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Paul Vergès : La question culturelle dans les pays coloniaux. Esquisse

Article de Paul Vergès paru dans La Nouvelle Critique, n° 14, mars 1950, p. 19-35

DANS l’éditorial de son numéro du 27 janvier 1950, l’or- [sic] du Bureau d’Information des Partis Communistes et ouvriers soulignait que

« l’essor sans précédent de la lutte révolutionnaire des peuples dans les pays coloniaux et dépendants est un des traits essentiels de la situation internationale à l’heure qu’il est. »

Du Viêt-Nam à l’Afrique Noire en effet, la lutte pour briser le joug impérialiste, pour conquérir leur libération nationale entraîne aujourd’hui des centaines de millions d’hommes des pays coloniaux.

Dans cette lutte, les peuples opprimés par l’impérialisme français, du Viêt-Nam à l’Algérie, de Madagascar aux Antilles, de Tahiti à l’Afrique Noire, tiennent avec honneur leur place dans le camp antiimpérialiste.

Et les nécessités mêmes que posent devant eux l’élargissement et l’élévation du niveau de leur combat, les amènent à passer sur la plan culturel également à l’offensive contre l’oppression de l’impérialisme, pour la défense de leur patrimoine culturel et la création de nouvelles et véritables valeurs culturelles.

Cette défense de leur culture nationale est une partie intégrante et non la moins importante, de leur lutte pour une vie nationale libre.

Parlant en mai 1942, à Yenan, aux artistes et écrivains démocrates de la Chine libérée, au plus fort de la guerre contre l’impérialisme japonais, Mao Tse Toung attirait leur attention sur l’importance de cette lutte :

« Nous espérons que les camarades écrivains et artistes connaissent la gravité de cette guerre idéologique, s’efforcent d’y participer, se fortifient dans leur pensée et dans leurs actes devant l’ennemi, et à l’égard des amis, des camarades et de soi-même, afin d’atteindre une vraie communion de force dans notre bataillon. (1) »

Cette courte étude n’a d’autre prétention, en partant des données mêmes de la lutte des peuples coloniaux, et en les rattachant systématiquement aux données fondamentales de notre doctrine, que d’essayer de définir le cadre dans lequel se livre leur lutte culturelle.

LA CONTRIBUTION HISTORIQUE DES CULTURES DES PEUPLES COLONIAUX

IL nous semble nécessaire de marquer brièvement, mais fortement au début même de cette étude la contribution historique des peuples coloniaux à la culture du monde.

Dans son discours du 7 avril 1948, sur le traité soviéto-finlandais (2), Staline affirmait solennellement que

« les gens du pays des Soviets estiment que chaque nation, qu’elle soit grande ou petite, a ses particularités qualitatives, son caractère spécifique, qui n’appartient qu’à elle et que n’ont pas les autres nations. Ces particularités constituent l’apport de chaque nation au trésor commun de la culture mondiale, qu’il complète et enrichit. En ce sens toutes les nations, petites et grandes, se trouvent dans une situation égale, et chaque nation vaut n’importe quelle autre. »

Si aujourd’hui la civilisation et la haute culture des pays d’Indochine est généralement reconnue et indiscutée (et il n’en a pas toujours été ainsi) il reste toutefois que le colonialisme s’acharne à nier l’apport culturel des autres peuples qu’il opprime à la culture du monde.

Alors que selon le Gouverneur Général des colonies Réallon (3) lui-même, la France a trouvé, en s’installant à Madagascar, aux XVIIe et XVIII siècles, « non pas un peuple barbare, mais une véritable nation organisée et pensante, possédant un esprit national ». Le peuple malgache possédait son système étatique qui était à un stade d’organisation avancé, sa langue écrite, ses journaux, son code de justice, ses écoles que fréquentaient 160.000 enfants, un enseignement supérieur organisé, etc …

Si nous passons aux pays d’Afrique du Nord, où fleurit la civilisation arabe, nous voyons à la lumière de quelques exemples que la contribution historique de leur culture est éclatante.

