Article de Marceau Pivert paru dans La Nouvelle revue socialiste, Quatrième année, n° 33, 15 septembre au 1er novembre 1930, p. 521-526

Le Congrès de Nîmes du Syndicat national des instituteurs a de nouveau appelé l’attention sur les progrès du cléricalisme dans certaines régions, comme en Vendée, où le nombre des écoles dites « libres » (c’est-à-dire confessionnelles, catholiques) surpasse aujourd’hui le nombre des écoles publiques.
Le Congrès de Clermont-Ferrand de la Ligue de l’Enseignement avait d’autre part mis en lumière l’action cléricale à l’intérieur de l’école publique menée par les « Davidées », ces institutrices laïques rattachant ouvertement leur enseignement aux principes et aux exigences de leur foi catholique.
Il y a donc incontestablement une offensive contre cette institution si particulière à la France : l’Ecole laïque. Comme, d’autre part, les représentants qualifiés des Congrégations sont au Gouvernement, rien d’étonnant dans la carence voulue des pouvoirs publics : loin de défendre âprement une législation qu’ils n’ont pas le courage d’abroger, ils sapent peu à peu les « lois fondamentales de la République » en matière d’enseignement ou de séparation des Eglises et de l’Etat.
Les instituteurs, qui sont aux avants-postes dans cette bataille ne voient pas sans colère leurs adversaires gagner chaque jour en audace et en puissance. Insultés dans la rue et jusque dans leur classe, traînés dans la boue par des curés fanatiques, privés du lait nécessaire à leurs enfants, ayant à subir de véritable tentatives d’assassinat (1), ils constatent que leur seul recours réside dans leur organisation syndicale et se préparent à lancer celle-ci avec le dynamisme de ses 80.000 membres dans la lutte électorale en 1932.
Par ailleurs, leur influence joue un rôle non négligeable dans l’accentuation d’un nouvel état d’esprit que le Congrès de Biarritz de la Ligue des Droits de l’Homme a mis en évidence : 797 mandats y ont maintenu le principe de la liberté de l’enseignement, mais une minorité importante de 549 mandats a défendu le monopole ou la nationalisation.
Cet ensemble de faits mérite un examen attentif : Que signifie cette « crise de la laïcité » ? Qu’y a-t-il exactement dans le concept de laïcité ? Quels rapports sociologiques existe-t-il entre ce concept et le développement historique de la lutte des classes ? Quelle est la direction essentielle et strictement prolétarienne de l’effort socialiste en matière de laïcité ? C’est ce que nous allons tenter de définir.
Si la laïcité prend son relief le plus significatif en matière d’enseignement, cela tient à l’importance considérable des questions d’éducation pour une société donnée. Par le biais de l’éducation se révèlent les exigences d’une époque, les besoins impérieux des classes en lutte. Mais avant de se présenter au seuil des institutions scolaires, une idéologie nouvelle a dû déjà cheminer longtemps dans les soubassements de la société qui la contient. En vérité, c’est dans les modifications du système de connaissance, c’est-à-dire dans les changements d’attitude intellectuelle provoqués par les changements de rapports entre les hommes et la nature qu’il faut chercher la source d’une idéologie comme la laïcité.
On sait comment le christianisme prend, avec le régime féodal, la forme et la structure qui en font le fidèle reflet, dans le domaine de la pensée, des besoins de la classe régnante. Tout se confond avec la théologie : morale, politique, jurisprudence, sciences de toutes natures. Une seule culture : celle dont l’Eglise a le monopole ; une seule référence : la Bible. Une seule connaissance possible : les textes sacrés, les commandements de l’Eglise. Servitude sur toute la ligne. Défense à l’hérésie, défense à la morale indépendante, défense à la science de la nature de s’évader du cachot. Nulle époque n’illustre plus brillamment le déterminisme des idées et des croyances en fonction des structures sociales; à la hiérarchie féodale se superpose exactement la hiérarchie ecclésiastique, sur l’oppression économique des seigneurs se calque l’oppression intellectuelle des prêtres et des prélats.
Mais le bel édifice est miné par un mal intérieur sans remède. Les modifications d’ordre économique sont liées entre elles par une mécanique qui se moque des prières, des paternotres et des bûchers. Le moment vient où les villes s’enrichissent, où les paysans, écrasés, se révoltent, où quelques esprits dans la minorité cultivée sont las d’étudier la nature à travers Aristote. Réaction contre les dogmes, réaction contre le luxe et la richesse de l’épiscopat et du Vatican, réaction contre la scholastique stérilisante … On peut dire que la laïcité de la pensée naît de cette réaction multiforme. Elle se développe, à mesure que s’élève la bourgeoisie, unissant dans l’opposition au féodalisme, d’abord à la monarchie absolue, ensuite, les couches sociales montant vers le pouvoir et la classe plébéienne, dépourvue de tous droits.
