Extraits de l’article de Daniel Guérin paru dans La Révolution prolétarienne, n° 193, mai 1964, p. 7-10
Les lecteurs de la R.P. trouveront ci-dessous le texte du compte rendu que j’ai publié, à Alger, dans l’hebdomadaire Révolution Africaine du 4 avril 1964. J’ai rétabli dans ce texte les quelques formulations un peu appuyées que la Rédaction m’avait demandé, pour l’usage interne de l’Algérie, d’adoucir.
Néanmoins, il y a dans ce reportage un point que je n’ai pu (toujours pour l’usage interne) qu’effleurer et qui eût mérité de plus larges développements : en l’espèce, la pression exercée, parfois cauteleusement, parfois ouvertement, sur les congressistes pour les amener à endosser certaines conceptions du Parti ou du gouvernement en contradiction avec les principes libertaires de l’autogestion.
Le représentant du Bureau politique du F.L.N, un jeune blanc-bec du nom de Temmar, avait amorcé la manœuvre en rédigeant un rapport introductif tendant à téléguider le Congrès dans le sens souhaité par l’appareil du parti et les hautes sphères du ministère de l’Economie. Ce rapport ayant, à l’avance, fait l’objet de critiques assez pertinentes dans Révolution Africaine, Temmar avait répondu avec hauteur :
« Cet avant-projet est un texte construit par un certain nombre de frères choisis par le parti. Ils sont les mieux Informés et les plus aptes à penser les problèmes de l’industrie. C’est au Parti seul qu’incombe la mission d’entraîner notre société vers le socialisme. D’ailleurs, il est le seul qui puisse saisir d’un coup d’œil synthétique la complexe réalité algérienne. En dehors de lui point de salut, point de socialisme possible. »
Autant dire que le jeune rapporteur récusait à l’avance toute opinion sur l’autogestion socialiste émanant des travailleurs industriels eux-mêmes qui s’écarterait de la ligne préfabriquée par l’infaillible Parti.
Pourtant, au Congrès, comme on le verra dans le compte rendu ci-dessous, les choses prirent une tournure fort différente. Le plus souvent, la grosse voix des ouvriers se fit entendre, si puissante et si résolue que le porte-parole de l’appareil dut la laisser s’exprimer en toute liberté, et renoncer à l’infléchir. Il ne prit sa revanche qu’à propos du texte sur le partage du « reliquat » des bénéfices, où, malgré l’opposition bruyante des congressistes, il proclama acquis un vote qui ne l’était nullement. Mais le président Ben Bella faisait, à cet instant même, une entrée triomphale. Qui eût osé maugréer ?
Le ministre de l’Economie, Boumaza, plus prudent que Temmar, s’était abstenu de paraître dans la salle du Congrès pendant toute la durée des débats. Estimant plus habile de laisser les délégués défouler pleinement, il ne les harangua qu’au moment où allaient s’éteindre les lampions. Son discours, caustique, parfois acerbe, remettait en cause certaines des options prises par le Congrès. L’une d’elles, entre autres, demandait la création d’un organisme de crédit du secteur socialiste. Cette revendication déplaisait au ministre, visiblement soucieux de ne laisser prendre aucune initiative pouvant apparaître comme un élargissement du secteur socialiste. Mais il eût pu manifester son désaccord par une phrase moins méprisante et moins cinglante que celle qu’il jeta à la face de ces mal-nippés :
« Ce n’est pas en mettant vos loques en commun que vous allez faire un pardessus… Ce n’est pas en déposant vos quelques sous dans une banque que vous allez régler vos problèmes. »
A l’observateur « étranger » en même temps qu’ami, ce premier congrès de l’autogestion Industrielle a permis d’entendre, authentique, non dénaturée, sans truchement, la voix même du peuple travailleur. Pendant trois jours, les délégués ne se sont pas contentés de présenter le bilan de leur propre entreprise, des difficultés qu’ils y rencontrent. Admis, de façon fort libérale, par le Bureau politique, à s’exprimer sans aucune restriction, à « défouler » pleinement, ils ont fait porter leur robuste et impitoyable critique sur toutes les déficiences de l’Algérie nouvelle. Ils ont, enfin, ébauché d’eux-mêmes, les grandes lignes d’un socialisme algérien, avec une lucidité et une audace qui, semble-t-il, les placent bien à l’avant de leurs dirigeants politiques et syndicaux.
Je vals essayer, en toute objectivité, de restituer pour le lecteur les coups de hache de ces durs bûcherons, qu’aucune précaution de langage ne retenait et dont la cognée ne frappait que pour mieux construire.
Le Congrès n’était pas composé seulement, comme l’avait été celui de l’autogestion agricole, de présidents de comités de gestion, mais de travailleurs élus par leurs pairs. Aussi n’est-il pas étonnant que certains présidents de comités de gestion (une minorité, fort heureusement), aient fait l’objet de rudes critiques : « Il y a encore des séquelles de néo-colonialisme sous leur crâne. Ils dilapident les biens du peuple. Ils ont le même dédain pour les ouvriers que les anciens exploiteurs. Ils se rémunèrent aussi grassement. Ils s’attribuent indûment des logements ou des privilèges. Ils roulent en 404 », etc.
Les délégués ont exigé que « la justice de la révolution socialiste marche parallèlement à l’autogestion ». Ils réclament pour ces quelques brebis galeuses « des châtiments exemplaires ». (…)
Mais de toutes les interventions faites au congrès, ce qui domine, c’est, je crois, l’apparition chez nombre de travailleurs d’une conscience ouvrière socialiste, en même temps la recherche d’une idéologie socialiste.
Un délégué des manufactures de tabac d’Oran déclare, avec regret : « On parle d’animation socialiste, mais nous sommes encore inanimés idéologiquement ». Le délégué de la menuiserie de Birmandréis réclame la création d’écoles socialistes.
Pour tous les délégués, l’autogestion est une expérience à la fois précieuse et irréversible. (…)
Tous les congressistes sont conscients que le chemin de l’autogestion industrielle est semé d’embûches et que les ennemis du socialisme n’ont pas désarmé.
Mais, pour parer ce danger, un travailleur d’une carrière, aux mains calleuses, proclame que les autogestionnaires sont « prêts à se battre à nouveau, comme en 1954 ».
Et le mot de la fin est trouvé par le jeune gars des constructions métalliques de Tlemcen : « Une autre révolution est à entamer qui concerne l’économie et la politique. La révolution socialiste commence seulement aujourd’hui ».
Daniel GUERIN.
P .S. – Daniel Guérin vient d’apprendre que son compte rendu dans Révolution Africaine, bien qu’édulcoré, a vivement mécontenté le ministre de l’Economie Boumaza, lequel s’en est plaint amèrement à Mohammed Harbi, directeur de l’hebdomadaire. Le Ministre a fait les mêmes reproches au journaliste qui suivit le Congrès de l’autogestion industrielle pour le compte du très spécial quotidien Le Peuple, et, sur ordre de la direction du journal, le « coupable» dut se racheter en écrivant tout exprès un article à la gloire de Bachir Boumaza. La bataille entre socialisme par en bas et gouvernementalisme « socialiste » est engagée en Algérie. (…)