Aux VIIIe et IXe siècles, Aristote, Gallien, Platon, Ptolémée, Euclide et Archimède, étaient traduits en arabe. De 813 à 833, le Khalife Al Mamoun fonde à Bagdad la « Maison de la Sagesse », immense bibliothèque où toutes les conquêtes de l’hellénisme sont mises à la portée des lecteurs du Coran. A l’autre bout de la Méditerranée, le Khalife El Hakem de Cordoue réunit 600.000 volumes alors que, 400 ans plus tard, le roi de France, Charles le Sage, réunira à peine 900 volumes. Aux Xe et XIe siècles, la civilisation arabe rayonnera sur tout le bassin méditerranéen et ses conquêtes dans les domaines les plus divers influenceront les plus grands esprits de l’Occident.

« La philosophie est tirée de l’arabe, écrivait au XIIIe siècle le grand penseur Roger Bacon, et aucun latin ne pourrait comprendre comme il convient la sagesse de l’Ecriture Sainte et de la philosophie s’il ne connaissait les langues dont elles sont traduites. »

Et les peuples de Tunisie, d’Algérie et du Maroc avaient gardé vivants les apports de cette civilisation.

Dans un mémoire du général Bedeau, il y a quelque cents ans, on peut lire qu’

« à l’époque de la conquête, en 1837, il existait dans la ville de Constantine des écoles d’instruction secondaire et supérieure où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait et où l’on avait pour but d’enseigner l’arithmétique, l’astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, dans la même époque, 90 écoles primaires fréquentées par 1.300 à 1.400 élèves. »

Déjà ce général notait :

« Aujourd’hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, et le nombre des écoles primaires à 30 et les enfants qui les fréquentent à 350. »

Et l’histoire des peuples d’Afrique Noire, ceux-là mêmes que les colonialistes tiennent tant à présenter comme des peuples « barbares et sauvages » à l’arrivée des Français, commence à livrer le secret de ces puissants Etats organisés qui attinrent leur apogée aux Xe et XIIIe siècles. Tel celui des rois soninkés de Ghana qui s’étendait sur toute la lisière sud du Sahara, ou celui du Mali, dont nous parle Ibn Khaldoun, le grand et universel savant arabe du XIVe siècle qui enseigna à Tlemcen (Algérie) ; on ignore trop, par exemple, que Tombouctou fut un grand centre universitaire, un des berceaux de la culture africaine enrichie par l’apport de l’Islam.

MALGRÉ les profondes et nombreuses différences économiques, sociales, culturelles, qui séparent les divers pays coloniaux et qui font qu’en Algérie, au Viêt-Nam ou à Madagascar les problèmes se posent différemment en fonction des données particulières de chaque pays, il est possible toutefois de dégager certaines données générales communes à la lutte de tous les peuples coloniaux.

Car un fait domine toute leur vie : sur tous pèse le même joug, le joug de l’impérialisme qui rafle toutes les richesses de leur pays et les soumet à une exploitation féroce, de l’impérialisme qui, pour assurer ses gigantesques surprofits, exerce contre eux une oppression politique, administrative et culturelle constante.

L’OPPRESSION CULTURELLE, FORME DE L’OPPRESSION COLONIALE

POUR tenter de justifier non seulement « la présence française » à Hanoï, à Alger ou à Tananarive, mais encore le « maintien » aujourd’hui de cette présence à coups de canon et au prix de massacres de vies vietnamiennes ou malgaches, l’impérialisme a recours à la notion chère à L’Epoque et à L’Aube, au Populaire et à Bénazet de « la mission civilisatrice de la France ».

Ces soutiens actuels de l’impérialisme n’ont rien inventé. Jules Ferry, plus cynique, déclarait déjà clairement dans son discours du 28 juillet 1885 que la

« politique coloniale repose sur une triple base : économique, humanitaire et politique (4) :

1° au point de vue économique, pourquoi des colonies ? disait-il …

C’est parce que dans la crise que traversent toutes les industries européennes, la fondation d’une colonie c’est la création d’un débouché. »

Et à Camille. Pelletan qui protestait contre « cette civilisation qu’on impose à coups de canon … », Jules Ferry répondait :

« Il faut parler plus haut et plus vrai ; il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures … »

Enfin, à M. Jules Maigne qui lui reprochait d’oser « dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l’homme », Jules Ferry fournissait la réponse suivante :

« Si l’honorable M. Maigne a raison, si la déclaration des droits de l’homme a été écrite pour les noirs de l’Afrique équatoriale, alors de quel droit allez-vous leur imposer des échanges, le trafic ? Ils ne vous appellent pas (5). »

C’est l’aveu cynique de ce que couvrent, en fait, toutes les explications, les justifications idéologiques que, depuis cette époque, des professeurs, des historiens et des théoriciens « éminents » apportent des « bienfaits de la présence française » aux colonies.

