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Michel Seurat : À propos du livre d’Edward Said

Article de Michel Seurat paru dans la Revue d’études palestiniennes, n° 1, automne 1981

Edward Said. L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident ; préface de Tzvetan Todorov, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980, 393 p.

Revu par Michel Seurat*

On l’aura deviné avant même d’avoir lu son ouvrage : dans L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Edward Said règle des comptes. Et sa colère est juste … sinon toujours justifiée.

Juste, assurément, car à se plonger dans la foison de documents que cite l’auteur sur près de quatre cents pages, de Bonaparte à Kissinger, avec quelques digressions jusqu’à Dante, voire Hérodote, dans ce qui pourrait être une chrestomathie des quelque soixante mille ouvrages rédigés en Occident sur le seul Moyen-Orient de 1800 à 1950 (p. 235), on reste atterré par le caractère hâtif – le plus souvent injurieux – des jugements formulés à l’encontre du fait arabo-islamique dans son ensemble. Toutes fonctions sociales et points de vue confondus, depuis « l’optique du bureau arabe » pour reprendre la formule de J. Berque – jusqu’aux récits exaltés de voyageurs en passant par les travaux à prétention scientifique, cette galerie de portraits rivalise d’invention pour dresser un même tableau malveillant de « l’Orient » : ignorance totale de la liberté pour Chateaubriand (p. 199), caractère « incomplet » de la « race sémitique » pour Renan (p. 174) qui précise qu’« elle est à la famille indo-européenne ce que la grisaille est à la peinture », bizarrerie et excentricité chez Flaubert (p.122) avec la sexualité muette et insatiable de l’Orientale (p. 215), les « Arabes » de T. E. Lawrence … « que l’on peut lier à une idée comme à une longe » (p. 271), « l’aversion (bien connue) des Musulmans pour le processus intellectuel du rationalisme » (p. 126, in H.A.R. Gibb, le fameux Modern Trends in Islam), sans oublier bien sûr les attaques ressassées d’un siècle à l’autre contre la religion « mahométane », système d’« hypocrisie organisée » selon W. R. Smith (p. 265), jusqu’à B. Lewis, qui, dans un ouvrage récent, se lance dans des considérations linguistiques douteuses pour expliquer le sens du mot « révolution », en associant la racine « th-w-r » à l’image d’un chameau (?) qui se lève (p. 343) … Merci pour tous les révolutionnaires arabes qui ont payé de leur vie leur attachement à une idée aussi saugrenue! La remarquable permanence de cette inspiration donne à évaluer, au sein du « champ énonciatif » orientaliste, la prééminence du « domaine de mémoire », tel que le définit Michel Foucault dans L’archéologie du savoir, un auteur auquel E. Said reconnaît sa dette intellectuelle. Remontant aux sources de ce discours, celui-ci fait sienne la célèbre thèse d’Henri Pirenne sur Mahomet et Charlemagne, pour montrer comment l’Occident a établi « son système de représentations de l’Orient … et fait de l’Islam l’essence même d’un être du dehors contre lequel, dans sa totalité, la civilisation européenne est fondée à partir du Moyen Age » (p. 88). Le « défi » que représente l’Islam pour l’Europe dès l’origine donne une singularité à la production orientaliste qui lui est consacrée, par rapport à tous les autres cas de figure de l’aire tricontinentale : E. Said cite l’exemple de l’Inde (p. 93), et dresse un parallèle entre les stratégies discursives d’un Bonaparte en Egypte et des Conquistadores en Amérique (p. 100). Finalement, et c’est là que réside la formidable imposture, l’Europe, pour avoir accumulé un savoir systématique sur l’Orient, peut se targuer de le connaître mieux qu’il se connaît lui-même et en un sens de l’avoir « créé » – d’où le titre de l’ouvrage en français. L’Egypte « est » ce qu’en sait l’Angleterre (p. 48), l’Orient existe « tel que » nous le connaissons … De l’orientalisme aux accords Sykes-Picot et à la déclaration Balfour la ligne est directe, et nous n’aurons pas l’outrecuidance de contester sur ce point la thèse d’Edward Said, Palestinien, émigré aux Etats-Unis (où il enseigne la littérature anglaise et comparée à l’Université de Columbia).

