cas qui nous préoccupe, le silence est une approbation. II est indigne d’un écrivain, d’un poète, en un mot d’un intellectuel véritable, d’hésiter à prendre position sur des problèmes essentiels, de rester indifférent à tout ce qui se construit ou se détruit autour de lui ; ce qui équivaut à servir l’erreur et l’injustice. Cette attitude est, le plus souvent, celle adoptée par la grande majorité des écrivains du monde dit libre qui se complaisent dans un académisme stérile ou dans un conformisme complice, tel le Français Thierry Maulnier qui passe le plus clair de son temps à faire l’éloge du mépris et l’apologie de la torture. El puisque j’en suis là, je dirai quelques mots de l’esprit qui doit présider aux relations entre lés peuples de l’Occident et ceux des pays d’Afrique et d’Asie. L’amour de ces derniers pour la Paix n’a d’égal que leur farouche et inébranlable volonté de vivre libres, indépendants et en bonne entente avec tous les autres peuples. Mais le colonisateur hollandais, anglais ou français, c’est-à-dire l’oppresseur en général, doit réapprendre à aimer l’homme, n’importe quel homme, l’Algérien de chez Renault ou le docker noir du port de Marseille. Il doit, pour ce faire, dépasser certains mythes et se départir de cette mentalité de petit blanc qui lui lait croire qu’il est le Dieu lait homme. Les écrivains algériens pour leur part, résolument attachés aux principes de Bandoeng, ne sont pas de ceux qui ont cessé de croire aux valeurs spirituelles et à la vocation humaine. Mais le colonisateur, pour ce qui le concerne, pourra-t-il un jour retrouver la foi première qu’il avait en l’humanité et qui lui permettrait de redevenir l’homme authentique ? C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que nous pourrons établir avec lui, sur des bases nouvelles, des relations nouvelles d’où la haine et la violence seront à tout jamais bannies.

MOHAMMED EL-GHARBI.


ESQUISSE D’UNE DESCRIPTION CRITIQUE DE LA LITTERATURE ALGERIENNE DE LANGUE FRANÇAISE

« Pendant plus d’un siècle, on a haussé le niveau de vie, les connaissances, l’état sanitaire des compatriotes de M. Dib. On leur a appris à écrire. Et ils se servent de leur plume pour le pire. J’ai déjà dit que cette sorte de roman — il y a des exceptions par bonheur — m’est abominable (…). Publications néfastes. C’est ici qu’est l’hypocrisie dans ces produits unilatéraux de la haine » (1).

C’est ce qu’écrivait M. Kemp rendant compte de Au Café de Mohammed Dib.

Méchante critique mais dont l’intérêt est de situer ce que Mohammed Abdelli a appelé « La Nouvelle Littérature Algérienne », caractérisée par le fait qu’elle est d’expression française. Et ce n’est pas une caractéristique mineure, puisque la langue française est venue germer sur cette terre arabe collée aux bottes des colons.

I

En 1958, sur deux millions d’enfants scolarisables, deux cent mille à peine pouvaient aller à l’école française ; quarante mille seulement pouvaient bénéficier de l’enseignement arabe des medersas (2) et des oulémas (3) qui, depuis la « Révolution » algérienne sont devenues des casernes quand elles n’ont pas été détruites. Avant la conquête de l’Algérie, plus grande était la proportion des petits Algériens qui recevaient un enseignement dans leur langue maternelle. On comprend alors que l’image d’Abd-El-Kader, général, philosophe, lettré, revenant la nuit pour chercher ses livres et ramassant, les larmes aux yeux, les feuilles éparpillés des livres déchirés de sa bibliothèque détruite par les mercenaires français, soit bien plus pour les Algériens qu’une image d’Epinal. Jamais on ne dira assez que l’analphabétisme est pour l’Algérien, le fruit de la colonisation, et le refus d’enseigner la langue arabe un crime majeur, crime lucide, qui vise à briser l’âme du peuple algérien.

Peut-on dire que « ces rives méditerranéennes habituées aux souffles altiers de l’esprit, sur lesquelles ont fleuri l’humanité de Térence, la profondeur d’Augustin, le génie d’Hannibal, la paix d’Abdelmoumen et la lumière d’Ibn Kaldoun… » (4) renaissent ? Disons que pour le lecteur français elles commencent seulement à affleurer. En 1952 paraissaient La Colline oubliée (5) de Mouloud Mammeri, La grande Maison (6) de Mohammed Dib, Le fils du Pauvre (7) de Mouloud Feraoun, suivi en 1953 de La terre et le sang.