Car c’est toujours à la garantie « des échanges » et du « trafic », à leur justification que tendent plus d’un demi-siècle après celles de Jules Ferry, les déclarations plus hypocrites de M. Daniel Boisdon, ancien Président M.R.P. de l’Assemblée de l’Union Française parlant de la colonisation française en Afrique comme d’une

« grande conquête sur une nature inhumaine et des hommes qui ne l’étaient pas moins » (6),

ou de son collègue socialiste, M. Ch. André Julien, professeur à la Sorbonne qu’

« il ne faudrait pas que, par opposition aux blancs, on transformât les impitoyables razzieurs et massacreurs de peuples que furent les El Hadj Omar et les Samory en purs héros de la résistance. (7) »

C’est la même besogne de justification de l’extermination d’un peuple que remplit l’organe officiel du M.R.P. L’Aube, dans son numéro du 12 août 1949 où les Polynésiens sont accusés d’être

« une race inhumaine qui s’éteint sans s’adapter à la civilisation de ses nouveaux maîtres »,

une race pour laquelle « l’amour, les sentiments de famille n’existent plus … » etc …

En somme, les Polynésiens sont les premiers responsables de leur disparition et ils devraient une infinie reconnaissance à la colonisation française et à la

« justice française qui aujourd’hui ne leur permet plus de réduire leur race déjà décimée. » !

Ainsi, les colonisateurs n’auraient trouvé à leur arrivée que des populations sauvages, barbares, « inhumaines », et voilà justifié du même coup, sur le plan culturel, le refus de toute valeur et même de toute existence aux cultures propres de ces peuples, voilà trouvée la base pour leur destruction.

C’est dans la logique de ces « théories » que le rédacteur colonialiste de « l’Avenir de Madagascar » finit par justifier les massacres de patriotes malgaches qui osent revendiquer leur liberté et leur dignité d’hommes alors que

« nous nous efforçons de leur apprendre chaque jour le mécanisme de la pensée élémentaire ; nous les amenons peu à peu de l’état animal à la forme humaine. Eux qui voyaient le monde du bout du cocotier.

Pauvres imbéciles sanglants ! Il n’est pas possible de les faire taire (8). »

Ainsi 80.000 patriotes malgaches sont morts assassinés, 10.000 autres croupissent dans les prisons malgaches pour n’avoir pas su discerner tous les bienfaits de la généreuse colonisation française, pour n’avoir pas su apprécier les valeurs culturelles dont était porteur le Comte de Chevigné !

Ces peuples n’ayant donc aucune culture valable, la colonisation ne leur refusera évidemment pas, dans le domaine culturel comme dans les autres, « les bienfaits de la civilisation ». En fait, par ce cheminement, sous le prétexte d’apporter la culture française à ces peuples, c’est l’écrasement, la destruction de leur culture propre qui est poursuivie.

A. – L’assimilation

ET ce n’est pas un hasard si sur le plan culturel comme sur les autres,

« les dirigeants socialistes qui fournissent ministres et gouverneurs aux colonialistes sont les agents d’exécution les plus zélés et les plus cyniques de cette politique criminelle que condamnent les travailleurs et tous les démocrates (9). »

On comprend à quelles fins criminelles de véritable dépersonnalisation culturelle, à quelles justifications de l’impérialisme, à quelle volonté de maintenir l’asservissement colonial tendent des affirmations comme celles du Haut-Commissaire socialiste Béchard à Dakar, le 11 décembre 1948 :

« … vous entendez bien, vous qui m’écoutez, l’Afrique occidentale fait partie de la République française comme la Bretagne, la Provence, la Corse ou n’importe laquelle de nos provinces ou départements métropolitains » ;

ou celle du Gouverneur Général socialiste Naegelen, à Alger, le 21 mai 1948 :

« Dans la communauté française que nous voulons instaurer ici, l’intérêt de chacun sera si clair que nul être né sur cette terre n’hésitera plus à nommer sa patrie. Il saura en effet que son titre de Français est le gage de sa liberté et l’arme la plus sûre pour défendre ses chances de bonheur et sa dignité d’homme. »

M. Ch. André Julien finit ainsi par declarer que

« c’est autour de la Sorbonne construite par un universitaire que s’est faite toute la culture de l’Afrique noire (10). »

