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Colette Guillaumin : Quinze jours de mots… « Israël et l’Islam se battent »

Article de Colette Guillaumin paru dans Droit et Liberté, n° 324, novembre 1973, p. 9-10

IL est impossible de faire en quelques lignes une présentation d’ensemble, cohérente, d’une information aussi fournie que celle portant sur la guerre d’octobre 1973 entre l’Egypte, la Syrie et Israël. Ce qui nous intéresse dans le cadre de cet article, ce sont – quelles que soient les opinions politiques exprimées ou implicites des rédacteurs – les resurgissements possibles, les expressions d’un système de pensée raciste, car, dans le cas de cette guerre, les belligérants sont des peuples lourdement atteints par un tel système. On trouvera ici des remarques faites à partir de la lecture exhaustive de deux grands quotidiens d’information (France-Soir et Le Parisien Libéré), du 8 au 22 octobre 1973.

Il importe de noter que, dans les deux journaux en question, et surtout dans France-Soir, l’effort d’analyse de la guerre et des faits diplomatiques est plus poussé qu’il n’était de coutume jusqu’aux années soixante. Jusqu’à cette époque, le simplisme des commentaires sur les conflits impliquant des racisés était stupéfiant. Si je ne me trompe, le progrès est sensible même par rapport à 1967. Par exemple, la présentation parallèle des sources provenant de chacun des pays en guerre est claire dans France-Soir, et ne subit pratiquement pas d’éclipse pendant la période envisagée ici. Mais, parallèlement à cet effort, continuent à courir, ou ressurgissent ici et là, les idées racistes qui biaisent et grèvent la vision des peuples en présence, et plus encore paralysent toute possibilité d’analyse. C’est à cet aspect précis que les lignes qui suivent sont consacrées. En fonction de cette optique, ne sont pas retenues les déclarations citées des acteurs directs ou indirects (chefs d’Etats, hommes politiques, chefs militaires, porte-parole divers). L’attention a porté sur le vocabulaire, les présupposés de ceux qui parlent de cette guerre dans la presse (envoyés spéciaux, dépêches d’agences, rédacteurs).

Première remarque d’ensemble : si les gros titres et les textes des articles sont relativement homogènes et cohérents entre eux dans France-Soir, le divorce est très net par contre entre titres de « une» et corps des articles pour Le Parisien Libéré. C’est dans les titres que l’on trouve principalement les « ratés » (ou les intentionnalités) racistes.

On trouvera dans France-Soir une même opposition, non plus entre titres et textes, mais entre articles et légendes photographiques. Par exemple, une formulation « normale » dans le texte : « Un vieillard syrien […] et un jeune soldat israélien », devient sous la photo correspondante : « L’Arabe et le soldat israélien » : voilà soudain ce vieil homme syrien devenu le prototype abstrait, dépersonnalisé, racisé, d’un groupe entier, et le soldat israélien une unité abstraite (quoique plus faiblement) de l’armée de son pays.

Au cours de ces quinze jours, on trouvera trois fois, dans le titre de « une », l’expression Israël/Islam pour désigner les belligérants. Que vient faire le terme Islam, terme religieux applicable à un très vaste ensemble où se retrouvent des nations et groupes de cinq continents, dans un conflit qui met aux prises des nations déterminées dans une région déterminée ? Le type même de l’amalgame raciste qui prend la partie pour le tout est sensible ici.

La même tendance se développe sous une forme plus censurée à propos d’Israël. Et sans doute la différence dans le niveau de vigilance de la censure est-elle l’aspect le plus immédiatement frappant de l’information sur cette guerre … Censure efficace dans les gros titres pour Israël (alors qu’elle ne l’est pas pour les pays arabes), elle lâche dans le cours des textes. Ici ce sont les adjectifs employés pour remplacer « israélien » qui sont significatifs. Nous avons ainsi « hébreu », « juif » (« israélite » vient une fois prendre la place de « juif », et même « sioniste » dans d’autres journaux dont nous ne parlerons pas ici). Le Parisien Libéré marque une préférence pour « juif », France-Soir pour « hébreu ». Pour ce qui est de l’emploi de « juif », la confusion est de même nature que dans l’emploi de « Islam », ces deux termes « Islam » ou « Juif » sont réduits, pour l’un à Israël, pour l’autre aux nations arabes alors que leur extension est plus vaste. L’emploi de « hébreu » semble être un compromis plus subtil, analogue à l’emploi de « gaulois », « germain » ou « batave » pour la France, l’Allemagne, la Hollande ; il fait appel à l’histoire antique.

