Article paru dans le quotidien Le Monde, le 26 mai 1956.
Alger, …mai. – À l’approche de l’été un certain regroupement des forces rebelles et une modification de leur tactique semblent se dessiner en Algérie.
La première chose que l’on constate en arrivant à Alger est une recrudescence des attentats. Peu de jours se passent sans qu’une ou plusieurs victimes tombent sous les balles ou le couteau des tueurs. De cette nouvelle flambée de terrorisme urbain qui était longtemps demeuré cantonné dans les villes de l’Est algérien, et principalement à Constantine, on donne plusieurs explications.
L’armée a porté au cours de l’hiver de sérieux coups aux maquis qui tiennent les montagnes du Constantinois, les obligeant à des combats meurtriers. Devenu champ de bataille, l’Est algérien s’est appauvri. Les semailles n’ont pu être faites dans nombre d’endroits, et les récoltes s’annoncent mauvaises. Les paysans, pressurés par les maquisards, ont donné tout ce qu’ils avaient et sont las des demandes répétées des rebelles. Cette lassitude devient plus lourde au fur et à mesure que la moisson approche. « Pour qui moissonnerons-nous les quelques hectares que nous avons tout de même pu cultiver ? », se demandent les paysans. Et c’est ce qui explique en partie les ralliements à la France que l’on constate depuis quelque temps en Kabylie et dans le Constantinois. Les réactions extrêmement brutales des hors-la-loi – les dernières sont le massacre de deux familles musulmanes de la région de Philippeville – s’expliquent par l’impérieuse nécessité où ils se trouvent d’enrayer coûte que coûte ce « détachement » des populations, qui pourrait bien, à en croire divers indices, s’accélérer. Aussi l’ « Armée de la libération » cherche-t-elle à provoquer une vive réaction des Européens, élargissant ainsi le fossé qui sépare les deux communautés et rendant par-là même toute réconciliation impossible.
Pourtant, si Alger est plus nerveuse aujourd’hui, on peut dire que la vague terroriste n’a pas provoqué chez les Algérois ce « mouvement de colère irraisonnée » qu’escomptaient les rebelles.
Quoi qu’on en ait dit, les manifestations du 6 février à Alger ont ouvert les yeux de nombreux Européens, qui se sont rendus compte qu’ils travaillaient en définitive contre eux-mêmes et que l’ « aventure » dans laquelle ils ont failli s’engager servait beaucoup plus les mouvements métropolitains dont certains émissaires tapageurs les ont plus heurtés qu’encouragés. C’est pourquoi le 8 mai dernier les étudiants européens n’ont pas été suivis par la masse des anciens combattants dans des manifestations que beaucoup ont jugées déplacées.
Mais, sur le plan des villes, nous n’en sommes encore qu’aux préliminaires. En effet on suit très attentivement à Alger les tentatives que font actuellement les réseaux communistes pour s’imbriquer dans le système en offrant au Front de libération nationale de s’occuper des centres urbains, où les communistes comptent encore suffisamment de fidèles. Leur entrée en action, notamment dans le domaine du sabotage, en raison de la technicité d’un certain nombre de leurs adhérents, risquerait d’aggraver sensiblement une situation déjà délicate.
Autre inconnue, l’attitude des réseaux messalistes, qui restent importants dans les grands centres, notamment dans la capitale administrative, où le F.L.N. n’a pas réussi à les détruire, et à Oran. Certains assassinats entre musulmans apparaissent encore comme des règlements de comptes et prouvent que les tentatives de rapprochement entre le F.L.N. et le M.N.A. n’ont jusqu’ici pas abouti. Pour ce qui est en particulier des maquis, les messalistes auraient renoncé à s’implanter en Kabylie, où jusqu’ici ils concentraient leurs efforts. Malgré l’arrivée de nombreux travailleurs de la métropole, où le parti messaliste est incontestablement le plus fort, l’état-major du M.N.A. n’a pas réussi à se maintenir dans les montagnes kabyles, où de sanglants combats se sont déroulés entre bandes rivales au cours de l’hiver. Il a même été signalé que dans certains villages de Grande-Kabylie la population des douars avait dû s’interposer entre « messalistes » et « gens du Front » pour mettre fin à une lutte « fratricide ».
Un maquis messaliste près d’Aumale ?
Aussi assiste-t-on depuis plusieurs semaines à un regroupement des bandes messalistes qui tentent de s’implanter dans un secteur jusqu’à présent non touché par la rébellion au sud-ouest d’Aumale dans la région de Boghari-Sidi-Hadjers, Les effectifs qui se concentreraient dans ce secteur déjà présaharien, territoire de tribus semi-nomades, ne dépasseraient pas cinq cents à six cents fusils. S’ils parvenaient à contrôler ainsi une région les messalistes se trouveraient en meilleure posture pour obtenir leur intégration dans le « front unifié de la libération », sans les conditions rigoureuses jusqu’ici mises à leur admission.
D’autre part les meurtres et exactions des hors-la-loi d’Oranie – qu’on se souvienne de l’attaque des fermes dans la nuit du 6 mai – pourraient laisser craindre que la riche province de l’Ouest ne devienne un nouveau théâtre d’opération dans celte guerre qui n’en est pas une, mais qui y ressemble parfois singulièrement. Les rebelles s’efforcent actuellement de venir en aide aux maquis d’Oranie. Les deux bandes interceptées ces jours derniers aux confins sahariens dans la région de Reibell se dirigeaient vers le Sud oranais, et l’on rapporte une certaine agitation dans les tribus qui nomadisent sur le territoire d’Aïn-Sefra.
Ces tribus traditionnellement turbulentes sont travaillées depuis quelque temps par des émissaires venus du Maroc, et certaines d’entre elles se réclament ouvertement du sultan Mohammed V (1). La proximité de la frontière marocaine permet en outre d’alimenter plus facilement les combattants.
Ce glissement d’est en ouest est suivi avec beaucoup d’attention à Alger, où l’on craint qu’à la faveur des grandes migrations d’été des tribus du sud vers le nord à l’époque des moissons les fellagas ne cherchent à se rallier les cavaliers sahariens.
(1) Voir le Monde du 8 mai.