Ces déclarations qui font ainsi table rase de toute la vie nationale propre de l’Algérie, qui nient l’apport original de la culture africaine à la culture de l’humanité tout entière, ne sont que de cyniques tentatives de justifier la colonisation française, que des manœuvres pour désorienter les peuples d’Algérie, d’Afrique, etc., des efforts pour les détourner de leur histoire et de leur culture authentique, dans lesquelles l’impérialisme a trop peur de les voir trouver des valeurs qui leur soient des armes dans leur lutte antiimpérialiste. L’impérialisme sent que ces peuples cherchent, avec passion, mais aussi avec esprit critique, tout ce qui, dans leur patrimoine culturel, sert leur lutte présente et qu’ainsi une culture nouvelle, militante, libératrice naît et grandit dans la lutte et pour la lutte.

LA langue elle-même de ces peuples ne trouvera pas droit de cité. L’arabe, langue maternelle de la très grande majorité de la population en Algérie, le malgache qui est parlé dans tout Madagascar, se voient considérés comme des langues étrangères, alors que le français qui n’est souvent compris que par une minorité de la population est la seule langue officielle.

Jusque dans le domaine de la religion, l’impérialisme, par les missionnaires dont il encourage les activités, s’attaquera aux religions locales, « sauvages » et « barbares », pour leur substituer une religion qui les amènera à se « montrer bons et doux » selon la formule consacrée.

Mais il est certain que cette politique d’assimilation dont les socialistes sont les plus fervents défenseurs et que dès 1929, Staline déclarait

« absolument exclue de l’arsenal du marxisme-léninisme en tant que politique antipopulaire et contre-révolutionnaire, en tant que politique funeste (11) »,

cette politique d’assimilation se trouve trop brutalement démentie par les faits, se heurte trop franchement à ce que Staline appelle la « stabilité exceptionnelle » et la « force de résistance colossale » des nations et des langues nationales pour que l’impérialisme ne soit amené sur ce terrain aussi à masquer sa politique et à en remplacer le contenu « assimilé » par des méthodes assimilatrices. L’exemple le plus récent est fourni par le projet de Senghor, député social-démocrate du Sénégal, réclamant le rattachement des services de l’enseignement outre-mer au Ministère de l’Education Nationale ! Ce projet en cherchant à camoufler le fond du problème de l’oppression coloniale arrive au même résultat que la politique brutale d’assimilation.

Obligé donc de reculer, l’impérialisme fera appel à d’autres méthodes, d’autres falsifications dont nous n’examinerons ici que deux exemples :

B. Cultures raciales ou fondées sur la communauté d’origine ethnique.

L’IMPÉRIALISME encourage tous les courants qui se sont faits jour pour prôner une culture passée sur une communauté de race, telle cette théorie de la « négritude » que Jean-Paul Sartre (et ce ne peut être un hasard) a développé dans une étude intitulée « Orphée Noir », précédant l’Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache de langue française constituée dans le même esprit par l’écrivain et député social-démocrate Leopold Sédar Senghor.

Gabriel d’Arboussier caractérisait ici même (12) cette théorie comme « une dangereuse mystification », « une simple entreprise de division » et de confusion qui a « pour résultat de justifier le refuge dans une une contemplation extatique ».

Au moment, en effet, où les peuples d’Afrique Noire Française s’unissent et luttent sur le sol d’Afrique dans leur Rassemblement Démocratique Africain et que le Gouvernement déchaîne contre le R.D.A. ses forces de répression, fait tuer et emprisonner des dizaines et des centaines de ses militants, au moment où le mouvement national du peuple malgache, malgré les terribles massacres de 1947-1948, se dresse à nouveau sur la terre malgache contre le joug qui l’opprime et la répression qui le frappe, dans le même temps que les peuples des trois pays d’Afrique du Nord élèvent toujours plus le niveau de leur lutte, et que les peuples de la Réunion, de la Martinique et de la Guadeloupe, se battent contre l’arbitraire et l’exploitation colonialiste, dans le temps donc où tous ces peuples trouvent dans leur profonde communauté nationale, dans leur unité nationale réalisée ou en formation et dans la solidarité active de la classe ouvrière et du peuple de France, la force de lutter victorieusement contre l’impérialisme, la tentative de Sartre apparaît dans toute sa signification de manœuvre en faveur de leurs oppresseurs.