Les dépouilles stéréotypiques

Le persiflage néo-raciste affleure dans les textes, mais il ne se manifeste pas dans les mêmes domaines selon les parties en cause. Du côté commentaires, sur Israël, c’est dans le domaine marginal des artistes et acteurs qu’il est visible, par exemple : « On est encore sans nouvelles en Israël ou en France de (X, N, Z … ) qui ayant charmé nos populations pacifiques … », etc. Alors que du côté commentaires sur les pays arabes, ce sont les chefs d’Etat qui cristallisent le même phénomène : « Pourquoi (le souverain hachémite) a-t-il si longtemps supporté des allusions méprisantes telles que celle-ci : si tu veux te faire pardonner, viens te battre … » : ou bien : « Reste Kadhafi, le colonel libyen a longtemps boudé, ( … ) de mauvaise humeur Kadhafi promit … » ; et encore : « Style oriental (volontiers poétique) d’Anouar el Sadate ». Les histrions sont coutumiers de ces attaques, mais l’histrionisme, distribué de chaque côté, ne l’est pas aux mêmes personnes … Là aussi, effet de censure différent, persiflage direct pour l’Egypte, la Libye, la Jordanie : ce sont les premiers personnages de l’Etat qui en sont l’objet : ce persiflage se détourne sur les artistes sympathisants, pour Israël.

Plus appuyée que le persiflage, la condescendance apparaît dans certains des commentaires, elle est réservée aux seules nations arabes : « L’Irak, la Jordanie et autres », « Il n’existait, bien entendu, aucune école militaire d’aviation … »

Remarquons que les marques de confusion, d’amalgame, de persiflage, de condescendance, augmentent en nombre à mesure que la guerre avance. La relative « tenue » des premiers jours se relâche et, pour des raisons à analyser, le 18 octobre marque pour les deux journaux une chute de la censure et une entrée nette du racisme « traditionnel ». Cette rentrée se fait sous la forme de la place soudain prise par l’anecdotique. On nous parlera du costume de Sadate en style « mode » : « col échancré couleur Sinaï ». La mode joue un rôle qui traduit le « paraître » attribué avec une grande tranquillité d’esprit aux peuples du monde arabe ; on le retrouve quelques jours après : « Des jeunes filles (syriennes) vêtues de kaki tempèrent l’austérité de l’uniforme par les couleurs gaies du foulard façon Paris. » Nous aurons ce même jour (18), à côté des photos de Liz Taylor et de Rika Zaraï occupant un quart de page, un encadré sur le « chèque » (fabuleux évidemment), d’un « riche juif ». Dans Le Parisien Libéré, ce sera, plus directement encore, l’or juif : « Les Israélites de la ville ont décidé d’offrir cent kilos d’or à Israël ». Quelles barrières ont cédé ce jour-là ? Pour que, de commentateurs parfois éloignés les uns des autres, ressorte dans les deux journaux toute cette futilité meurtrière ? La chute de la censure est sans doute – bien que non uniquement – corrélative d’un déplacement de l’intérêt. A mesure que le temps passe, le volume de l’information diminue, légèrement d’abord puis fortement, et le pétrole tend à absorber une part de cette place amenuisée : de plus en plus, il devient le centre de l’attention et il prend même le titre de « une ». Les interprétations de la guerre en termes d’intérêts directs des pays occidentaux l’emportent. Derrière ces intérêts, les belligérants s’effacent, laissant des dépouilles stéréotypiques.

Beaucoup d’autres choses seraient à noter, outre la stabilité des contenus et des préoccupations directement racistes : la différence de ton par exemple, plutôt sentimental (et le sentimentalisme est chose fort fragile de la part de celui qui le pratique) à propos d’Israël, plutôt froid-politique (et le froid politique n’est pas davantage garantie d’attention réelle) à propos de l’Egypte. Le volume d’informations marginales est plus faible pour l’Egypte et la Syrie que pour Israël, comme la quantité de noms propres cités … L’ordre des nominations entre les différents pays belligérants est également intéressant dans ses variations. Ce serait l’objet d’une plus longue étude.

Les amalgames, le resurgissement de critères imaginaires de jugement et d’appréciation, qui ont l’air si parfaitement admis par tous (et en tous cas ils sont rarement remis en cause, et pas dans les pages que nous avons lues), ne sont pas faits pour rendre facile l’analyse d’une situation dont l’urgence et le péril sont augmentés encore, s’il est possible, du poids de modes de pensée racistes.

Colette GUILLAUMIN.