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La soirée anti-raciste du 18 novembre 1966

Article paru dans Maghreb Etudiant, bulletin intérieur de l’Association des étudiants musulmans nord-africains, 1966-1967, 1er trimestre

Le numéro 241 de « Minute » restera dans les annales : nul, jusque-là, n’avait été aussi loin dans l’excitation à la haine raciale.

Pour protester contre ce brûlot et ses congénères, une soirée très positive a été organisée à l’issue de laquelle le communiqué de presse suivant a été diffusé et l’association, assistée de Mes Théo Bernard et Joë Nordmann intentera un procès au directeur de « Minute » :


COMMUNIQUE DE PRESSE

Vendredi 18 Novembre 1966 à 20 h 30 s’est tenu au 115 Bd Saint-Michel, PARIS, Vè, en présence d’une assistance considérable, un meeting de protestation contre la presse de la haine et du racisme et contre les manifestations racistes en France ;

Ce meeting placé sous l’égide de l’A.E.M.N.A.F. et organisé par elle, était présidé par Me Joë NORDMANN, secrétaire général de l’Association internationale des juristes démocrates.

Y prient la parole :

MM. CHIKH et BOUGUERRA de l’A.E.M.N.A.F.

André WURMSER de l’Humanité.

J.-M. DOMENACH rédacteur en chef d’ « Esprit ».

CONON , secrétaire général de l’Association FRANCE-Algérie.

J.-J. de FELICE de la ligue des Droits de l’Homme et du Comité de liaison contre l’Apartheid.

GRUMBACH de l’Union Nationale des Etudiants de France.

DYMENSTAJN du Mouvement conte le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP).

Des messages émanant du Président MAYER et des Pasteurs LOCHARD et MATHIOT furent lus.

Le texte suivant et les termes d’une lettre à adresser au Parquet de la Seine ont été approuvés à l’unanimité.

Les organisations signataires du texte sont les suivantes :

A.E.M.N.A.F – ASSOCIATION FRANCE-ALGERIE – La Ligue des Droits de l’Homme – M.R.A.P. – Christianisme social – Union générale des Etudiants de Tunisie – Union Nationale des Etudiants ALGERIENS – Union Nationale des Etudiants MAROCAINS – Union Nationale des Etudiants de FRANCE – G.U.P.S. (Section de France des étudiants palestiniens) – U.N.E. SYRIENS – U.N.E. LIBYENS – Etudiants de la R.A.V. en France – Association des Etudiants Soudanais – Association Française des Juristes démocrates – Etudiants IRAKIENS en France – Union Nationale des Etudiants JUIFS de France – Association générale des Etudiants GUADELOUPEENS – Union des Etudiants COMMUNISTES – Amicale des ALGERIENS en France – L’APRAL – Comité de liaison contre l’apartheid – Comité de liaison pour l’alphabétisation des étrangers en France – Mouvements de la Jeunesse Communiste – U.I.E. – « Notre République » Groupes d’études et de recherches de méthodes actives d’éducation, ainsi que de nombreuses personnalités.

Les personnes et les organisations désireuses de se joindre à cette protestation peuvent écrire au siège de l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains en France, 115 Bd Saint-Michel, PARIS, Ve.

Les organisations et les personnalités soussignées :

– Emues par les virulentes et incessantes campagnes d’excitation à la haine raciale dont une certaine presse a fait sa véritable raison d’être, campagnes dirigées contre les ouvriers immigrés en France, particulièrement les travailleurs Nord-Africains et noirs, élèvent la plus énergique protestation contre ces menées des nostalgiques de la colonisation et les admirateurs de l’idéologie nazie qui appellent ouvertement à des milliers d’exemplaires aux lynchages et aux « ratonnades ».

– Indignées par les généralisations d’essence raciste qui violent la conscience des honnêtes gens, la déformation et le compte rendu tendancieux de certains faits divers pour lesquels la discrétion devrait être pourtant de rigueur, adjurent les hommes de bons sens de réagir vigoureusement contre cet assaut de la haine et de la violence.

– Attirent l’attention des autorités françaises et des chancelleries intéressés sur la gravité de ces menées et demandent l’utilisation de tous les pouvoirs en vue de mettre fin à cette odieuse campagne car « la liberté de la presse n’a jamais signifié la liberté de la diffamation ».

– Exigent que tout soit mis en œuvre pour que l’ouvrier immigré ait les conditions de vie auxquelles son dur labeur lui donne droit ainsi que le respect de sa condition d’homme.

– Affirment quant à elles leur ferme détermination de faire partout échec à ces campagnes xénophobes et racistes, attentatoires à la dignité de tous et aux intérêts bien compris de la France et des ouvriers immigrés.