Car Jean-Paul Sartre, avec la caution des sociaux-démocrates Charles-André Julien et Leopold Sédar Senghor, propose en effet à ces peuples, à ce stade aigu de leur lutte, la prise de conscience, en dehors de toute réalité sociale et nationale, de leur « négritude » (ou autre « racisme anti-raciste ») comme « seul chemin qui puisse mener à l’abolition des différences de race », en masquant ainsi en fait la cause essentielle de leur situation : l’oppression coloniale, avec tout son contenu impérialiste de classe.

Car Jean-Paul Sartre affirme encore, avec la caution des sociaux-démocrates Charles-André Julien et Leopold-Sédar Senghor, au moment où la guerre au Viêt-Nam pèse de tout son poids de crimes, de trafic et de misère aggravée sur le peuple vietnamien et sur le peuple de France et se heurte de plus en plus à leur résistance victorieuse, qu’ « en dépit de lui-même l’ouvrier blanc profite un peu de la colonisation ».

Jean-Paul Sartre, avec la caution des sociaux-démocrates Charles-André Julien et Leopold-Sédar Senghor, fait ainsi la sale besogne de diversion et de division nécessaire à ses maîtres impérialistes dans le temps même où la lutte solidaire des peuples coloniaux et du peuple de France entre dans une phase décisive qui verra leur victoire commune et l’échec de leurs oppresseurs.

C. – Cultures dans le cadre d’ethnies étroites.

ENFIN un certain nombre de théoriciens du M.R.P., dont l’ethnologue Griaule, conseiller de l’Union française, veulent enfermer les cultures indigènes dans le cadre d’ethnies étroites et aboutissent en fait, en voulant s’opposer à toute évolution, à freiner le mouvement des masses africaines. Lorsque M. Griaule écrit d’ailleurs :

« Quels redoutables déboires nous préparerions-nous si nous appliquions sans précaution sur le monde noir en pleine notion du verbe une industrie et une économie dont nous sommes à peine maîtres »,

nous avons compris que les préoccupations culturelles de M. Griaule rejoignent, elles aussi, celles de l’impérialisme qui, d’une part, ne désire en aucune façon voir se développer une industrie concurrente de l’industrie métropolitaine, et qui, d’autre part, veut

« éviter à tout prix de constituer des masses revendicatives qui ne seraient pas encadrées et, faute d’une conscience très précise de leur rôle (sic) pourraient s’exposer à des représailles navrantes (resic), ainsi qu’on l’a constaté dernièrement au Cameroun (13). »

D. – L’organisation de l’analphabétisme

L’IMPÉRIALISME encourage tous les courants qui se sont faits jour pour prôner une culture basée sur une com- [sic] fier les valeurs et d’en dévier l’évolution ; dans sa volonté de détruire la culture du peuple colonial, il organisera l’analphabétisme.

Dans sa séance du 16 septembre 1949 l’Académie des sciences coloniales, par la voix de M. Alfred Bouchet, ne reconnaissait-elle pas elle-même comme bilan de la « présence française » au Viêt-Nam que

« nous en arrivons à cette situation paradoxale (sic) que l’analphabétisme non seulement n’a pas été supprimé (ce qui était et sera toujours impossible), mais c’est qu’il s’est accru. (14) »

Nous devons à M. Bouchet une double explication de cette « situation paradoxale ».

Si l’analphabétisme s’est accru au Viet-Nam – et c’est là une constatation valable pour tous les pays coloniaux, c’est parce que l’ignorance des masses est indispensable au maintien du régime colonial. La voix, autorisée en la matière, du président de la République, M. Vincent Auriol, ne le proclamait-elle pas à la fin d’un déjeuner au Palais d’Eté à Alger, dans une « improvisation brillante », lorsqu’il déclarait :

« Il faut des techniciens sans doute ; il faut des diplômés, mais n’en créez pas trop. Il faut aussi des contremaîtres, mais non pas seulement des gens qui, ayant des diplômes et pas d’emploi, seraient peut-être créateurs d’agitation (15). »

La seconde explication que nous devons à M. Bouchet lui sera fournie par les chiffres officiels du plan décennal prévu pour l’application outre-mer du plan Monnet. Alors que les chiffres de 1946 prévoyaient 25 % du plan d’investissement pour la partie sociale, dont 10 % seulement d’ailleurs pour l’enseignement, en 1949 ces proportions sont tombées respectivement à 18 % et 5 %, et si l’on tient compte de la baisse du pouvoir d’achat du franc de 1946 à 1949, c’est maintenant six fois moins de crédits qui sont réservés à l’enseignement dans les territoires d’outre-mer. Quels profits en effet l’impérialisme peut-il attendre de tels investissements ? Pendant la même période les investissements concernant les voies de communication sont passés de 49 % à 60 % des investissements. Augmentation des crédits pour les voies stratégiques et les aérodromes d’une part, abaissement des crédits pour l’enseignement d’autre part, c’est l’illustration éclatante de tout un système et de toute une politique.