Dans le cheminement de sa pensée, l’auteur fait quelques remarques d’ordre épistémologique, dont l’une nous parait de la plus grande importance, parce qu’elle souligne le caractère purement « textuel » du champ de la recherche orientaliste. E. Said rapporte, à propos de « certains orientalistes allemands du début du dix-neuvième siècle, qu’ils ont été complètement guéris de leur goût orientaliste par le premier coup d’œil jeté sur une statue indienne à huit bras » (p. 69), mais on pourrait en dire autant de nombre d’orientalistes arabisants aujourd’hui qui se plongent avec ferveur dans des manuscrits remontant à la période de grandeur de l’Islam, dans le fiqh, la mystique ou la grammaire, en se demandant à chaque instant comment tout cet héritage a pu être l’œuvre … d’« Arabes ». Traditionnellement, la connaissance de l’Orient passe par l’écrit. D’où le retard accumulé dans ce domaine par d’autres perspectives comme l’archéologie par exemple, ou a fortiori les sciences sociales, qui en sont encore à leurs balbutiements. On peut interpréter de manières différentes cette particularité de l’énoncé orientaliste, d’abord par la pesanteur déjà évoquée de rapports intrinsèques de filiation, de transformation et de continuité historique, qui d’une certaine façon font qu’il « s’auto-produit ». Palingénésie très bien perçue par l’auteur quand il écrit (p. 69) qu’« un savant orientaliste voyageait dans le pays de sa spécialité (…) toujours bardé d’inébranlables maximes abstraites concernant la « civilisation » qu’il avait étudiée, (et dans le seul but de) prouver la validité de ces « vérités » moisies ». Autre possibilité d’interprétation :

« Il n’est pas facile d’écarter un texte qui prétend contenir des connaissances sur quelque chose de réel. On lui attribue valeur d’expertise. » (p. 13).

Quand au Congrès de la Syrie, organisé par la Chambre de Commerce de Marseille en janvier 1919, C. Huart, professeur aux « Langues Orientales », ou M. de Martone, professeur à la Sorbonne, tracent au cordeau «les frontières de la Syrie historique», et assurent que « nous » y sommes « attendus », on ne voit pas qui pourrait leur apporter la contradiction. Tout se passe donc comme si, à l’instar du discours pré-platonicien, et pour paraphraser M. Foucault (L’ordre du discours ; Gallimard, 1971, p. 17), la vérité la plus haute pour l’orientalisme ne résidait pas dans ce qu’il « disait », mais dans ce qu’il « était » (en tant que seul habilité à parler) et surtout ce qu’il « faisait » (« l’Orient »).

A propos d’une autre remarque formulée par E. Said, quant au contenu même du discours, nous émettrons quelques réserves, « sur la pointe des pieds », c’est-à-dire avec le souci de ne pas envenimer un débat déjà mal engagé comme on sait. E. Said, donc, relève à juste titre une contradiction fondamentale entre la passion orientaliste pour la taxonomie et les concepts utilisés pour l’assouvir, généralement d’une imprécision navrante. On conçoit fort bien l’agacement qui doit être ressenti de se voir coller sur le front à n’importe quel propos des étiquettes telles qu’« oriental », « arabe » ou « musulman », quand ce n’est pas « féodal » ou « tribal », comme si, ainsi que l’écrit A. Abdel Malek dans un article resté célèbre (L’orientalisme en crise, in La dialectique sociale ; Seuil, 1972, p. 85), tout ce qui a trait à l’Orient était « frappé d’une altérité constitutive ». Pour notre part, sans être aussi intimement concernés, nous partageons cet agacement chaque fois que, dans des études au demeurant fort sérieuses, il est question d’« intellectuels musulmans » – pour prendre un exemple – lesquels sont immanquablement « confrontés au défi du monde moderne », ou encore des « régimes politiques musulmans », etc., autant de formules qui dans la plupart des cas ne recouvrent aucune réalité concrète. A ce propos du reste, l’auteur dénonce l’utilisation abusive, « métaphysique » écrit-il (p. 312), de cette catégorie : l’Islam, comme d’une pure abstraction, chez un von Grunebaum ou un Gibb, qui le plus souvent négligent de situer l’« Islam » en question, dans le temps et dans l’espace.