Lors de cette soirée, André WURMSER apporta le salut des communistes français et souligna le fait que les anti-communistes sont les racistes et dit que, à leur encontre, la lutte des communistes et des antiracistes est la même.

Me Dymenstajn expliqua clairement les faits et la position du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la Paix (30 Rue des Jeûneurs, Paris 2e) . Nous donnons in extenso son intervention :

L’impunité dont jouit la presse raciste, et plus particulièrement l’hebdomadaire « MINUTE » la rend plus audacieuse, plus odieuse. Parallèlement une certaine partie de la presse quotidienne, qu’il nous faut dénoncer vigoureusement, lui emboite le pas et leur influence nocive sur une partie de l’opinion publique risque d’engendrer, si un terme n’est pas mis à ces campagnes de haine, des troubles racistes d’une extrême gravité.

A l’occasion d’un fait divers, abominable, inventé de toutes pièces par deux fillettes de 9 et 14 ans, elles-mêmes victimes inconscientes des campagnes racistes, ces journaux et publications se sont livrés à une tapageuse surenchère d’injures et de calomnies à l’égard des « Nord-Africains » et des noirs incitant à la haine et à la violence, sans que les pouvoirs publics réagissent de la moindre façon.

Les 2 fillettes, de Bagneux, avaient prétendu qu’elles avaient été agressées, pratiquement devant leur immeuble, par 4 « nord-africains », et que l’aînée d’entr’elles avait été violée par un des agresseurs tandis que les autres, armés d’un couteau, imposaient le silence à la fillette de 9 ans terrorisée.

Sans attendre les résultats de l’enquête qui s’imposait , « PARIS JOUR » du 3 novembre titrait sa 1ère page sur cette affaire avec des caractères énormes et lui consacrait la majeure partie de sa 3ème page, insistant sur le fait que les agresseurs étaient « nord-africains » et rapportant les propos d’un habitant de Bagneux, victime de la même psychose raciste « si j’en trouve un, je le tue ». Le même jour, « L’AURORE » titrait en 1ère page « Avant-hier encore, une fillette de 14 ans a été la malheureuse victime de Nord-Africains à Bagneux » et consacrait également les 3/4 de sa 3ème page à cet « ignoble forfait ». Toujours le 3 Novembre, « LE PARISIEN » consacrait toute sa 1ère page à ce « MONSTRUEUX ATTENTAT ».

En fait, toute la presse parisienne relata ce « fait divers » en soulignant l’origine ethnique de « l’agresseur ». Seul « l’HUMANITE » fit preuve d’une discrétion et d’une nécessaire réserve que devait justifier amplement l’enquête par la suite ». *

Mais l’attaque raciste la plus virulente, la plus éhontée se trouve dans le n° 241 de « MINUTE » daté du 10 au 16 Novembre mais en vente dans tous les kiosques le mercredi 9 Novembre : voici les titres de cet hebdomadaire : en première page

« les Français en ont assez, les Viols Nord-africains, le martyre de la fillette de Bagneux. Des récits révoltants venus de toute la France. Les vrais racistes – Attend-on qu’explose la colère populaire ? » en page 6 « l’ignoble viol de la petite fille de Bagneux n’est que le dernier épisode d’une longue série d’horreurs. Il faut que cela cesse. L’ANGOISSE est PARTOUT : ATTENTION AUX ARABES ».

Dans l’éditorial de la page 6, sous le titre « LA COLERE GRONDE » on peut lire :

« Partout en France, on constate une flambée de viols commis par des Nord-Africains, mères, jeunes filles, garçonnets, tout est bon à ces brutes pour assouvir, le couteau à la main, leurs instincts bestiaux. Partout en France, la terreur basanée s’installe dans nos banlieues …

« Le viol de l’innocente petite Luce par 4 Nord-Africains a provoqué à Bagneux une émotion vengeresse. Un père de famille, Mr PRATIN a déclaré à Paris-Jour : » Si j’en trouve un, rôdant autour de mes filles, je le tue ». Partout, la colère des honnêtes gens gronde ….

« Ces viols en chaîne ne peuvent que provoquer dans ces quar tiers populaires des explosions de racisme. Veut-on voir surgir des lynchages, ressusciter les « ratonnades » d’antan ? Veut-on voir se multiplier partout en France les désordres que TOULON a connu ce dernier week end ? Veut-on voir le sang couler ? …

… les vrais racistes ce sont ceux qui rendent le racisme inévitable. Il faut agir avant qu’il soit trop tard. »

Pour la sortie de ce numéro où l’hystérie raciste rejoint celle des pires nazis, où l’incitation à la haine et à la violence transpire à chaque ligne, MINUTE avait édité une affichette spéciale à mettre en évidence aux éventaires des marchands de journaux. L’ « AURORE » déjà cité, avait publié le 9 novembre une publicité pour MINUITE reproduisant tous les titres de la première page.