Voilà les raisons profondes pour lesquelles en Algérie sur 1.350.000 enfants il y en a aujourd’hui 1.200.000 sans écoles, qu’au Viêt-Nam en 1945 la proportion d’illettrés totaux s’élevait à 85 % de la population totale, et que pour les 17.000.000 d’habitants de l’Afrique noire française il y a à peine 100.000 enfants à l’école.

Et l’infime minorité qui a la possibilité de s’instruire n’aura droit qu’à un enseignement infériorisé (pas d’enseignement supérieur, diplômes dévalués : brevet de capacité colonial, médecin africain, etc.) et strictement limité à certains domaines choisis par les colonialistes dans la mesure de leurs besoins en cadres subalternes nécessaires au fonctionnement de leur appareil d’oppression.

Mais la vie ne répond pas toujours aux désirs de l’impérialisme et il s’en aperçoit de plus en plus avec les intellectuels qu’il est obligé ainsi de former et qu’il veut modeler selon ses fins, mais qui savent dans leur majorité trouver la voie de la lutte aux côtés de leur peuple.

LA QUESTION CULTURELLE DANS LES PAYS COLONIAUX NE PEUT ÊTRE RÉGLÉE EN DEHORS DE LA QUESTION COLONIALE

Aux peuples coloniaux ainsi en perpétuel état d’agression dans leur vie et leur culture la réalité tout naturellement apparaît évidente que la libération de leur culture ne peut être réalisée que dans le cadre général de leur libération nationale.

Staline, en 1918, dans son article sur la Révolution d’Octobre et la question nationale soulignait déjà que

« l’étroitesse d’esprit des social-démocrates autrichiens du type Bauer et Renner consiste proprement en ce qu’ils n’ont pas compris le lien indissoluble qui existe entre la question nationale et la question du pouvoir ; qu’ils s’efforcent de séparer la question nationale de la politique et de la renfermer dans le cadre des questions de culture et d’éducation, oubliait l’existence de « bagatelles » comme l’impérialisme et les colonies qu’il asservit (16). »

L’expérience de l’Union soviétique, les victoires des armées de la République populaire chinoise, la lutte des peuples coloniaux sous la conduite de leur parti communiste apportent chaque jour la confirmation éclatante de l’histoire à la théorie stalinienne de la question nationale et coloniale et la condamnation définitive des théories qui servent en fait à l’impérialisme. La floraison de chansons populaires, de pièces de théâtre, etc., la liquidation de l’analphabétisme sur une échelle immense en Chine et dans les régions libérées du Viêt-Nam n’ont été possibles que parce que les peuples chinois et vietnamien ont, sur la totalité ou la très grande partie de leur territoire, réalisé leur révolution antiimpérialiste, brisé le joug de l’impérialisme et marchent aujourd’hui à leur libération complète.

Et cette expérience nous permet de juger dans toute sa confusion et sa démagogie l’appréciation du social-démocrate Léopold-Sédar Senghor dans le numéro spécial de la revue Esprit de juillet 1949, selon laquelle

« pour avoir été pacifique, la révolution qui s’exprime dans la Constitution du 27 octobre 1946 n’en a pas moins été la plus importante parce que la plus radicale pour les peuples de couleur. Si la Révolution de 1789 fut surtout politique, et sociale celle de 1848, la Révolution de 1946 aura été culturelle (17). »

Une révolution culturelle quand chaque jour sur ces peuples se fait plus lourd le joug impérialiste !

