Article d’Alexandre-Marie Desrousseaux dit Bracke paru dans Le Socialiste, 21e année, n° 123, 26 février-5 mars 1905

Puisqu’on va, paraît-il, mettre en discussion un jour ou l’autre le fameux projet dit de « séparation des Eglises et de l’Etat », il va falloir plus que jamais en faire le thème des discussions dans la presse et dans les réunions du parti.
Ce à quoi les socialistes doivent tendre de tous leurs efforts, c’est que la mesure qui sera prise – si l’on en prend une, comme cela commence à devenir probable – ne soit pas trop illusoire, qu’elle ressemble le plus possible à une véritable séparation des Eglises et de l’Etat.
« Ressemble », car la réelle séparation des Eglises et de l’Etat suppose un tel bouleversement dans les relations de propriété, un coup de pied si violent au Code civil, qu’on ne peut l’attendre de la société bourgeoise à l’état normal.
Supprimât-on en fait – et non pas seulement en paroles – le budget des cultes, proclamât-on l’Etat ignorant de toute espèce d’Eglise, on n’aurait pas encore la « séparation » telle qu’elle doit être : celle-ci ne va pas sans « le retour à la nation » des biens du clergé et des associations, sans leur « confiscation », sans le commencement, par conséquent, de l’expropriation, pour cause d’utilité collective, de la classe parasite, exploiteuse et propriétaire.
De là à ce que proposent les radicaux les plus « avancés », il y a loin.
Mais du moins, puisqu’ils tiennent à baptiser « séparation » ce qui est tout au plus un relâchement de liaison, a-t-on le droit de leur demander de ne pas se moquer du monde. Sous prétexte de supprimer le budget des cultes, le rétablir en grande partie sous forme de pensions à distribuer ; sous prétexte d’abolition du Concordat, prendre au nom de l’Etat des engagements éternels comme en ce qui concerne « les biens des menses, fabriques, consistoires, etc. », comme le font les diverses propositions actuellement étudiés en commission à la Chambre, c’est absolument poursuivre à nouveau, sous une autre forme, ce que Bonaparte a poursuivi par le Concordat : la création d’un clergé gouvernemental.
Le devoir des socialistes est, d’autre part, d’empêcher que ce qui se fera n’augmente, au lieu de la réduire, la puissance cléricale, que celle-ci n’ail, plus qu’auparavant, la main-mise sur la faim ou la misère ouvrière.
Or, c’est le résultat que ne manqueraient pas d’avoir, s’ils étaient votés tels quels, les projets Briand, Combes, Bienvenu-Martin, ou similaires. Personne ne l’a mieux démontré, avec plus de connaissance de la matière, plus de modération dans la forme que le citoyen Georges Dazet, dans la brochure qu’il vient de publier à ce sujet (1).
On peut dire qu’après sa dissection impitoyable, il ne reste miette ni du projet Combes, ni du projet Briand. Quant à celui du ministre actuel, il n existait pas encore au moment où la brochure fut écrite. Mais, n’étant qu’un succédané du projet Combes, tout ce qui est dit des autres s’applique, à plus forte raison, à lui.
Ce qui fait la supériorité de la critique de Georges Dazet, c’est que, comme il convient à un socialiste, il considère les effets d’une loi sur le régime des cultes dans la société actuelle avec la structure économique et non comme si elle devait fonctionner dans je ne sais quel milieu idéal.
Avant tout, la loi nouvelle a la prétention de respecter « la liberté de conscience ». Mais sera-ce seulement celle des catholiques, des protestants, des juifs, celle des dévots ? La « liberté ne doit-elle pas être aussi bien assurée aux libres-penseurs. Or, raisonnons :
Et d’abord, la liberté de tous. Le droit de croire implique celui de ne pas croire ; le droit de pratiquer, celui de ne pas pratiquer. Avec la législation Briand-Combes, que deviendrait dans l’état économique de la société actuelle la liberté des non croyants ? La question est d’importance et vaut qu’on voie la chose de près.
Au village, c’est le grand propriétaire, c’est le châtelain qui prend l’initiative de créer l’association cultuelle ; il tient à sa discrétion tout un peuple de domestiques, de journaliers agricoles ; métayers et fermiers eux-mêmes, se sentent et sont sous sa dépendance. A la ville, le noyau de l’association est formé par les gros industriels qui emploient, ou pour parler leur langage, qui font vivre des centaines, parfois des milliers d’ouvriers ; les gros négociants qui ont à leurs ordres une armée d’employés ; les banquiers qui, accordant ou refusant à leur gré les bienfaits de l’escompte, ont à leur merci tout le petit commerce. Les listes d’adhésion circulent, apportées aux champs par les châtelains. Que Jacques Bonhomme s’avise de refuser sa signature et son obole, son compte est bon : plus de travail pour l’ouvrier, plus de champs pour le colon ! En ville, il ferait beau voir que les travailleurs de l’usine, que les employés des grands magasins, refusent de suivre l’exemple du patron, que les braves gens du petit négoce se dénoncent eux-mêmes comme mécontents ! Renvois de l’atelier colorés des prétextes les plus divers, mises à l’index et boycottages ne se feraient pas attendre. – C’est, dira-t-on, calomnier les dirigeants que de leur prêter par avance de pareils desseins .-
Soit ; bien que de cruels exemples – qui sont de tous les jours – autorisent les pires inquiétudes : mais ne voit-on pas que la seule crainte la simple menace des exécutions possibles, suffisent à supprimer toute liberté : entre le pain de chaque jour et la signature à donner, il faut choisir : les héros, seuls, refuseront la signature. Que penser d’une loi qui ne donnerait à la masse des non-pratiquants qu’une liberté accompagnée de pareils risques ? Ainsi, pour tous ceux qui se trouvent dépendre d’un employeur ou capitaliste pratiquant, ce sera l’inscription forcée sur les contrôles des associations cultuelles et la loi, sous prétexte de liberté, aura créé la tyrannie la plus détestable.
