Extrait de Jean-François Lyotard, « L’Algérie évacuée », Socialisme ou Barbarie, n° 34, mars-mai 1963, p. 1-7
Les lignes qui suivent n’ont pas pour objet de définir une politique révolutionnaire en Algérie. La question du sort de ce pays ne se pose plus et ne se pose pas encore de cette manière. Plus, parce que l’élan qui animait les masses au cours de la lutte nationale est maintenant brisé : il n’y a pas eu de révolution. Pas encore, parce que les problèmes qui assaillent les travailleurs et que la politique de la direction actuelle est incapable de résoudre, finiront par amener à maturité les conditions d’une nouvelle intervention des masses : la révolution reste à faire.
La tâche qui s’impose présentement est celle-ci : reprendre la lecture des événements qui ont marqué les premiers mois de l’indépendance, débrouiller leur sens, chasser les nuées de toutes sortes dans lesquelles la question algérienne reste enveloppée, aider le noyau révolutionnaire à voir clairement les possibilités que leur offrira et les limites que leur opposera la crise à venir.
Le tableau qu’offre l’Algérie après l’indépendance est, on le verra, remarquable par un fait : la vie politique est devenue étrangère à la population des villes et des campagnes. Cette attitude prend d’autant plus de relief que pendant les années de la lutte de libération la participation des paysans, des ouvriers, des étudiants, des femmes, des jeunes non seulement ne s’était jamais démentie, mais s’était étendue jusqu’à produire les manifestations de décembre 1960, et approfondie jusqu’à bouleverser les rapports sociaux traditionnels. L’indépendance a cassé cette immense effervescence. La politique a reflué dans les appareils ou ce qu’il en restait. Pendant que les factions luttaient pour le pouvoir, le fantôme du chômage et de la famine hantait déjà le peuple des campagnes et des villes.
Mais les questions les plus pressantes de la vie quotidienne ne furent pas posées lors des batailles que les cliques se livrèrent autour du pouvoir. Les dirigeants ignorèrent les problèmes des masses et les masses ne comprirent pas les problèmes des dirigeants. Ce fut seulement quand la question du travail et du pain se posa de manière urgente, avec les labours et la fin des congés, que la connexion fut rétablie entre les préoccupations des uns et des autres. Du même coup commença d’être révélée, aux yeux des travailleurs comme aux siens propres, l’incohérence de la politique suivie par la direction benbelliste. La véritable question algérienne émergeait ; mais elle trouvait les masses impréparées, méfiantes. (1)
I. – L’INDEPENDANCE DESENCHANTEE.
On attendait une révolution ; on eut un pays en panne. Dans le vide politique qui s’établit avec l’indépendance, la direction FLN explosait en morceaux. La joie d’une guerre finie, l’effervescence d’une libération s’étiolèrent. Les masses s’immobilisèrent. Quand elles intervinrent, ce fut pour faire comprendre aux dirigeants qu’elles avaient assez de leurs disputes.
Voilà la situation de l’été 1962 : le peuple des villes et des campagnes voulait être dirigé. Il n’y avait pas de dirigeant, parce qu’il n’y avait pas de direction.
L’appareil colonial se dissipe.
Ce que depuis plus de sept ans les paysans appelaient d’un nom : « la France », avait disparu, sous toutes ses formes visibles. Les fermes européennes désertées, les rideaux baissés sur les boutiques françaises, les patrons partis, les soldats consignés, les enseignants en vacances, les casseroles muettes et les bastions OAS abandonnés. C’était la grande séparation, après cent trente ans de concubinage. Les Français qui étaient encore là ne donnaient pas d’ordre ; ils attendaient, parfois collaboraient. Plus de maître à haïr pour ce peuple esclave.
Si la décolonisation faisait un tel choc, c’est que les deux adversaires qui pendant les derniers mois avaient occupé le devant de la scène l’évacuaient de conserve. Le gouvernement rapatriait pèle-mêle soldats du contingent, fonctionnaires suspects ou loyaux, légionnaires et parachutistes. L’OAS embarquait ses colonels et ses millions sur des barques de pêche et des avions de tourisme. A peine éveillé du songe raciste, le petit peuple européen faisait des queues de trois jours aux ports et aux aérodromes. Paris avait hâte de soustraire ses unités au climat de la guerre coloniale et d’insuffler aux cadres des raisons d’être moins archaïques que « casser du bicot » ou du chef d’Etat. Quant aux pieds-noirs, leur présence avait tellement pris, au moins dans certaines villes, la forme du racket, du meurtre crapuleux, du lock-out, du refus de soigner et de ravitailler, du bouclage des arabes en ghettos, qu’ils pouvaient craindre le pire quand leurs victimes deviendraient leurs compatriotes.