LA QUESTION CULTURELLE DANS LES PAYS COLONIAUX SE POSE EN FONCTION DE LA LUTTE GÉNÉRALE DE TOUT LE CAMP ANTIIMPÉRIALISTE

SI la solution de la question coloniale dans son ensemble est la condition de la solution culturelle dans les pays coloniaux parce que

« la lutte révolutionnaire menée par les peuples opprimés des pays coloniaux et dépendants contre l’impérialisme est le seul moyen pour eux de se libérer de l’oppression et de l’exploitation (18). »

Staline nous apprend également que la question nationale elle-même

« est une partie de la question générale de la révolution prolétarienne, une partie de la question de la dictature du prolétariat … »

C’est pourquoi la solution de la question culturelle doit être envisagée constamment dans le cadre de la lutte générale à travers le monde des forces antiimpérialistes au moment considéré.

Aujourd’hui c’est dans le cadre de la lutte entre le camp impérialiste et le camp antiimpérialiste et dans l’union étroite et solidaire avec le peuple de France et les forces de tout le camp antiimpérialiste que les peuples colonisés par la France doivent poursuivre leur objectif propre : briser le joug qui les opprime.

A une époque où l’affirmation et la défense des réalités nationales comme de la solidarité internationale des peuples sont un obstacle essentiel aux entreprises impérialistes, à une époque où la classe ouvrière joue un rôle chaque jour grandissant dans le mouvement national des peuples colonisés par l’impérialisme français (bien qu’elle n’y ait pas encore pour l’essentiel le rôle dirigeant), nous pouvons définir la culture répondant aux nécessités de leur lutte antiimpérialiste comme une culture nationale par sa forme antiimpérialiste et démocratique par son contenu.

LES TACHES DES INTELLECTUELS DES PAYS COLONIAUX

STALINE a maintes fois souligné le rôle éminent que doivent jouer les intellectuels dans le mouvement de libération nationale des pays coloniaux. Dans la mesure même où l’impérialisme cherche à nier, à mutiler ou à détruire le patrimoine culturel de leur peuple, à empêcher son développement, à l’humilier constamment, il est naturel que ces intellectuels se dressent les premiers contre ces agressions ; c’est l’essor impétueux du mouvement national de leur pays qui brise l’isolement où les méthodes assimilationnistes de l’impérialisme français les avaient tenus et leur ouvre la voie de la lutte ; mais encore faut-il pour l’efficacité de leur effort qu’ils aient une claire conscience du cadre où il doit s’inscrire et de la direction ou il doit s’appliquer.

« Tous nos travailleurs artistiques et littéraires doivent réaliser leur mission, ils doivent pénétrer chez les ouvriers, agriculteurs et soldats, atteindre l’étape actuelle de la lutte réelle, apprendre à fond la doctrine de Marx et de Lénine, connaître l’évolution de la société et porter leur cœur vers les ouvriers, agriculteurs et soldats. C’est là la seule voie indiquée en vue de la création d’une vraie littérature et d’un art vrai – pour le peuple »,

déclarait en 1942 Mao Tse Toung aux artistes et écrivains de la Chine libérée et cette voie est incontestablement la seule que puissent prendre les intellectuels des pays coloniaux.

Et Mao Tse Toung ajoutait :

« … la question que nous avons posée est une question fondamentale et une question de principe … et tant que cette question fondamentale ne sera pas résolue, d’autres pourraient aussi ne pas l’être. »

Ainsi une culture pour le peuple, pour les larges masses populaires.

« Les arts et lettres, dit encore Mao Tse Toung, obéissent à la politique et, en revanche, exercent une énorme influence sur la politique. Les lettres et arts révolutionnaires font partie de l’œuvre d’ensemble de la Révolution …

La guerre de la pensée et la guerre de l’art doivent obéir à l’orientation de la guerre politique, car c’est seulement à travers la politique que les besoins des classes et des masses peuvent se manifester explicitement. »

Ainsi donc, pour rester fidèles et pour être utiles à la lutte surhumaine engagée par leur peuple contre l’oppression impérialiste, les intellectuels coloniaux doivent consacrer tout leur cœur et toutes leurs possibilités à la création d’œuvres d’art qui soient de véritables armes au service de leurs frères opprimes, des armes qui les aident à frapper l’ennemi, à atteindre leurs buts.

Ainsi donc une culture qui soit une arme pour la liberté.

Et c’est dans la vie, les souffrances et les luttes de leur peuple, dans les traditions glorieuses de son histoire que les intellectuels trouveront la matière pour l’œuvre qui

« frappe et réveille le public, choque la conscience et la sensibilité des masses, et les pousse à s’unir et à lutter … » (Mao Tse Toung).