Nous ne suivrons pas, ici, les mille détours du processus qui conduit à la première laïcisation de l’école, au moment où la bourgeoisie fait sa Révolution. Incapable de maintenir ses positions, se confiant à un Bonaparte, puis à un Louis-Philippe, puis à un autre Bonaparte (pendant que l’Eglise demeure fidèle aux produits de la décomposition féodale, aux aristocraties tantôt terriennes et tantôt industrielles qui ont besoin de sa formidable influence conservatrice), la bourgeoisie républicaine (2) s’est dégagée enfin, il y a cinquante ans, de cette redoutable adversaire. Les « lois laïques » traduisent un effort de la bourgeoisie vers le pouvoir politique en même temps qu’une nécessité de la production capitaliste, qui ne peut plus se contenter de main-d’œuvre illettrée (tout au moins dans les villes, car pour la production agricole, on ne se préoccupe guère de mettre en vigueur la loi sur l’obligation scolaire !). Mais l’Eglise n’hésite pas à accomplir un audacieux mouvement tournant ; en même temps qu’elle garde la confiance des hobereaux, des militaires et de la caste nobiliaire, elle cherche à utiliser l’éveil de la conscience prolétarienne : Avec Léon XIII commence l’époque du « catholicisme social », l’organisation des « jeunesses ouvrières catholiques », le « syndicalisme chrétien ». C’est pour elle un jeu d’enfant que susciter, en réponse à l’anticléricalisme jacobin, un cléricalisme prolétarien qui prend son point d’appui sur des besoins de classe incontestables …
Cependant, le mouvement ouvrier révolutionnaire se conjuguant à l’effort de la bourgeoisie libérale pour accentuer la laïcisation, la loi de la séparation est votée et nous arrivons, au début du XXe siècle au sommet de la courbe des velléités bourgeoises en matière de laïcité … Dès cette époque, on sent que la bourgeoisie n’ira pas au terme de son effort. Le prolétariat s’organise et son activité, sa fermentation, ses grèves, la montée socialiste, préoccupent un Clemenceau (anticlérical authentique !) d’une autre manière que les prétentions de l’Eglise. Le changement de front des hommes du radicalisme est complet entre 1906 et 1914. L’ennemi n’est plus l’Eglise. L’ennemi de classe est le prolétariat, qu’il faut mater, au besoin par la fusillade et l’illégalité. Une fois de plus s’observe le phénomène historique banal : unité d’action dans l’opposition ; puis hissée au pouvoir sur les épaules du prolétariat, la bourgeoisie tourne ses batteries contre son allié de la veille (1).
La guerre met en évidence la fragilité des lois laïques : la laïcisation de l’Etat fait place à l’union sacrée, à l’abrogation tacite des dispositions relatives aux Congrégations, au retour du clergé, comme puissance publique officiellement reconnue. La laïcisation de l’Ecole ne peut pas être à l’abri des conséquences de ce changement de front. Au cinquantenaire des Ecoles Normales, Millerand, président de la République, définit une laïcité tout à fait rassurante pour l’Eglise. C’est d’ailleurs le vocable « neutralité » qui se substitue peu à peu au vocable trop insolent de « laïcité ». Une neutralité « bienveillante à l’égard des puissances spirituelles » naturellement !
La « crise de laïcité », que traverse notre Ecole publique à l’heure actuelle, traduit ce retour de l’Eglise dans les coulisses du pouvoir, avec la complicité plus ou moins ouverte des anticléricaux et des voltairiens d’il y a vingt ou trente ans … La loi de séparation est en fait abrogée. L’Ecole laïque résiste grâce à son personnel. Mais qu’on ne s’y trompe pas, les cadres sont soigneusement noyautés, le recrutement livré au jeu des forces sociales sur lesquelles l’Eglise a repris son influence, la situation de l’instituteur volontairement négligée (il est placé au bas de l’échelle des fonctionnaires et la comparaison de son salaire à celui de ses collègues anglais, allemands ou suisses, est révélatrice à ce sujet). Aucune disposition légale ne vient corriger, dans les régions menacées, la puissance économique du patron, du propriétaire terrien, du châtelain, qui exigent de leurs subordonnés la fréquentation de l’école « libre ». La laïcité de l’Ecole est menacée dans la mesure même où la direction spirituelle de toutes les forces coalisées de conservation sociale a été reprise, après une parenthèse d’une vingtaine d’années, par l’Eglise catholique. Quant à la laïcité de la pensée, inutile d’insister sur les brimades et les persécutions multipliées contre l’expression des idées dites subversives … L’emprisonnement de Marty, élu par le suffrage universel, pour l’envoi d’une lettre au Maréchal Foch est un scandale suffisamment expressif à ce sujet.
