Article signé E. Sirius paru dans La Pensée libre, n° 66, 28 mai 1905

Les cléricaux battus en France vont essayer de remporter une victoire en Algérie. S’ils la perdent, ce ne sera pas la faute de Colin.
Ce point là est bien établi ; mais où l’incertitude règne, c’est sur le rôle que joue le Gouverneur dans toute cette affaire. Une interview de lui paru dans un journal socialiste, la Petite République, semblait devoir nous donner des indications à ce sujet, et nous étions tous heureux de voir un peu de lumière traverser l’ombre qui enveloppe le Palais du Souverain. (Notons en passant que ce n’est pas la première fois qu’un Gouverneur est choyé par un journal socialiste, même quand ce gouverneur est modéré – soyons modéré nous-même dans le choix de notre expression – Cambon n’était-il pas soutenu par les avancés, et aussi par la Libre Parole ?)
Mais il faut déchanter. Le sultan a démenti sans démentir, rectifié sans rectifier, et nous ne sommes pas plus avancés qu’avant. Cependant on veut bien nous dire que certains termes, certaines expressions ne rendent pas la pensée de l’interviewé. Tant mieux, mon Dieu, tant mieux !
Ces réserves faites, il nous est bien permis de nous esbaudir, comme dit Rabelais, à la lecture de cette interview.
Saviez-vous, ô habitants de la lumineuse Algérie, saviez-vous qu’à chaque instant de grands dangers vous menacent du fait des missionnaires maltais, italiens, espagnols qui viennent catéchiser leur compatriotes jusque dans le quartier de la Marine, jusque dans le faubourg Bab-el-Oued ? Vous ne le saviez pas, et vous êtes candides. Aussi, en lisant l’interview du Gouverneur, vous avez senti un froid dans tout le corps, et peut-être avez-vous maudit ces parlementaires qui ne se préoccupent ni du quartier de la Marine, ni du faubourg Bab-el-Oued ? Comme vous avez raison ! Songez donc que le Gouverneur fait appeler l’Archevêque presque quotidiennement pour lui signaler l’activité insolite d’un padre espagnol, d’un abbatino italien, qui par leurs prédications enflammées compromettent notre action en Algérie.
Le Gouverneur ne dit pas s’il fait appeler l’Archevêque pour lui signaler les inconvenances tonitruantes de certain prêtre dominicain ou chartreux (ne touchons pas aux Chartreux, Colin est peut-être par là), qui ébranle les parvis de la Cathédrale pour flétrir nos institutions républicaines, filles de la Révolution.
Non, notre Archevêque n’intervient que pour les curés espagnols ou italiens, pauvres bougres sans doute, qui chassés par la faim de leur pays, viennent ici auprès de leurs compagnes de misère pour s’illusionner ensemble sur les faveurs et les compensations qui les attendent dans le monde futur.
Quant au perroquet chic, dont les ailes sont bien lissées et la barbe conquérante, mais dont l’influence est bien plus dangereuse, on le laisse bien tranquille, celui-là, on l’encourage même, et les palinodies de Colin et des autres l’engagent à continuer – et il continue.
Voyons, sérieusement, est-ce à nous Algériens qu’il faut raconter des histoires semblables ? Puisque M. le Gouverneur a peut-être répudié l’interview en question, nous ne voulons pas l’accabler, en le chargeant des paroles qu’il n’a pas prononcées. Mais cependant comme on les a publiées, à la suite de la confidence d’un auditeur borné, sans doute, nous devons bien en faire état pour condamner et ridiculiser ceux qui voudraient répandre pareilles billevesées.
La grande bêtise des gouvernants provient de ce qu’ils croient d’une façon démesurée à la bêtise des gouvernés. On répète tous les jours au Gouverneur – on, c’est sa fidèle police – que les naturalisés s’insurgeront avec les étrangers contre la France, si on vote la Séparation, et que ces idiots d’Espagnols et d’Italiens sont incapables de comprendre le caractère libéral de la Séparation, telle que le Parlement est en train de la voter. C’est donner gratuitement un brevet d’imbécillité à des gens qui ne le méritent pas. Sans doute les naturalisés ont été, avec pas mal de Français d’origine, pour Régis contre la République, mais les uns et les autres voyaient surtout là un moyen de se débarrasser des aigrefins qui les embêtent, comme ils nous embêtent, nous !
A l’heure actuelle, les naturalisés savent très bien que le respect de toutes les croyances sera assuré avec le nouveau régime de la Séparation, et les Italiens naturalisés ou non, comprennent très bien que le Quirinal s’élève à côté du Vatican. La preuve, c’est que ceux qui vivent avec eux ne craignent pas d’aborder ces problèmes dans le sens démocratique. L’Union Latine, dont la moitié est rédigée en espagnol et en italien, prend nettement parti pour la Séparation, telle que les républicains le conçoivent.
C’est que tous ici savent maintenant – les naturalisés comme les autres, en dépit des injures que leur décerne le Libéral de Hugues – que les républicains n’en veulent aux croyances de personne, eux qui ont proclamé les premiers à la face du monde effaré, le droit de penser, le droit de croire comme le droit de ne pas croire.
Ils savent maintenant aussi que les prêtres doivent rester à l’Eglise, et que la séparation a pour but de les faire rentrer dans leurs sanctuaires. Et ils applaudissent aux efforts que leur patrie d’adoption accomplit pour se délivrer de la servitude cléricale, dont, en dépit de leurs croyances, ils ont en somme à souffrir dans leur pays.
Donc la séparation doit s’accomplir ici dans le sens que M. Bienvenu-Martin indiquait au punch républicain – alors le Gouverneur était muet comme une carpe – et non avec les restrictions outrageantes pour les naturalisés que l’interview gubernatoriale, vraie ou fausse, met en relief.
E. SIRIUS.

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