Il n’était pas question que l’appareil colonial puisse, comme on l’avait vu ailleurs, participer à la construction du nouveau régime et que la passation des pouvoirs s’opère sans discontinuité. L’essai de coopération tenté par les fractions les plus conciliantes de la bourgeoisie européenne et de la direction nationaliste en les personnes de Chevallier et de Farès, resta sans suite immédiate. L’Exécutif provisoire fut en quelques jours réduit à rien : il n’avait dû son peu de pouvoir qu’à la coopération réticente de quelques fonctionnaires français.
A cet égard, l’indépendance signifiait en apparence l’échec de la bourgeoisie européenne, la seule qui existât dans le pays. Complètement disqualifiée par son incapacité à établir un compromis avec les nationalistes, elle se trouvait contrainte à présent d’évacuer l’administration locale, après l’avoir pendant des décades soustraite à tout autre influence que la sienne. Elle ne pouvait patronner le nouveau pouvoir. Cependant le sabotage systématique de l’indépendance lui laissait des cartes : la destruction des bâtiments publics et de l’équipement administratif, le retrait des techniciens, la fermeture des entreprises devaient mettre le nouveau régime à genoux. S’il voulait rendre vie au pays, alors qu’il garantisse l’ordre et la sécurité ; autrement dit : que les travailleurs se remettent au travail. La bourgeoisie pied-noir, vaincue en tant que soutien de l’OAS, ne l’était pas comme maîtresse de l’économie algérienne. Simplement son passé politique un peu chargé la contraignait à passer la main quelque temps. Elle se mit en congé.
L’appareil national se décompose.
On pouvait espérer ou craindre que la coquille que l’administration française venait d’abandonner serait le lendemain occupée sans changement par l’appareil nationaliste. La vacance du pouvoir montra au contraire que le FLN n’avait pu construire pendant la lutte de libération qu’un embryon d’Etat, et qu’aucune force organisée à l’échelle du pays n’était en mesure de l’administrer au pied levé. Ainsi se manifesta de nouveau la crise de l’Algérie coloniale : l’absence d’une classe dirigeante, la pusillanimité politique des leaders nationalistes, la mesquinerie des objectifs offerts aux masses et acceptés par elles alors même que l’intensité de leurs actions et leur initiative n’avaient cessé de croître pendant 7 ans – tous les traits d’un pays étouffé dans son développement.
Étouffé d’abord par la répression impitoyable que l’organisation politico-administrative et l’ALN avaient eu à subir pendant des années. Sur le plan militaire, les unités réduites à des proportions squelettiques ressemblaient plus à des groupes de guerilleros qu’à des formations régulières. Dans les régions abandonnées par les troupes françaises, les maquis s’étaient dispersés ; dans les autres où au contraire la concentration adverse était d’autant plus importante, le combat était devenu trop inégal.
Pourtant pendant des années, avec une énergie exemplaire les masses n’avaient pas cessé de susciter en leur sein les militants et les combattants dont la résistance intérieure avait besoin. En. 61-62 les maquisards n’étaient peut-être pas beaucoup plus nombreux ni mieux équipés que ceux de 55-56 ; mais entre temps le mouvement avait conquis l’Algérie entière, les journées de décembre 1960 avaient fourni la preuve que l’action insurrectionnelle de la minorité se muait en mouvement des masses. Aux maquis perdant de leur importance, n’affluait plus la jeunesse la plus combative : des tâches d’organisation l’occupaient dans les villes et les villages.
Mais l’élan révolutionnaire qui s’exprimait dans cette mutation ne fut pas accumulé. D’abord la répression s’abattit encore plus lourdement. Les campagnes furent balayées par les commandos de chasse, les villes passées au peigne fin par la police et l’armée. Dans l’émigration en France, qui fournissait au mouvement nombre de ses cadres les plus formés, il y eut au cours des années 60-61 une véritable hécatombe. Le rythme de renouvellement des responsables s’éleva. Il est difficile de consolider une organisation si les permanents disparaissent au bout de quelques mois. L’appareil FLN devint aussi de plus en plus extérieur aux masses algériennes.