Historiquement, E. Said voit dans ce mouvement de « classification » une des conditions fondamentales d’émergence du discours orientaliste (p. 142). Mais ce qu’il ne semble pas admettre de manière explicite – même s’il le fait justement remonter aux travaux de Linné et de Buffon, qui au XVIIIe s. ont posé les fondements de l’Histoire naturelle – c’est qu’il est plus simplement la condition d’émergence de tout discours scientifique. Ainsi notre auteur se demande-t-il (p. 61) s’il est possible de « diviser la réalité humaine », pour s’empresser de répondre par la négative, faisant valoir les dangers (réels) des catégorisations systématiques, d’un point de vue scientifique – ces catégories devenant les points de départ et d’arrivée de toutes les analyses – et politique, comme on l’a vu. Mais cela dit, il ne fait qu’esquiver les problèmes, qui sont effectivement à la fois scientifiques et politiques. Nous n’en voudrons pour preuve qu’un seul exemple, le premier à venir à l’esprit : les « Arabes ». On pourra l’encadrer de tous les guillemets souhaités et nonobstant son utilisation raciste par certains médias en Occident, voilà une catégorie qui mérite toute l’attention du « savant » et du « politique ». Prétendre en effet – ce que ne fait pas E. Said expressément – que les Arabes ne sont que cent cinquante millions d’individualités, c’est refuser a priori tout discours scientifique à leur propos, c’est aussi prendre une position politique à laquelle E. Said ne souscrirait pas nécessairement. Et il est vrai que l’ouvrage donne constamment l’impression de flotter entre l’affirmation passionnée d’une spécificité (l’irréfutable « nous sommes différents »), et une aspiration légitime pour les peuples de l’aire arabo-musulmane à l’universalité (en se prévalant d’une identité qu’il ne nous appartient pas ici de définir). E. Said devrait ainsi replonger sept fois sa plume dans l’encrier avant de s’en prendre à H.A.R. Gibb quand celui-ci affirme qu’« appliquer la psychologie et le mécanisme des institutions politiques occidentales à des situations asiatiques, c’est du pur Walt Disney » (p. 127). Il peut toujours mettre en avant, à la même page, nos « idées sur la gauche et la droite, les révolutions et le changement », il ne parviendra pas à arracher à cette affirmation sa part de vérité. Le drame libanais suffirait à nous le faire comprendre. Et vouloir considérer aujourd’hui ces Etats du Proche-Orient à la lumière des expériences passées en Occident n’est pas moins absurde que de ne voir, avec B. Lewis (id) dans la résistance des Palestiniens arabes à l’occupation de leurs terres par les Sionistes, rien d’autre qu’un « retour de l’Islam ». Le faible bagage conceptuel dont nous disposons pour appréhender la réalité de ces sociétés n’est finalement que le résultat d’une situation dont E. Said a fait le sujet de son livre. Il devrait être en retour un stimulant pour la recherche.

Or que nous laisse espérer notre auteur sur ce plan ? Sans aucun ménagement rhétorique cette fois, il nous renvoie à « notre » réalité (p. 24), en insistant sur l’adjectif possessif, savoir que lorsque nous nous heurtons à l’Orient, c’est en premier lieu en tant qu’Européen, ensuite en tant qu’individu. Et il ajoute, pour faire bonne mesure, qu’

« être un Européen (ou un Américain) … signifie encore que l’on a conscience, même vague, d’appartenir à une puissance qui a des intérêts bien précis en Orient … ».

Passe encore la « réalité objective », mais la « conscience » ! E. Said nous permettra de protester, car pour le coup on peut lui retourner le principal reproche qu’il assène à l’orientalisme, celui de « polariser la distinction – l’Oriental (devenant) plus oriental, l’Occidental plus occidental – et de limiter les contacts humains entre les différentes cultures » (p. 61). S’il réfute (p. 347) la thèse bien connue selon laquelle il existerait un « Orient véritable » accessible au seul point de vue de l’« intérieur », entre le « service de renseignements » et l’érudition « désintéressée et abstraite » – qu’il admet « avec peine » et à la rigueur « intellectuellement » (p. 115) – il n’entrevoit jamais d’autre vocation possible pour les sciences humaines sur le terrain « oriental », au double niveau scientifique/politique déjà évoqué. En engageant son combat dans une telle orientation, E. Said peut compter sur deux alliés à l’appui indéfectible : en Occident, tous les intellectuels qui font profession de mauvaise conscience, et on doit s’interroger à ce propos sur le retentissement dans l’opinion française d’un ouvrage dont le genre n’est pas un familier des palmarès de l’édition ; en Orient, certains fonctionnaires de la plume, zélateurs d’un nouvel obscurantisme, qu’il se veuille « authentique » ou « progressiste ». « Entre les différentes cultures », il est à redouter alors que les seuls « contacts » possibles ne s’opèrent plus que par voie de presse, le discours arabe payant fort cher, à l’instar d’un Kim Il Sung, son passage dans les colonnes « publicité » des journaux occidentaux, et l’Occident demeurant prisonnier d’une image, que lui ont déjà forgée dans leur dernière page certains quotidiens arabes, de la « décadence des mœurs » attestée par la drogue ou l’avortement, au concours du plus gros mangeur de choucroute …