Avant ces travaux, quelques écrits dus à des musulmans algériens ont
paru, sous forme de nouvelles.

« Ils portaient tous plus ou moins une faute grave : ils étaient fortement entachés d’un certain complexe d’infériorité ; ils s’ingéniaient surtout à remuer la sensibilité du lecteur pour en tirer de la pitié ou de la commisération. » (8)

Par ailleurs, les œuvres de langue arabe de Noui Ouat, de Ridha Houhou, de Moufdi Zakaria sont importantes. Noui Ouat, poète élégiaque que les lecteurs de El Basayer (9) connaissent bien, Ridha Houhou connu pour L’Ane du sage, et Zakaria, poète estimé, auteur de ces vers :

De nos montagnes s’élève

La voix des hommes libres

Qui nous appelle à l’Indépendance

Indépendance de notre Patrie… (10)

que tous les Algériens savent chanter.

Les œuvres de ces auteurs auront un grand rôle à jouer quand la culture arabe renaîtra en Algérie.

La Nouvelle Littérature Algérienne est née en 1952 ; on peut se demander pourquoi. Les œuvres de Mammeri, de Dib, de Yacine nous répondent. La Colline oubliée, la trilogie de Dib, La grande Maison, L’Incendie, le Métier à tisser, Nedjma (11) ont pour dénominateur commun d’être situés pendant la guerre de 1939-1945.

La guerre de 1939-1945, par son caractère de lutte de libération a eu une grande importance pour tous les pays coloniaux qui y participèrent, et en particulier pour l’Algérie. De cette guerre où les Algériens s’étaient battus pour la liberté, la démocratie, on espérait beau coup. La répression du Constantinois et ce qui suivit brisa ces espoirs.

« Dès lors, écrit M. Abdelli (12), il y eut comme un repli sur soi. Et ce ne fut plus de l’extérieur, mais surtout au-dedans, dans la masse de la réalité algérienne qu’il fallut chercher l’ultime ressort capable de se tendre et de briser des formes du passé. La Nouvelle Littérature Algérienne porte la marque de cet effort pour saisir dans sa totalité la masse du peuple algérien et lui donner d’elle-même une conscience qu’elle n’avait jamais eue sur le plan de la littérature ».

De ce « repli sur soi » devait naître le sentiment de la personnalité algérienne qui s’épanouira dans une conscience nouvelle.

II

Ce « repli sur soi » donne une peinture peu connue jusqu’alors de la vie et des mœurs, des pensées, des sentiments et des aspirations du peuple algérien. Littérature réaliste, elle évoque les problèmes sociaux brûlants, ceux du mariage, de la famille, mais surtout elle montre la formation d’une conscience nationale.

La deuxième guerre mondiale tient une grande place dans la Nouvelle Littérature Algérienne. C’est un thème constant, aussi constant que celui de la misère, de la faim ou, dans les romans situés à la campagne celui de la stérilité du couple ; mais un thème domine tous les autres : celui du conflit de l’ancien et du nouveau, présent presque partout, même s’il est traité avec plus ou moins de profondeur.

Dans La Colline oubliée de Mouloud Mammeri, un grand espoir naît de la guerre, espoir irraisonné, nuancé d’aucune pensée politique — mais bien vite la réalité l’emporte sur l’espoir : c’est le départ des conscrits, et Mammeri a des accents tragiques pour le décrire ; la misère qui s’installe et qui ronge, le cortège des mendiants, les cadavres sur les routes. (Un docteur ouvrant le cadavre d’un jeune homme trouvé mort sur la route en extrait une botte d’herbe). La misère, la faim sont présentes sans que la guerre en soit la cause : un couple nous la fait découvrir. Deux autres couples évoquent le problème de la stérilité, problème complexe qui peut amener la séparation de deux êtres qui s’aiment. Séparation voulue par la tradition, liée à l’organisation sociale, qui introduit le thème de la lutte de l’ancien et du nouveau. Monde fermé, monde ouvert ; conflit de deux générations, mais où le nouveau s’ouvre sur le néant. Néant d’aspirations, de buts.

Ce thème de l’ancien et du nouveau qui traduit un phénomène social réel, semble bien être né de la guerre, puisque dans l’œuvre de Feraoun La terre et le sang, qui se passe avant la guerre, le thème est absent, tandis qu’il apparaît dans Les chemins qui montent (13) daté d’après guerre.