Ainsi donc une culture qui puise au plus profond de l’histoire et de la vie du peuple.

L’ampleur qu’atteint à notre époque la lutte des peuples opprimés par l’impérialisme français et les réactions sauvages qu’avec une haine de condamné le gouvernement français lui oppose, mettent clairement aujourd’hui devant chaque intellectuel colonial tous les éléments nécessaires à sa prise de conscience de combattant du mouvement national.

Pour ne prendre qu’un exemple, la lutte du peuple algérien fait surgir constamment des intellectuels qu’elle révèle à eux-mêmes. C’est parce qu’aujourd’hui aux yeux de tous les patriotes d’Algérie leur lutte apparaît solidaire de celle de tous les autres peuples du monde, que le crime des impérialistes anglais faisant pendre par leurs valets du gouvernement de Nouri Saïd Pacha, les prestigieux dirigeants du parti communiste irakien et du peuple d’Irak, est ressenti par le poète algérien Kateb Yacine, comme un crime contre son propre peuple.

Youssef Seylmane Fehede
Hussein Mohammed Chabibi
Vous êtes notre sang
Vous êtes plus vivants que ceux qui vous tuèrent
Et nous ferons savoir aux assassins
Ce qu’il en coûte d’être un traître
Ce qu’il en coûte de périr.
Non, ce n’est pas à nous de pleurer,
C’est à vous, Nouri Saïd Pacha,
C’est à tous les traîtres du monde de pleurer.
Et les morts de Sétif ou de Guelma,
Les morts des mines de France et les nègres lynchés,
Les morts de Stalingrad et ceux d’Indonésie,
Vivent du même sang que les morts de l’Irak.
Car les hommes tombés au pied de l’oppresseur.
Sont des vainqueurs suprêmes, non des sacrifiés. (19).

Ainsi, de plus en plus nombreux, les intellectuels coloniaux arrivent à la compréhension de leur mission dans la lutte de leur peuple.

L’effort difficile et nécessaire qu’ils font aujourd’hui pour créer véritablement des œuvres qui soient des victoires de leur peuple sur l’oppresseur est une large contribution à la sauvegarde et à l’enrichissement de leur culture nationale ; cette culture de chaque peuple qui avec ses particularités propres, et au même titre que n’importe quelle autre, constitue, selon la pensée de Staline :

« l’apport de chaque nation au trésor commun de la culture mondiale qu’il complète et enrichit. » (20).

PAUL VERGES.


(1) MAO TSE TOUNG, Artistes et écrivains dans la Chine nouvelle. Ed. Seghers.

(2) STALINE, le Marxisme et la question nationale et coloniale. Editions Sociales, p. 290-291.

(3) Madagascar, tome I, Encyclopédie de l’Empire français ; 1947, p. 7.

(4) Journal officiel, séance du 28-7-1885, p. 1.062.

(5) Journal officiel, séance du 28-7-1885, p. 1.066.

(6) Allocution radiodiffusée le 22 mai 1948 à l’occasion de la Journée nationale scolaire de l’Union française.

(7) Victor SCHOELCHER, Esclavage et colonisation, Avant-propos, p. XI.

(8) L’Avenir de Madagascar, 18-4-47.

(9) Déclaration du Bureau politique du Parti communiste français. L’Humanité du 4 février 1950.

(10) J. O., Assemblée de l’Union française, 9-7-48, p. 699.

(11) STALINE, le Marxisme et la question nationale et coloniale. Editions Sociales, 1949, p. 260.

(12) LA NOUVELLE CRITIQUE, n° 7, juin 1949.

(13) L’Aube du 16-2-45. Rapport du Dr Aujoulat, député du Cameroun, au Congrès du M.R.P.

(14) Comptes rendus des séances de l’Académie des Sciences coloniales par M. le Secrétaire perpétuel. Tome IX. Séance du 16-9-49.

(15) L’Echo d’Oran du 31 mai 1949.

(16) STALINE, le Marxisme et la question nationale et coloniale. Editions
Sociales, 1949, p. 91-92.

(17) Revue Esprit, numéro spécial de juillet 1949, p. 1.023-1.024.

(18) STALINE, Des principes du léninisme.

(19) Liberté d’Alger, n° 300 du 10 mars 1949.

(20) STALINE, le Marxisme et la question nationale et coloniale. Editions Sociales, 1949, p. 291.