On ne saurait mieux dire : la liberté de l’héroïsme existe toujours, et c’est précisément à supprimer la nécessité d’être héroïque que tend tout régime de liberté.
Le remarquable travail de Dazet indique, pour parer à ce danger, des moyens assez simples au fond, quoique peut-être compliqués dans la forme. Mais ce qui importe, ce n’est pas le texte de proposition auquel l’auteur aboutit, c’est la démonstration faite qu’un prolétariat conscient s’impose le devoir de repousser toute aggravation de domination cléricale, fût-elle déguisée sous le nom de « séparation » ou tout autre.
Ce n’est pas le procédé administratif, si ingénieux qu’il soit, qui est intéressant dans les articles de loi que Dazet formule en guise de conclusion, c’est le but qu’il vise et qui peut-être ne saurait être atteint plus élégamment.
Ecarter toute chance de reconstitution, au profit des Eglises, d’une richesse mobilière représentant une puissance en dehors de l’exercice du culte ; garantir, autant que possible, la liberté de tout citoyen vis-à-vis de la domination cléricale.
Les projets de loi Combes, Briand et autres ou ne font rien dans ce dessein ou le réalisent d’une façon plus qu’insuffisante.
Un autre point que la brochure de Dazet met en lumière, c’est l’inutilité, en régime de séparation, de toute cette police des cultes à laquelle les législateurs, ministres et ministériels ont donné tant de soins.
Tout ce qu’amèneront leurs multiples dispositions légales, ce seront des poursuites, des procès, toute une série de tracasseries mutuelles qui rappelleront assez la lutte du gouvernement du Seize-Mai contre les colporteurs. Non seulement la République se donne ainsi des airs de persécution, mais elle risque, à ce jeu d’arrêts rendus par des tribunaux divers, de se déconsidérer en vain. Ici, pour le même délit, le desservant sera condamné à la prison, là à 16 francs d’amende ; ailleurs il sera l’objet d’un acquittement scandaleux.
Cette partie de la loi, comme celle qui porte sur la dévolution des biens d’église, est un véritable nid à procès, remettant pour ainsi dire en question chaque jour, et dès les premiers mois de son application, le régime nouveau.
Tout cela est démontré avec la dernière clarté dans ce petit livre.
Le remède ? Dazet le montre dans la rentrée de l’individu dans le droit commun.
Une fois les mesures prises contre les empiètements de l’Eglise « comme corps », contre l’accumulation entre ses mains de la fortune publique, contre ses attentats sur la liberté d’autrui, il ne reste plus qu’à regarder le ministre du culte que comme un « citoyen ».
Le chapitre « police des cultes » serait ainsi réduit à rien du tout, si Dazet, par une coquetterie peut-être exagérée, n’avait tenu à protéger spécialement les cérémonies dans les églises.
Et pourquoi pas le « droit commun » en effet ? Si la « séparation » prétendue n’est pas une simple apparence ayant pour but d’assurer à chaque ministère un clergé agréable, on appliquera à M. le curé la même loi qu’à Pierre, Jacques ou Jean. Il risquera de voir fonctionner contre lui les « lois scélérates ». Qui sait si cela ne le décidera pas à travailler à les faire abolir ? Lier la cause de la liberté pour tous à la liberté de chaque catégorie de citoyen, c’est la meilleure manière de la faire triompher.
A tout danger qui pourrait résulter de la bride ainsi mise sur le cou aux ecclésiastiques « séparés », Dazet pare au moyen de la publicité absolue du culte : cérémonies publiques, portes de l’église ouvertes, tarif affiché devant ces portes, etc.
Il y aurait bien à dire encore sur cette étude, écrite de verve, mais à la suite de réflexions approfondies. Elle se résume dans un projet de loi de 24 articles, susceptible sans doute d’être amendé, mais qui présente au moins l’avantage de représenter une séparation pour de bon. Qu’on se l’imagine appliqué, et ce n est pas l’Eglise qui se fortifiera. Avec lui, le budget des cultes ne continuera pas à être payé par les travailleurs non croyants.
Avec les projets Briand-Combes-Bienvenu-Martin, nous ne donnons pas cinq ans à ceux-là, prolétaires, paysans, petits commerçants, pour demander qu’on les ramène au Concordat.
Il y aura profit pour tous à lire la brochure de Georges Dazet. On y trouvera, indiquées d’une plume alerte, bien des vues originales. Elle fournira d’arguments tous ceux qui, à la chambre, dans les journaux, dans les réunions, auront à discuter de ce que doit être « la séparation », à marquer aux yeux de tous la duperie qui est, comme toujours, au fond de la « séparation » radicale.
Car, pas plus en ce domaine qu’ailleurs, la bourgeoisie, même « avancée », n’est capable d’aller elle-même jusqu’au bout de ses « réformes ». Il faut qu’elle soit poussée à contre-cœur par le prolétariat socialiste.
Br.
(1) La République et les Eglises. – Etude sur la Séparation des Eglises et de l’Etat, par Georges DAZET. – Brochure de 120 pages. – En vente à la Bibliothèque du Parti.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.