D’autre part la direction nationaliste avait réagi à l’effervescence de la population urbaine à la fin de 60, non en lui proposant un programme politique et social et des objectifs intermédiaires capables de l’orienter pratiquement, mais en l’invitant à se calmer. L’accession de Ben Khedda à la présidence du GPRA, en même temps qu’elle résultait de compromis entre les fractions du CNRA, montrait que le Front comptait plus sur la modération et le talent diplomatique des chefs que sur l’agitation des masses pour arracher l’indépendance. La politique reprenait ses droits, la guerilla et les manifestations ne servaient que d’arguments d’appoint dans la négociation. La crainte d’être débordée devint alors le souci majeur de la direction en exil. L’encadrement reçut mission d’obtenir calme et discipline. Quand les Algériens manifestèrent en 1961, ce fut enserrés dans un service d’ordre qui faisait la chaîne. Le seul rôle dévolu aux militants fut de contenir, non d’expliquer et de former.
Avec les négociations vinrent la trêve, le retour des paysans dégroupés et exilés. Les villages étaient dévastés, les terres hors d’état, les troupeaux décimés. Le problème d’avant la guerre, celui du travail, se posait, plus accablant encore, avant que la guerre fut finie : tout manquait sauf les bouches à nourrir. Dans. les villes, la situation créée par les sabotages des ultras et la complicité des militaires était intenable : les vivres, les médicaments, les moyens de travail restaient sous la garde de l’OAS. Tenaillée par la faim, accablée par la misère, la population reflua. Elle se laissa convaincre que rien ne pouvait être fait, sous peine de tout perdre, avant le départ des Français. C’est à peine si des tendances à aller plus loin, à rouvrir et à remettre en route des entreprises abandonnées se manifestèrent ici et là dans les villes ; au nom du respect des accords d’Evian, elles furent vite réprimées. Quant aux paysans, pour la plupart analphabètes, sans tradition politique, ils tachèrent de se remettre au travail sans plus attendre, avec ou sans l’aide de l’ALN locale. Dans l’ensemble la consigne de respecter les biens des Européens fut appliquée.
Cependant les rapports entre la population et l’organisation s’étaient transformés. Les combattants, les militants n’incarnaient plus la protection et l’espoir dont le peuple des villes et des campagnes avait eu besoin pour résister. Ils n’étaient plus d’aucun secours en face du problème de la faim et du travail. Dans les grandes villes surtout, les travailleurs et les jeunes avaient conscience qu’ils avaient arraché eux-mêmes la victoire à l’impérialisme avec leurs cris, leurs drapeaux et leur masse désarmée, bien plus que l’ALN avec ses fusils. De surcroît la dégénérescence politique des cellules FLN et des sections de l’ALN se précipitait sous l’afflux des résistants de la dernière heure et des sans-travail. En quelques semaines ce qui avait incarné l’insurrection d’un peuple devenait le dépotoir d’une crise. La discipline et l’idéalisme révolutionnaire faisaient place à la morgue tracassière et au privilège. En même temps que leur importance diminuait dans la population, les chefs locaux étaient l’objet de sollicitations contraires émanant des fractions qui en quête du pouvoir glanaient un semblant de représentativité auprès de la résistance intérieure. Ils gagnèrent par en haut un supplément de l’autorité qui par en bas venait à leur manquer. Ce regain qu’ils devaient à la conjoncture au sommet, acheva de séparer les responsables et les civils. En quelques jours l’Algérie se couvrait de « baronnies » autonomes et concurrentes, qui n’étaient plus que la lettre abandonnée par l’esprit de la révolution.
La base s’imagina encore pouvoir en appeler au sommet des abus des cadres intermédiaires. Mais quand le conflit éclata à la tête entre Ben Khedda et l’Etat-Major de l’ALN, il devint clair pour tous que l’appareil construit pour lutter contre l’oppression française n’avait ni homogénéité doctrinale ni unité organique et qu’il ne pourrait jouer le rôle que la population attendait de lui : celui d’un guide dans la construction de la société nouvelle. Sous le terme pudique de « reconversion de l’organisation » dont on l’affublait dans les milieux dirigeants, le problème qui attendait sa solution au sortir de la guerre était celui, non seulement de la forme de l’Etat futur, mais de la nature sociale de l’Algérie indépendante. Le fait que ce problème ait été laissé en suspens pendant la lutte de libération motive largement le reflux des masses dans l’expectative, la sclérose galopante des appareils locaux, enfin la décomposition de la direction nationaliste elle-même.
