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Léon Le Ménagé : La séparation des Eglises et de l’Etat

Article de Léon Le Ménagé dit Albert Tanger paru dans Le Socialiste, 21e année, n° 130, 16-23 avril 1905

LE SOCIALISME A LA CHAMBRE

Lundi est venu en discussion le contre-projet du citoyen Allard, dont il a été parlé déjà dans le Socialiste, et que nos camarades connaissent. Cette discussion a permis à nos camarades Allard et Vaillant d’exposer à la tribune ce que les socialistes révolutionnaires entendent par séparation des Eglises et de l’Etat.

Allard s’est surtout étendu sur deux points : la dévolution des biens et la capacité juridique donnée par la commission aux associations cultuelles fédérées nationalement. Dans un discours très serré et d’une excellente tenue, il a critiqué très sérieusement le projet de la commission qui, sous couleur de libéralisme, risque d’instaurer un nouveau régime de privilèges pour l’Eglise.

Il faut désarmer l’Eglise, a dit Allard, et pour cela lui enlever tout ce qui peut lui donner une force. C’est aussi ce que dira Vaillant sous une autre forme … c’est ce que disent tous les socialistes.

Il ne faut pas se laisser leurrer par le mot de séparation. Ce mot, si prestigieux qu’il soit, n’a aucun sens alors qu’on n’y applique pas des idées précises, des idées déterminées. Il y a telle ou telle séparation dont l’Eglise peut parfaitement s’accommoder ; mais nous, libres penseurs, quelle est la séparation que nous voulons ? Ce ne peut être que celle qui amènera la diminution de la malfaisance de l’Eglise et des religions. (Applaudissements ironiques à droite.)

Pour cela, le moyen propose par Allard est très simple : enlever tous les biens à l’Eglise.

Vous donnez les biens des menses et des fabriques aux associations cultuelles qui se formeront demain, en un mot à des associations privées, Avez-vous songé à ce que vous faites là ?… au lieu de désarmer l’Eglise, vous lui donnez des armes. Tout se borne à lui retirer une petite partie du budget des cultes. Vous mettez, par contre, à sa disposition, et cela sans contrôle, le nerf de la guerre ; l’argent des menses et fabriques …

M. Sénac. – C’est cela !

Maurice Allard. – … vous lui abandonnez, dis-je, des biens soumis jusqu’à présent au contrôle administratif ; vous les lui donnez en toute propriété, avec la faculté et la possibilité de les détourner de leur but cultuel et de les employer à la lutte contre la République. Vous spoliez la nation au profit de l’Eglise.

En résumé, le projet de la commission est insuffisant et beaucoup trop favorable à l’Eglise. Est-ce à dire que les socialistes ne le voteront pas, à défaut du contre-projet ? Allard répond à la question en terminant :

Et maintenant, messieurs, si mon contre-projet est repoussé, voterai-je le projet gouvernemental ? Oui, je le voterai parce qu’il engage un principe dont je suis partisan. Je le voterai cependant avec anxiété, avec inquiétude, parce que personne ne sait ce qui pout en sortir. Il peut en sortir pour l’Eglise une puissance incalculable, beaucoup plus forte que celle dont elle dispose aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, je le voterai, car s’il produit les résultats que je crains, si l’Eglise devient trop puissante, trop insolente, j’ai confiance dans le peuple qui saura remettre les choses au point. Je compte, dis-je, que si l’Eglise croît, comme je le crains, en puissance et en insolence, c’est le peuple lui-même qui se chargera de faire la véritable séparation.

Le citoyen Vaillant a parlé dans le même sens, avec la science historique et la précision de langage que nous lui connaissons :

L’objet de la rupture avec le Vatican, l’objet de la cessation du Concordat, l’objet de la séparation de l’Eglise et de l’Etat doit être au mieux réalisé par le projet qui, dans la société, opérera le plus complètement le désarmement de l’Eglise et par conséquent la cessation de toute espèce de privilège. Si l’Eglise est véritablement séparée de l’Etat, les associations cultuelles rentrent dans le cadre des autres associations, elles n’ont de force que dans la mesure où leurs membres leur en inspirent par leur participation et leurs cotisations. Mais l’Etat et les communes ne leur doivent rien et ne devraient rien leur donner ni directement ni indirectement ; car il y a une raison spéciale, pour les organes nationaux et municipaux de la société laïque, de ne rien faire en faveur des ennemis de la laïcité.

Dans un exposé historique saisissant, le citoyen Vaillant a montré comment, après avoir lutté contre l’église, soutien de l’ancien régime, la bourgeoisie avait été amenée à s’appuyer elle-même sur la religion pour mieux lutter contre le prolétariat.