Dans La terre et le sang la misère et la faim sont fortement décrites. La faim surtout :

« La faim ? Une vieille connaissance ; le procédé est simple : il faut diminuer petit à petit la ration de belloul ou de galette, mélanger beaucoup de son à la farine, faire provision de glands pendant la saison… On peut réussir une galette avec deux tiers de glands et le reste d’orge. Il y a aussi les jeûnes qu’on peut multiplier à loisir, qui plaisent tant au prophète et vous font bien voir des gens pieux ».

Le glissement qui conduit petit à petit à la sous-alimentation est fascinant chez Feraoun. Dans La terre et le sang nous retrouvons aussi le thème de la stérilité. Cependant qu’un thème original apparaît : celui de « l’intégration à l’envers », celle d’une Française. La formation de la conscience nationale est évoquée par deux générations. Si dans La terre et le sang, Amer, un des personnages centraux, a pour seules références la terre et le sang, les références de son fils Amer n’Amer, dans Chemins qui montent, s’élargissent jusqu’à la notion de la patrie algérienne.

Le thème de la lutte de l’ancien et du nouveau, c’est le sujet des Impatients (14) d’Assia Djebar, mais traité dans une perspective féministe qui vérifierait, s’il en était besoin, les analyses présentées par Laclos dans son Education des Femmes.

« Il ne peut y avoir en régime colonial ni saint, ni héros, pas même le modeste talent, que le colonialisme ne libère pas : il contraint, il n’élève pas, il opprime ; il n’exalte pas, il désespère et stérilise ; il ne fait pas communier, il divise, il isole, emmure l’homme dans une solitude sans espoir », écrivait Mammeri (15).

Son œuvre, celles de Feraoun, de Djebar traduisent bien cette pensée. Mais les œuvres de Dib, de Yacine, de Malek Haddad nous montrent des héros qui ont dépassé « la solitude sans espoir » parce qu’ils sont entrés en lutte contre le colonialisme. Parce que, pour eux, l’Algérie indépendante est une réalité qu’il s’agit de construire.

Force nous est de voir les limites de Mammeri, de Djebar et, à certains égards, de Feraoun. Mais il est remarquable aussi de constater que les révoltes individuelles, dans tous ces romans, sont inéluctablement vouées à l’échec. Les auteurs ont-ils senti que la solution des problèmes ainsi évoqués n’est possible que dans une révolution sociale, révolution que seule une Algérie indépendante peut accomplir ?

Si chez Dib, chez Yacine on retrouve les hommes fleuris sous le régime colonial que sont « les combinards, les traficoteurs, les renégats, les élus préfabriqués, les idiots de village, les médiocres, les ambitieux sans envergure, les quémandeurs du bureau de tabac, les indicateurs de police, les maquereaux tristes, les tristes cœurs » il y a place pour les hommes nouveaux. Et le débat de l’ancien et du nouveau s’élève parce que les porteurs du nouveau sont des militants, ou des hommes lucides.

La trilogie de Dib se situe entre 1939 et le débarquement des Américains en Afrique du Nord. Dans La grande Maison, premier volet de la trilogie, la guerre n’est pas espoir mais stupéfaction qui vide les rues de Tlemcen. Et la misère, la faim qui est comme l’ombre de Dar Sbitar et d’Omar le jeune héros de la Trilogie, s’aggravent : c’est le déferlement des mendiants sur Tlemcen, décrit dans le Métier à tisser. Cette misère, ceux qui la subissent en cherchent les causes, luttent contre ceux qui la provoquent. C’est la grève des fellahs dans l’Incendie, dirigée par le militant communiste Hamid Saraj. Cette prise de conscience de la lutte nécessaire contre le colonialisme se situe parallèlement à la formation de la conscience nationale, les deux éléments s’interférant et agissant l’un sur l’autre. Et c’est bien l’Incendie, roman épique, gonflé comme une voile par le souffle lyrique de Dib, qui donne à la trilogie son sens de roman national.

Le thème de la lutte de l’ancien et du nouveau apparaît dans le Métier à tisser, mais le nouveau, c’est l’espoir des hommes qui cherchent les voies de la libération du peuple, de l’Algérie. L’espoir contre la lassitude ; et on sent dans ce dernier volet que l’espoir a pris corps.