Ce même jour, la fillette de Bagneux avouait à la police qu’elle avait inventé de toutes pièces son agression par des « Nord-Africains ».

Le 10 Novembre PARIS-JOUR publiait cette information en quelques lignes. L’AURORE était tout aussi discret, mais terminait sur ces phrases effarantes :

« A cause d’elle, le quartier où elle prétendait avoir été attaquée a été ratissé systématiquement pendant 5 jours, 150 Nord-Africains et Portugais ont été interrogés et des mesures exceptionnelles de police ont été prises dans toutes la région parisienne pour rassurer une opinion vivement émue par son « aventure » ! ».

« MINUTE » dans son numéro du 17 Novembre, déclare avoir été « abusé » comme tout le monde, mais ne renonce pas à ses attaques sordides contre les « Nord-Africains ».

Ainsi désormais, pour ces journaux pris en flagrant délit d’incitation à la haine raciale, c’est la fillette qui est coupable.

Pour ces Directeurs de publication, ces rédacteurs en chefs, ces journalistes, la page est tournée. Loin d’avoir été abusée, c’est la fillette de 14 ans qui les a abusés. Voilà, n’est-il pas vrai, une excellente excuse ?

Mais cette campagne de haine, de calomnies racistes a eu des prolongements immédiats.

C’est parce que, depuis le 3 novembre, tous ces quotidiens avaient hurlé avec les loups, c’est à dire avec les racistes de MINUTE qui mène sa campagne depuis des mois, que dans la nuit du 5 au 6 novembre, DEUX-CENTS apprentis-mécaniciens de l’Ecole Navale de TOULON se sont livrés à une « expédition punitive » contre tous les nord-africains de la ville, se livrant à une « chasse au faciès » à une « ratonnade » rappelant les pogroms.

Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence. Au contraire, il faut voir dans les violences de TOULON la conséquence directe de la nocivité de la propagande raciste.

L’Association des Travailleurs Algériens, l’Association des Etudiants Algériens, l’Ambassade d’Algérie ont exprimé leur inquiétude et leur émotion. Pour sa part, le MRAP dès le 9 novembre, demandait à Monsieur le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Paris, par lettre signée par Charles PALANT, Secrétaire Général d’user contre « MINUTE » des dispositions des articles 29 et 32 de la loi du 29 Juillet 1881, articles réprimant la diffamation raciale.

Mais les poursuites ne seront véritablement engagées que si des milliers et des milliers d’anti-racistes soutiennent notre action.

Nous pensons que le Ministre des Armées, Monsieur MESSMER en l’occurrence, se doit de condamner solennellement et publiquement les graves troubles commis à TOULON par les 200 élèves mécaniciens.

Nous estimons que les officiers de ces élèves, qui étaient au courant de leurs préparatifs et qui ne les ont pas empêchés d’agir, sont gravement responsables, et doivent être sanctionnés.

Il est temps de mettre un frein à toutes les campagnes de haine qui s’étalent dans la presse de notre pays. Certes, des millions de personnes, dans notre pays, réprouvent sincèrement le racisme, devant les menaces qui s’accumulent, nous leur demandons de soutenir activement notre PETITION NATIONALE pour une véritable législation antiraciste conforme au vote unanime du 21.12.1965 de l’Assemblée Générale de l’O.N.U.

A.D.


* LE MONDE du 3.XI fit preuve de la même discrétion mais indiqua qu’il s’agissait d’un « jeune algérien »


Dans une lettre, M. Daniel MAYER, de la Ligue des Droits de l’Homme dit :

« La Ligue des Droits de l’Homme et moi-même donnons naturellement notre signature et notre appui total à votre projet de texte et à votre manifestation ».

Me J.-J. de FELICE fit une intervention remarquée et souligna l’insuffisance de l’arsenal juridique.

L’Union internationale des Etudiants (U.I.E.) a signé notre résolution et nous écrit :

« Fidèle à ses principes de lutte, l’U.I.E. continuera à vous apporter un ferme soutien dans la noble lutte que vous menez contre les continuations de doctrine racistes qui ont déjà coûté à l’humanité des millions de victimes.

Nous nous proposons de diffuser largement votre communiqué de
presse parmi nos organisations membres. Nous vous assurons une fois de plus de notre entière solidarité »

Une fois de plus, l’A.E.M.N.A, remercie toutes les organisations, les personnalités et les journalistes qui ont été à ses côtés dans cette soirée contre la haine et le racisme.