C’est ainsi qu’au fur et à mesure que se transformait la société, dans les moments critiques particulièrement et de révolution, l’Etat comprit que, s’il voulait faire obstacle aux progrès de la démocratie, à la République, au socialisme, à la classe ouvrière, il devait combiner ses efforts avec les efforts du clergé. C’est ce qu’il fit à tous les moments où la réaction prit un caractère plus décidé, comme sous la Restauration, comme sous la République de 1848, au moment de l’expédition de Rome, comme au 2 décembre, pour le succès du second Empire, comme à Versailles après 1871 et ensuite au Seize Mai. A ces époques particulièrement, la bourgeoisie régnante qui, pour le maintien de son pouvoir, s’était de plus en plus politiquement faite dévote, s’unissait, unissait les efforts de l’Etat à ceux du clergé pour une même œuvre réactionnaire contre la classe ouvrière et le socialisme.

A mesure que la société se transformait par le fait même de la révolution et du développement économique auquel elle avait ouvert la voie, se développait l’antagonisme ouvrier et capitaliste et avec lui l’opposition de la classe ouvrière à l’Etat et à l’Eglise. Au fur et à mesure de ce développement, pour le tenir en échec, le prolétariat rencontrait sur son chemin la combinaison des efforts de l’Etat et de l’Eglise. La démocratie socialiste s’opposait à la fois à l’Etat et à l’Eglise et comme l’Eglise avait toujours secondé dans les moments critiques avec ardeur les forces de réaction jusque dans leurs massacres populaires, l’Eglise devenait de plus en plus détestée. De plus en plus les sentiments de la démocratie socialiste prenaient un caractère anticlérical ; de plus en plus, enfin, se développait ce mouvement de libre pensée, aujourd’hui si répandu, qu’il oblige le Parlement à voter la séparation des Eglises et de l’Etat.

Mais l’évolution économique a opéré une transformation dans la mentalité populaire et prolétaire.

Ce prolétariat ne jugeait plus, comme il le faisait auparavant, le maître comme le représentant du Dieu. Dans le patron, dans le propriétaire auquel il s’opposait, dont il voulait secouer le joug, dont il voulait s’émanciper, il commençait à nier le Dieu, sa représentation surnaturelle, et son opposition à l’Eglise croissait avec son opposition à son maître économique et politique. Il entrait en lutte avec ce maître économique nouveau, propriétaire à la campagne ou à la ville, et avec le patron de l’atelier, et avec leurs patrons et protecteurs communs, Etat et Eglise.

Ces conditions nouvelles faisaient disparaître, à ses yeux, le respect du dieu comme celui du maître ; ils étaient l’obstacle à sa délivrance ; c’était contre eux qu’il luttait et que croissait un antagonisme. A tous ces égards sa pensée devenait de plus en plus libérée et ardente plus révolutionnaire. (Applaudissements à l’extrême gauche.)


C’est ainsi que la laïcisation de la classe ouvrière, que la laïcisation de la démocratie socialiste se manifeste à la fois contre l’Eglise et contre l’Etat ligués plus ou moins contre elles suivant la fraction de la bourgeoisie qui détient le pouvoir.

Nous sommes donc en présence d’un double obstacle, de deux forces hostiles qu’il nous faut séparer pour en avoir plus facilement raison. Il faut diviser ce double ennemi dont les forces réunies sont plus redoutables, plus difficiles à vaincre. Il nous faut profiter du moment où l’Etat, sous la pression de l’opinion, s’y décide.

C’est dans ces conditions que la séparation de l’Eglise et de l’Etat est une nécessité du développement de la démocratie socialiste et de la classe ouvrière. C’est à ce titre que la séparation de l’Eglise et de l’Etat est une réforme dont la valeur sociale est, à mon avis, considérable.

Par 494 voix contre 68, la Chambre a repoussé cette conception de la lutte contre l’Eglise.

Ont voté pour : tous les membres du groupe socialiste révolutionnaire : Allard, Bouveri, Chauvière, Coutant, Constans, Dejeante, Delory, Dufour, Piger, Sembat, Thivrier, Vaillant et Walter et avec eux les citoyens Aldy, Augagneur, Basly, Benezech, Bouhey-Aleix, Cadenat, Colliard, Ferrero, Fournier, Clovis Hugues, Isoard, Meslier, Pastre, Selle, Vigne et Zévaès.

Abstentions : G. Baron, Antide Boyer, Breton et Carnaud.

Ont voté contre : Augé, Bagnol, Briand, Camuzet, Devèze, Deville, Gérault-Richard, Paschal-Grousset, Jaurès, Labussière, Lassalle, Poulain, Pressensé, Rouanet, Veber.

ALBERT TANGER.