La nation algérienne, l’Algérie, c’est le sujet de Nedjma de Kateb Yacine. Ici c’est l’aliénation qui porte témoignage contre le colonialisme. Aliénation de l’Algérie, de l’Algérien, de la liberté. Le roman c’est la quête de l’Algérie, qu’on a pu comparer à celle du Saint-Graal. Cette quête s’achève quand Yacine nous décrit ses personnages mêlés aux manifestations du 8 mai 1945. La nation algérienne devient une réalité. Et dans le Cadavre encerclé (16), tragédie lyrique, des hommes se battent pour la libérer. Dans cette tragédie Yacine traite aussi le thème de l’ancien et du nouveau, violemment, mais là encore, le nouveau c’est un militant.

Malek Haddad, revenant au roman, a donné cette année La Dernière Impression. Ce roman et la tragédie de Kateb Yacine nous concernent plus directement. Hormis l’importance du Cadavre encerclé en tant qu’œuvre théâtrale algérienne, ce que Malek Haddad a fort bien montré — « La tradition orale et l’analphabétisme dont je sais les causes me laissent espérer que le disque, la chanson, et surtout le théâtre auront dans mon pays renoué leur mot à dire » (17) — la tragédie de Yacine et La dernière Impression (18) nous concernent, parce qu’elles sont situées dans l’actualité douloureuse qui est la nôtre depuis le 1er novembre 1954. La pièce de Yacine ne l’est pas explicitement, mais le son qu’elle rend la situe justement. Elle nous concerne parce qu’à Marguerite, personnage de la pièce, fille d’un commandant qui a recueilli et soigné un militant blessé, il est dit ;

Elle tarde, elle a tant tardé

A rejoindre le camp des victimes

Jamais je ne l’aimerai

Mais je l’ai toujours regretté.

Quant au livre de Malek Haddad, livre qui fait sauter les cloisons de la littérature pour se répandre dans la vie, il nous concerne parce qu’il montre dans toute sa complexité, dans toute son atrocité la guerre d’Algérie ; et comment ne pas se sentir concerné quand Saïd, jeune ingénieur algérien qui a rejoint le maquis, son frère et un groupe de résistants algériens sentent l’étreinte de l’armée française se resserrer irrémédiablement sur eux, quand l’un après l’autre les résistants sont tués. Malek Haddad écrit :

« Ailleurs aussi, il peut être quatre ou cinq heures de l’après-midi. Et dans une ville ou un village d’ailleurs, c’est l’instant mélancolique et charmant. Gisèle dans sa robe est belle, oh ! là, là, qu’elle est belle (…) Le petit bistrot du côté de Sèvres-Babylone sent bon le café. Le métro glisse comme un jouet d’enfant. Dans un village, un épicier bavarde avec un client qui ne sait plus au juste quoi acheter (…) A l’instant où Gisèle ou Milidza ou Marjolaine s’impatiente devant une statue, à Constantine un condamné à mort attend dans sa cellule. »

III

Mammeri, Dib, Feraoun, Yacine, Haddad, Djebar écrivent en français. Peut-on pour autant comparer cette démarche à celle d’un José-Luis de Villalonga, d’un Coccioli (19) ? Coccioli écrit en français parce qu’il « a soif de se faire entendre » et parce que le français lui semble être la langue la plus adéquate à l’expression littéraire. Il s’agit d’un choix.

La démarche des écrivains algériens est née de la nécessité. Certains ne savent pas l’arabe, d’autres en connaissent trop peu pour pouvoir s’exprimer correctement dans la langue qui est leur langue maternelle. Enfin, le manque de culture arabe est tel que l’écrivain qui veut se faire entendre doit écrire en français. C’est la condition d’existence de l’écrivain algérien, tout au moins présentement.

Ce divorce, tous l’ont ressenti ; M. Dib répondant à R. Kemp « croyez-vous qu’il m’est indifférent que le français soit la langue dans laquelle j’écris ? » et Malek Haddad :

Père !

