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Michel-Marcel : Aux colonies

Article signé Michel-Marcel paru dans Le Travailleur, Cinquième année, n° 466, 8 octobre 1905

On annonce de Brazzaville que Gaud et Toqué viennent d’être condamnés à cinq ans de réclusion. Mais peut-être – les événements se succèdent si rapidement – ne se souvient-on déjà plus des exploits de ces deux personnages. Les affaires Jaluzot, Cronier et Gallay sont bien plus passionnantes.

Gaud et Toqué étaient, et peut-être le seront ils encore, deux administrateurs coloniaux, c’est-à-dire des fonctionnaires chargés de faire apprécier aux noirs les bienfaits de la civilisation.

Ces deux individus s’acquittaient fort bien de cette noble mission. Après boire, alors qu’une douce ivresse envahissait leurs cerveaux, ils s’amusaient délicieusement.

Vous n’ignorez pas que la dynamite, de découverte relativement récente, est une des gloires de la civilisation. Eh bien ! Gaud et Toqué avaient juré de montrer aux noirs la puissance de cet explosif.

Mais comment rendre la démonstration éclatante ? Ah ! très simplement. Ils faisaient introduire une cartouche de dynamite dans le derrière d’un nègre et ils ordonnaient d’y mettre le feu.

Songez, quelle douce joie devaient éprouver ces civilisés pendant les quelques instants qui précédaient l’explosion, alors que le noir se roulait épouvanté.

La cartouche explosait enfin et les débris humains étaient rejetés au loin, et vous devinez les éclats de rire des assistants.

Dans toutes les colonies, il existe un certain nombre d’administrateurs dont les amusements sont à peu près les mêmes. La peau des administrés est tout simplement jaune au lieu d’être noire.

Est-ce qu’on discute ces faits ? Non. Mais on prétend que l’homme blanc habitant les colonies devient la proie d’une folie particulière.

Cette explication est vraiment extraordinaire, mais insuffisante.

Ce genre de folie, si folie il y a, est facile à expliquer. C’est la même qui saisit les chaouchs chargés de surveiller les soldats envoyés à Biribi. Leur autorité s’exerce sans contrôle. Or il faut constater que l’homme disposant d’un pouvoir absolu sur un nombre plus ou moins grand d’individus, en use non pas pour leur bien, mais pour leur mal.

A Biribi, ce sont les infames tortures que vous connaissez. Aux colonies, il y a encore aggravation de cette aberration, parce que l’autorité s’exerce sur des hommes de couleur.

Les razzias, les viols, les supplices les plus raffinés sont les moyens employé pour civiliser les indigènes. J’ai entendu des imbéciles, des brutes m’affirmer, avec un sérieux stupéfiant, que la race noire était stupide et féroce et qu’on ne pouvait en obtenir quelque chose que par la violence.

Et on parle de civilisation ! Mais à quoi se reconnaît donc l’homme civilisé ? Sans doute aux raffinements des supplices qu’il emploie.

Dans la libre Amérique, là même où on a fait la guerre pour mettre fin à l’esclavage des nègres, on professe pour eux une haine insensée et un mépris profond. Il y a pour les gens de couleur des hôtels, des wagons spéciaux. Et celui qui se risquerait dans un établissement fréquenté par les blancs se verrait brutalement expulsé. Pire que cela : lorsqu’un nègre est soupçonné d’un délit ou d’un crime, la fureur de la foule ne connaît plus de borne et on lynche le malheureux.

Généralement, on le fait brûler vif.

Epouvantable conséquence de la civilisation : on a vu, dans une ville américaine, un impresario recueillir dans un phonographe les cris de la victime affreusement torturée et faire entendre aux populations palpitantes de plaisir ce qu’avait enregistré l’instrument.

Voilà où nous en sommes au XX siècle !

Mais revenons aux colonies. Sous le prétexte de civiliser, on fait la conquête de territoires, et alors tous les instincts féroces qui sommeillent chez le civilisé se donnent libre cours. Puis, la conquête terminée, on nomme des fonctionnaires qui sont chargés de pacifier le pays et de faire disparaitre les haines accumulées par une guerre atroce.

Ils s’y emploient admirablement. Alors que la douceur aurait sans doute raison des appréhensions et de la répugnance des indigènes, c’est la violence qui est employée.

Etonnez-vous après cela des soulèvements et des représailles qui les accompagnent.

C’est alors seulement que la métropole s’émeut. La tribune du Parlement retentit d’apostrophes indignées, on gémit sur le sort des braves qui ont trouvé la mort là-bas. On flétrit la trahison des noirs ou des jaunes, on les dénonce à la vindicte des civilisés, et on termine en demandant les crédits nécessaires à la répression.

Mais prenez garde. Ces races noire ou jaune que vous méprisez, trouveront peut-être dans leur sein un homme qui disciplinera leurs forces éparses. Et ce sera alors la fin de votre oppression. Ne vous souvenez-vous plus de la révolte des colonies espagnoles de l’Amérique du Sud ? Là l’exploitation et la violence furent telles qu’à l’appel enflammé de Bolivar, les habitants se soulevèrent et se délivrèrent à jamais du joug espagnol. Eh bien, il en sera peut-être de même pour les colonies que vous possédez dans toutes les parties du monde.

Le parti socialiste n’a pas pu empêcher les expéditions coloniales, attendu qu’il était à peine existant à l’époque où elles ont eu lieu, mais il ne cessera jamais de dénoncer l’hypocrisie bourgeoise, se couvrant du pavillon de la civilisation, pour conquérir de nouveaux débouchés à ces produits, et se procurer une main-d’œuvre docile et à bon marché. Il ne cessera jamais de mettre en garde le prolétariat contre des préjugés de race ou de couleur. Toujours il dénoncera les atrocités coloniales. Et s’il n’était pas entendu, s’il n’était pas suivi, si systématiquement, noirs et jaunes étaient torturés ; et si un soulèvement se produisait, le parti socialiste devrait s’opposer par tous les moyens à la répression de cette révolte. Que les indigènes disposent d’eux-mêmes, tel devrait être le cri du parti socialiste.

Périssent les colonies, mais que l’humanité, que la civilisation ne soient plus souillées par d’épouvantables atrocités.

MICHEL-MARCEL.