Article de Robert Bonnaud paru dans La Quinzaine littéraire, n° 337, 1er-15 décembre 1980

Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient crée par l’Occident. Trad. de l’anglais par Catherine Malamud, Le Seuil éd.
par Robert Bonnaud
Le livre d’Edward W. Said, chercheur palestinien, professeur de littérature anglaise et comparée à l’université Columbia de New York, n’ambitionne pas de rivaliser avec les ouvrages classiques de Raymond Schwab sur la Renaissance orientale (Payot, 1950) et de Vassili Barthold sur la Découverte de l’Asie (traduit du russe, Payot, 1947). Il se refuse à être une « chronique des études orientales dans l’Occident moderne », une histoire « encyclopédique » de l’orientalisme érudit. C’est un survol sélectif et subjectif, une revue critique des idées sur l’Orient entretenues par l’Occident. C’est, pour paraphraser le subtil François Hartog (le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Gallimard, 1980), le Miroir du Miroir, la représentation des représentations, un tableau sans indulgence des structures caractéristiques de l’orientalisme (au sens très large, qui n’est pas le sens français courant), de son idéologie implicite et explicite. Le livre paraît en traduction française au moment même où la Petite Collection Maspero publie, de Maxime Rodinson, un panorama du développement des études arabes et islamiques en Occident (la Fascination de l’Islam), – panorama où Said lui-même figure, où est signalé l’« effet de choc » produit par son livre, ainsi que l’« over-sensitiveness » de l’auteur et le danger de certaines de ses analyses ou formulations.
L’Orientalisme est loin du bilan serein et équilibré, un peu froid, fourni par Rodinson. C’est un livre informé et partial, qui émeut et qui irrite. Il pourrait s’appeler Ombres sur l’orientalisme, ou l’Orient calomnié par les orientalistes mêmes, ou, plus justement encore, car la Chine et l’Inde, l’Asie non-musulmane, sont marginalisées, les Voyeurs-dénigreurs de l’Islam. Que l’on ne cherche point chez Said l’éloge de Montaigne ou de Postel, de Voltaire (les deux derniers sont mentionnés, sans plus), de Ferrari ou de Reclus. Les esprits les plus universalistes d’Occident, les plus soucieux de rendre à l’Orient son dû, et les plus généreux, les plus hostiles au colonialisme, ne figurent pas à l’index, ou n’ont droit qu’à des allusions vagues. L’opinion de Condorcet sur le rôle historique de l’Islam, celle de Comte sur la conquête de l’Algérie, sont-elles connues d’Edward Said ? Est-il équitable de ranger les livres de Pierre Loti (cet amoureux fou du Proche-Orient et de ses peuples) parmi les « romans exotiques d’écrivains mineurs » ? Spengler est crédité de « flair » et d’« enthousiasme », mais dans un contexte très péjoratif. Et la désoccidentalisation de l’histoire par le Déclin de l’Occident, le philo-arabisme de ce livre (est-ce un hasard s’il fut traduit en français par un germaniste algérien, Mohand Tazerout ?), méritaient tout de même mieux que cinq lignes (sur trois cent quatre vingt (environ) …
Il est normal qu’écrivant un livre polémique contre un certain « orientalisme », l’orientalisme anti-oriental des gens de lettres, des doctrinaires et des érudits, Said ait traité surtout du XIXe siècle, que le XVIIIe soit sacrifié. Il est normal que Renan et son aryanisme soient pourfendus (et Poliakov appelé à la rescousse ; les Sémites de Poliakov ne sont pourtant pas ceux de Said !) Il est normal que soient retenues contre Marx les sottises qu’il a écrites sur les peuples non occidentaux. Mais le dessein fait problème, et donc la sélection. On rêve d’une défense de l’orientalisme, d’une apologie, d’une sélection différente. En attendant, on soupçonne chez l’auteur quelque anti-intellectualisme, quelque anti-rationalisme. On flaire le populisme, qui parfois est borné. Est-il impossible de connaitre l’autre ? Faut-il, pour parler des Arabes, être Arabe ? Doit-on imiter Vincent Monteil qui, dans son Islam noir réédité (Seuil, 1980), annonce sa conversion à l’Islam ?
Said est Palestinien. Il lui sera beaucoup pardonné. Il fait partie de ce peuple que l’Occident, pour caser son surplus de Juifs, a privé de terre, de « homeland ». Ecorché vif, Said l’est certainement. Comment lui reprocher de se blesser partout, de souffrir à la lecture des meilleurs livres, de déceler dans des propos (presque) innocents une féroce hostilité à l’Islam ? Il n’est que trop vrai : l’orientalisme a servi, sert aussi encore, à déconsidérer la lutte des peuples d’Orient. Les Palestiniens supportent mal l’occupation de la Palestine ? C’est à cause de l’hostilité de l’Islam, depuis ses débuts au VIIe siècle, à l’égard des populations non islamiques, – suggère un « orientaliste contemporain de renom ». Les Algériens sont incapables de se gouverner, ils l’ont toujours été, ils le seront toujours, – démontrait la défunte école des historiens d’Alger. Si l’œuvre de Gautier (Emile-Félix, non Théophile) était mieux connue à Columbia, quel chapitre vengeur Edward Said nous eût donné !
Chapitre vengeur, chapitre déformateur sans doute. Car Emile-Felix lui-même n’est pas dénué de valeur scientifique durable. Dans la conviction de l’infériorité de l’Islam, – base du « consensus » orientaliste selon Said, – on peut distinguer bien des choses : le préjugé chrétien, le mépris colonial, la fermeté rationaliste aussi. Et infériorité ne veut point dire nécessairement infériorité éternelle, essentielle. Le Condorcet de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain était fort sévère pour les Arabes de son temps ; il n’en saluait pas moins en Mahomet le fondateur de la religion « la plus simple dans ses dogmes, la moins absurde dans ses pratiques, la plus tolérante dans ses principes ».
L’historien anglais Geoffrey Barraclough, dans une magistrale synthèse sur les Tendances actuelles de l’Histoire (écrite pour l’UNESCO et publiée aujourd’hui en livre de poche chez Flammarion), affirme que les plus marquées de celles-ci sont le « passage de l’idiographique au nomothétique » et « l’élargissement du champ de vision de l’historien », dans l’espace notamment. Il estime que « l’histoire de l’Orient commence seulement à sortir de son isolement de discipline spécialisée ». Il demande qu’on l’aide à s’affranchir de la philologie et à prendre sa place « dans le courant principal de la pensée historique ». Liquider les ghettos orientalistes (et l’occidentalisme historien) est en effet une tâche qui s’impose à notre temps. Liquider les ghettos, c’est-à-dire disperser leurs richesses, exorciser leurs démons. On ne le fera pas sans le concours des Orientaux, de leurs jeunes forces et de leur vigilance, et la caricature trop ressemblante que dessine Said est précieuse à ce titre. On ne le fera pas sans le secours des pensées les plus vastes, les plus universelles, conçues par l’Occident, de Montaigne à Ferrari et à Marx, de Voltaire et Condorcet à Spengler.
L’histoire de l’Orient (du monde non occidental, finalement) est une chose très sérieuse, qui importe à l’humanité entière, et sans laquelle l’histoire, fût-elle « nouvelle » ou « totale », n’est qu’une fausse science, ridiculement tronquée, le moyen, d’abord et avant tout, de doter d’une mémoire collective les ethnies et les groupes affrontés. L’étude du passé oriental a été laissée pendant quelques siècles aux orientalistes occidentaux. Puisse-t-elle ne pas devenir le monopole des Orientaux orientalisants des divers Orients d’aujourd’hui …

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