Source : André Breton , Écrits sur l’art et autres textes, Œuvres complètes, IV, éditions de Marguerite Bonnet publiée, pour ce volume, sous la direction d’Etienne-Alain Hubert avec la collaboration de Philippe Bernier et Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, 2008.
Questions
I° Mohamed Maroc, dont vous avez sans doute entendu parler, est un intellectuel algérien qui s’est formé lui-même. L’une des raisons essentielles de sa révolte est que, selon lui, le colonialisme est source d’ignorance et d’inculture. Qu’en pensez-vous ?
Je sais de Mohamed Maroc qu’il est délégué à la propagande du Mouvement national algérien et qu’à ce titre il a toujours revendiqué hautement sa responsabilité.
Mohamed Maroc, quoique mieux placé que d’autres pour le savoir, n’est pas seul à penser que le colonialisme est source d’ignorance et d’inculture. Tous ceux qui se sont penchés d’une manière désintéressée et objective sur le fait colonial ont constaté que les conditions d’inégalité faites au colonisateur et au colonisé sont appauvrissantes, dégradantes pour l’un comme pour l’autre. Nombreux en France, sont encore ceux qui vivent sur le vieux code promulgué en 1791 par Robespierre du haut de la tribune de la Constituante : « Périssent les colonies, s’il doit nous en coûter notre honneur, notre gloire, notre liberté. Périssent les colonies, si les colons veulent, par leurs menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le mieux à leurs intérêts. »
I bis. La protestation de Mohamed Maroc va également contre les efforts faits par les colonisateurs pour détruire jusqu’au fondement de la culture arabe en Algérie. Ne pensez-vous pas que la destruction de la culture propre à chaque pays est un obstacle au développement de la culture humaine ?
Il n’y a pas d’exemple, en effet, que la colonisation ait préservé les cultures autochtones. On sait ce qu’il est advenu des cultures indiennes d’Amérique. Ailleurs, ce n’est pas seulement la culture qui a été ruinée, c’est la population (comme en Océanie) qui est menacée d’extinction. L’avis le plus autorisé qu’on puisse prendre en cette manière est celui des ethnologues. L’un des plus éminents d’entre eux, M. Claude Lévi-Strauss, dans son étude Race et histoire, publiée par les soins de l’Unesco, est formel sur ce point. Il affirme, en outre, que « la civilisation mondiale ne saurait être que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune leur originalité ». Il convient aussi que l’accession des peuples colonisés à l’indépendance est absolument inévitable.
2° Mohamed Maroc, intellectuel algérien, estime que sa place est de lutter contre la misère et l’ignorance des travailleurs, avec les fellahs, avec les millions de parias misérables et illettrés qui constituent l’immense majorité de son peuple. Estimez-vous que cette voie est digne d’un intellectuel ?
Cette voie est, en effet, la seule qui soit digne d’un intellectuel. C’est là, d’ailleurs, une opinion qui vient de s’exprimer presque unanimement, dans l’enthousiasme, à propos de l’action dont ont pris l’initiative les intellectuels hongrois. Sur le plan simplement humain, je ne vois pas comment le même comportement pourrait être honoré chez l’intellectuel hongrois et tenu, chez l’intellectuel algérien, pour coupable.
3° Mohamed Maroc et son parti se sont toujours prononcé pour le droit du peuple algérien à disposer de lui-même. Est-ce, selon vous, une opinion blâmable ?
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est le fondement même de la démocratie. Toute espèce de restriction apportée à ce principe entraîne le retour au despotisme. Il ne manque pas de Français pour estimer que la contestation de ce droit par les moyens de la guerre va à l’encontre de ce qui fait le génie propre de leur pays.
4° Vous avez toujours protesté contre les atteintes à la liberté de l’homme partout où elles se produisaient. Pensez-vous que soient qualifiés pour protester contre l’assassinat du peuple hongrois ceux qui emprisonnent des hommes comme Messali Hadj ou Mohamed Maroc et qui leur refusent même le régime politique ?
Non seulement je ne le pense pas mais c’est là un défi au socialisme dont ces hommes se réclament. Messali Hadj m’inspire le respect que m’ont inspiré les autres grands proscrits, qu’ils s’appellent Victor Hugo, Blanqui ou Trotsky. Pour donner à sa déclaration toute la solennité désirable, Messali Hadj a rappelé sur la tombe de sa femme – qui était française et lorraine – qu’elle lui disait : « Dans mon cœur de Française, je sais qu’il n’existe pas de frontière à la liberté1. » Le Mouvement national algérien a toujours mis son espoir dans un dialogue franco-algérien, seul susceptible de permettre ultérieurement une collaboration fructueuse dans un climat de confiance retrouvée. Les premières conditions du retour à la confiance sont, naturellement, le « cessez-le-feu » et l’ouverture de négociations en Algérie. Si l’on persécute le MNA pour le proclamer, je ne vois pas ce qui retient le gouvernement de persécuter à plus forte raison les organisations qui se sont prononcées dans le même sens, telles que le Syndicat national des instituteurs, la Fédération de l’éducation nationale, le Comité de liaison des intellectuels, le Comité justice et liberté. Un courant puissant s’est dessiné ces dernières semaines dans la gauche française : il tend à refuser le droit de s’élever contre l’écrasement de la Hongrie à ceux qui ne prennent pas également position contre l’intervention en Égypte aussi bien que contre la guerre en Algérie. Il est bien évident, en effet, que l’appel à la liberté n’a de sens qu’autant que, cette liberté, on la veut une et indivisible.
1 Adressé aux peuples français et algérien, le discours prononcé le 9 octobre 1953 sur la tombe de sa femme à Neuves-Maisons (Meurthe-et-Moselle) est reproduit dans le journal trotskyste La Vérité du 23 octobre.