La crise de la laïcité n’est d’ailleurs qu’à son début.
Extérieurement, elle se manifeste par les audaces et les attaques multiples de l’Eglise contre l’Ecole aussi bien que par la mollesse, le désarroi ou la complicité ouverte de la bourgeoisie théoriquement anticléricale.
Intérieurement, elle s’exprime par la peur des mots et la nombre de préjugés régnants (c’est-à-dire utiles à la classe dirigeante) trouvent crédit, un certain nombre de notions contestables demeurent « tabou ». Il y a là toute une étude à faire qui dépasserait le cadre de cet article. Mais il n’y a qu’à lire les manuels et même certaines instructions officielles pour se rendre compte des procédés employés plus ou moins consciemment par un régime pour se prolonger. En tout cas, les lacunes sont remarquables. Elles frappent d’autant plus l’observateur que celui-ci a une conception plus précise de la laïcité.
La laïcité n’est pas seulement, comme on se plaît à le dire, la neutralité confessionnelle. C’est quelque chose de positif. A partir du moment où l’on accepte de former la personnalité de l’enfant en dehors des affirmations d’une foi quelconque, on est lié par un système, qu’on le veuille ou non. Si l’Ecole laïque était seulement l’école neutre, certain évêque de Malines aurait raison qui s’écriait avec indignation : « Arrière l’école neutre, l’école NULLE ». Mais la laïcité implique l’existence d’une connaissance, d’une morale, d’une pensée absolument indépendante de tout dogme préétabli. Elle signifie que l’homme se sent capables de trouver en lui-même, dans son expérience, dans l’expérience sociale, les règles de son activité, les fondements de sa science, les éléments de sa pensée. Elle a donc pour double postulat : le respect de l’intégrité de l’enfant, le respect de l’intégrité de la réalité observable. Toute éducation laïque est donc antidogmatique par définition ; elle a pour objets, au sens large, « d’ouvrir les yeux », d’apprendre à voir, à saisir des rapports entre les choses et en même temps d’apprendre à voir tout ce qui peut être vu, autrement dit de faire passer au crible de l’esprit critique toutes les données de l’expérience et toutes les notions reçues.
Se rend-on bien compte de la portée révolutionnaire d’un tel enseignement?
Et comprend-on qu’il ne soit pas du goût des privilégiés ?
Tout ce qui tend à conserver l’ordre social, dans sa structure fondamentale est en effet pour une philosophie « statique » ; la laïcité, philosophie du mouvement, est au contraire, par sa nature même, au service de la classe révolutionnaire.
C’est donc par le prolétariat et par lui seul que sera résolue « la crise de la laïcité ». Cela durera aussi longtemps que son ascension au pouvoir. Certes, « dans l’opposition », si quelques couches sociales petites-bourgeoises restent fidèles à la notion révolutionnaire de la laïcité, la conjonction des efforts pourra se retrouver, pour réduire les prétentions cléricales ; mais à l’heure où la grande bourgeoisie industrielle et la féodalité bancaire s’organisent pour exercer un pouvoir dictatorial, à l’heure où l’Eglise redevient la grande force de coercition spirituelle dont elles ont besoin, au même titre que leur appareil militaire et policier, il serait d’une puérilité sans exemple de se reposer du soin de la défense laïque sur les classes intermédiaires, partagées entre l’espoir et la peur ; l’espoir de s’élever au rang de l’aristocratie dirigeante, la peur d’être précipitées dans les rangs du prolétariat …
Parce qu’il a besoin de l’indépendance de ses mouvements, de la liberté de ses expressions, de la spontanéité de ses réactions (et c’est ce qui condamne la déviation bolcheviste du mouvement ouvrier en tant que doctrine) le prolétariat est laïque par essence.
Pour ce qu’elle est antinomique aux pouvoirs établis dans une société divisée en classes, parce qu’elle est une « insurrection permanente de la pensée », la laïcité s’opposera aussi bien au dogmatisme des cléricaux qu’au pseudo-neutralisme des libéraux. Elle sera à la base de tous les enseignements dans l’école nationalisée, de toutes les institutions dans l’Etat prolétarien, de toutes les manifestations de la conscience et de la pensée dans la société socialiste.
Marceau PIVERT.

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