Beaucoup de mots avaient été dits ici et là au sujet de la « révolution », destinés à flatter tantôt les paysans spoliés et tantôt les propriétaires, tantôt le capitalisme et tantôt les travailleurs, tantôt la tradition islamique et tantôt la culture moderne – de sorte que cette révolution était bourrée d’espoirs contraires. Mais cet éclectisme idéologique (2) exprimait fidèlement l’inconsistance sociale du mouvement national. La signification historique d’un tel mouvement coïncide en général avec les intérêts de la bourgeoisie locale. En Algérie la colonisation directe avait bloqué le développement économique et l’expression politique de cette classe, au point qu’elle n’avait pu ni collaborer avec l’administration et la bourgeoisie françaises, ni prendre la tête de la lutte de libération en lui indiquant des objectifs conformes à ses intérêts. Rejetée de la voie conciliatrice, elle s’était ralliée à l’insurrection. Dans les bureaux de Tunis les sages dirigeants de l’UDMA ou les Centralistes du MTLD côtoyèrent les plébéiens imbus de populisme qui venaient de la paysannerie ou de la petite bourgeoisie pauvre, les ouvriers transfuges du PCA, les Ulemas. L’indépendance était le plus grand dénominateur commun aux classes et aux tendances qui composaient cet amalgame parce que le paysan exproprié par les colons et les sociétés françaises, l’ouvrier exploité par un patron français, le boutiquier ruiné par les entreprises commerciales françaises, l’intellectuel brimé par l’Université et la culture françaises pouvaient s’y retrouver.
Le poids de la colonisation avait comprimé la configuration de classe de l’Algérie jusqu’à la rendre méconnaissable. Le bloc où fusionnaient des classes néanmoins antagoniques ne pouvait donner expression à leurs intérêts respectifs. Il lui était interdit sous peine d’éclater de prendre en considération les problèmes réels de l’Algérie et d’y répondre. L’appareil lui-même ne put développer ni sa doctrine ni son organisation indépendamment des classes dont il était composé : les conditions d’un développement bureaucratique n’existaient pas. Le PCA avait été trop lié, par sa composition comme par. ses positions, à la présence française pour pouvoir marquer de l’empreinte stalinienne le mouvement nationaliste. La politique mondiale du Khroutchevisme ne s’y prêtait pas davantage. Enfin même si elle n’avait pu revendiquer en son nom propre l’indépendance du pays à cause de son faible développement, la bourgeoisie algérienne n’avait pas été pour autant éliminée de la scène après une expérience malheureuse. Le FLN ne se dressait pas contre un Tchang Kaï Chek algérien, qui n’existait pas. Il affrontait directement l’impérialisme. De cette situation résultaient des conditions qui favorisaient les éléments bourgeois du Front : une victoire militaire était impossible ; un accord de compromis avec Paris était inévitable ; la modération de politiciens comme Farès ou Abbas serait de nature à rassurer les intérêts français en Algérie. En somme le compromis entre le nationalisme et l’impérialisme pouvait encore donner naissance à une authentique bourgeoisie nationale : elle recevrait d’une main l’héritage patriotique et de l’autre les capitaux. Pour des raisons politiques évidentes, l’opération ne pourrait s’effectuer ni à brève échéance ni ouvertement. Il convenait de retarder le moment où seraient pris les engagements irréversibles touchant la nature de la société après l’indépendance. En attendant, l’opportunisme s’imposait (3).
Ainsi pendant des années aucun programme plus précis que celui de la Soummam ne fut élaboré, et le compromis d’Evian fut discuté sans autre principe que l’unité nationale et l’intégrité du territoire. Paris obtint toute satisfaction sur le seul point qui fût essentiel pour lui : le sort du capital investi en Algérie. (…)
1) Le lecteur aura une meilleure compréhension de notre point de vue en se reportant à deux articles qui ont été publiés dans les numéros 29 et 32 de cette revue : « Le contenu social de la lutte algérienne » (1959) et « En Algérie, une vague nouvelle » (printemps 61).
2) Dont on aura une image frappante en lisant La révolution algérienne par les textes, Paris 1961 (documents présentés par A. Mandouze).
3) « On peut dire grossièrement qu’à partir d’août 1956, le FLN a cessé d’être un organisme unitaire, et est devenu une coalition, un « Front » précisément ; les anciens du MTLD et de l’UDMA, les Ulémas pénètrent alors. dans les organismes dirigeants sans vraiment renoncer à leur individualité. C’est à partir de 1956 que le « Front » actuel, ce magma, se constitue » (Interview de M. Boudiaf, Le Monde, 2 novembre 1962).