Nous arrêtons là notre critique sur le fond, car E. Said pourra nous reprocher – avec raison – de lui faire dire ce qu’il n’a pas voulu dire, comme il s’est défendu, en réponse à Maxime Rodinson, de vouloir jouer les Lyssenko (Le Monde, 7 déc. 1980, p. XV). De la même manière, il n’était pas de son ressort dans ce travail de donner une nouvelle définition des « Arabes » ou de vérifier l’opportunité d’une formule comme celle du « despotisme oriental ». Cependant, si l’ouvrage suscite ce que son auteur pourra considérer comme un « glissement » dans son interprétation, c’est qu’il pose aussi – et cette fois de manière indiscutable – un problème au niveau de la forme, plus exactement de la méthodologie. Dans sa critique du discours orientaliste, E. Said fait constamment référence, et de manière le plus souvent sous-entendue, à un autre discours du type : « les Arabes ne sont pas ce que vous croyez … », que l’on pourra juger « oriental », « spécifique », « de gauche », ou ce que l’on voudra, mais qui n’est finalement qu’un autre essentialisme, un autre « orientalisme ». Le meilleur exemple nous en est donné par ce jugement à l’emporte-pièce, tiré du même article du Monde :

« L’instinct de domination est inscrit dans l’histoire de l’Occident et non dans celle de l’Orient ».

En d’autres termes, E. Said n’a pas rempli le contrat qu’il s’est assigné dans son introduction en se réclamant de la démarche épistémologique d’un Michel Foucault. Loin de contribuer à « l’archéologie » de l’orientalisme, il a fait de « l’explication de texte » en puisant dans le sottisier – insondable à ce qu’il apparaît – des orientalistes. Il s’en explique du reste en toute honnêteté (p. 37). Ce faisant, il s’est tenu à ce que M. Foucault appelle le « simple entrecroisement des choses et des mots », sans dégager les règles propres à la pratique discursive de l’orientalisme. Et la première de ces règles, la plus triviale, est que l’identité de celui-ci, en tant qu’énoncé, est soumise à l’ensemble des autres énoncés au milieu desquels il figure (L’Archéologie … , Gallimard 1969, p. 136). Ainsi, à titre d’exemple, M. Foucault démonte-t-il les rapports existant au XIXe s. entre la famille bourgeoise et le fonctionnement des instances judiciaires. E. Said, quant à lui, nous semble faire preuve de naïveté quand il dénonce les compromissions de l’orientalisme avec le pouvoir colonial. Car il n’est que de replacer ce discours dans le contexte historique des «bourgeoisies conquérantes » au XIXe s. pour comprendre qu’il ne pouvait en être autrement, selon le principe bien connu que l’« on ne peut parler à n’importe quelle époque de n’importe quoi » (L’Archéologie … , p. 61). A preuve, le discours marxien qu’E. Said analyse à travers le célèbre texte sur l’Inde (p. 179) :

« Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie. Sinon, quels que fussent les crimes de l’Angleterre, elle fut un instrument inconscient de l’histoire en provoquant cette révolution ».

Notre auteur constate que là encore, l’Orient n’est pas intégré dans l’énoncé pour lui-même, « comme matériau humain », qu’il est seulement un « élément d’un projet romantique de rédemption de l’humanité » (id) tout entière, bien entendu en commençant par l’Occident.

« Analyser une noix, c’est la briser ». Retournons l’aphorisme de Hegel. Si « les « Orientaux » n’acceptent plus l’image que nous leur proposons d’eux », comme l’écrit T. Todorov dans la préface de l’ouvrage, ils doivent nécessairement, pour la briser, l’analyser au niveau de sa « surface d’émergence » qui est celle de l’Occident colonial, c’est-à-dire, pour s’en tenir à la méthode proposée par M. Foucault, délier le tissu de relations établies alors « entre des institutions, des processus économiques et sociaux, des formes de comportements, des systèmes de normes, des techniques, des types de classification, des modes de caractérisation » (L’Archéologie … , p. 61), qui ont donné à l’objet (« l’Orient ») « d’être placé dans un champ d’extériorité ». Au terme de cette analyse, ils feront apparaitre un autre objet, qui ne sera plus seulement l’image inversée du précédent.


* C.N.R.S., Beyrouth.