Pourquoi m’as-tu privé des musiques charnelles

Vois ton fils

il apprend

à dire en d’autre langue

Ces mots que je chantais

Lorsque j’étais berger

et encore :

Oh ! mon Dieu, cette nuit, tant de nuit dans mes yeux
Maman se dit « Ya ma » et moi je dis « Ma mère… »
(20)

Et Aragon, évoquant ce drame du langage dans sa chronique qui saluait les deux premiers romans de Dib, écrivait :

« Nous comprenons ce drame de voir ce qui est leur héritage traduit (souligné par A.), perdant ses échos intérieurs, ou risquant de les perdre, ce qui est logique, la texture intime de l’arabe, devenir de ce fait, en français, une sorte d’exotisme. » (21)

Il faut revenir sur ce douloureux divorce des écrivains algériens. Si la langue française est un moyen pour l’écrivain algérien, un outil, si ce moyen est rendu nécessaire par l’analphabétisme et du fait de ce dernier, il l’est aussi parce que la littérature algérienne doit avoir audience auprès, comme le disait Aragon,

« de la diversité des hommes et des femmes venus d’Europe, qui s’incorporent à la nation algérienne, parce que leur travail est avec elle, contre les mêmes obstacles. Algériens en devenir, indispensables à l’émancipation de tous, et avec lesquels il n’y a pas de lien commun autre que le français ».

Des écrivains, d’origine européenne vivant en Algérie ont écrit. Camus, Roblès, Moussy, Kréa, Gildas-Andievski, et une littérature comparée ne serait pas sans vertu. Exemple : la Peste et la Grande Maison, le Métier à tisser (22). Dans la Peste, on peut remarquer l’absence d’Algériens musulmans, cela même parmi les pestiférés ; chez Dib, à part les policiers qui viennent arrêter Hamid Saraj, un Européen pour qui Omar porte un couffin, et une européenne dont le regard méprisant met en colère un jeune Algérien, il n’y a pas de rapport avec des Européens. Il faut donc conclure à un cloisonnement, à une séparation des deux groupes humains…

La langue française n’a d’avenir durable en Algérie que lavée de l’« hypothèque impériale ». Aragon écrivait :

« J’éprouve comme un gourd espoir que ce qu’il y a de meilleur dans notre âme, avec cette langue que notre peuple a forgée, pourra être tout de même une aide à ces hommes déchirés.(…) Tout cela qu’il ne s’agit pas de jeter par dessus bord. Mais de tourner contre l’ennemi commun. »

La guerre se continuant élargit le fossé et rend de plus en plus précaire ce lien qui pouvait unir une Algérie indépendante à la France.

Quand nous écrivons que l’aggravation de la guerre d’Algérie met en danger les véritables intérêts nationaux français, c’est aussi de l’avenir de la langue française qu’il est question. L’avenir de notre langue en Algérie ne peut nous laisser indifférents. Encore une fois donc, entre le colonialisme et la France il faut choisir, car les deux termes s’excluent l’un l’autre.

A l’heure où, plus que jamais, l’effort de clarification du problème algérien est une nécessité urgente, la Nouvelle Littérature Algérienne aide à comprendre. Elle n’explique pas tout, mais elle facilite notre tâche.

Michel PARFENOV.


(1) Nouvelles Littéraires, n° 1480.

(2) Statut légal identique à celui des écoles libres.

(3) Fondées par Ben Badis, les Oulémas jouèrent un grand rôle quant à la formation et l’affirmation du nationalisme algérien.

(4) Mouloud Mammeri, dans la revue Entretiens, 1957.

(5) Plon, Prix des Quatre Jurys.

(6) Le Seuil, Prix Fénéon.

(7) Le Seuil, La Terre et le Sang a valu à Feraoun le Prix Populiste.

(8) Mohammed Abdelli, Les Lettres françaises du 8 au 15 mars 1956.

(9) Organe des Oulémas, interdit depuis le ralliement des Oulémas au F.L.N.

(10) Hymne national algérien.

(11) Le Métier à tisser et Nedjma, aux Editions du Seuil.

(12) Les Lettres françaises du 8 au 15 mars 1956.

(13) Le Seuil.

(14) Julliard.

(15) Entretiens, 1957.

(16) Esprit, 1954-1955. La pièce a été créée à Carthage, jouée à Bruxelles.

(17) Les Lettres françaises du 11 au 17 décembre 1958.

(18) Julliard.

(19) De Villalonga : auteur espagnol. Coccioli. : auteur italien.

(20) Cité par Aragon et publié dans la revue Progrès (Alger) dont Malek Haddad fut un des créateurs et rédacteurs.

(21) Les Lettres françaises du 8 au 15 juillet 1954.

(22) Les deux œuvres sont situées ainsi dans l’Oranais. La Peste : Oran ; La grande Maison, le Métier à tisser : Tlemcen, milieux urbains