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Errico Malatesta : Allons au peuple

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 900, 9 juin 1934, p. 1-2.

Avouons-le sans autre : les anarchistes n’ont pas été à la hauteur de la situation.
Après avoir tant clamé la révolution, la révolution est venue, et nous avons été désorientés et sommes presque restés dans l’ombre.
C’est douloureux de le constater, mais le taire et le cacher serait trahir la cause et continuer dans les erreurs qui nous ont conduits où nous en sommes.
Il est temps de nous raviser !

La cause principale, selon nous, de notre décadence est l’isolement où nous sommes tombés presque partout.
Pour un ensemble de causes, qu’il serait maintenant trop long d’examiner, les anarchistes, après la dissolution de l’Internationale, perdirent le contact avec les masses, se réduisant peu à peu à de petits groupements, occupés tout le temps à discuter et aussi malheureusement à se déchirer entre eux, ou tout au plus à livrer quelques attaques aux socialistes légalitaires.
Contre cet état de choses, on a cherché plusieurs fois à réagir avec plus ou moins de succès. Mais lorsqu’on croyait pouvoir enfin recommencer un travail sérieux et sur une large base, voici surgir quelques camarades qui, par une intransigeance mal comprise, firent de l’isolement un principe, et aidés par l’indolence et la timidité de plusieurs, auxquels une telle « théorie » servait d’excuse facile pour ne rien faire et ne courir aucun risque, ils réussirent à nous replonger dans l’impuissance.
Grâce à ces camarades, dont beaucoup d’ailleurs, nous nous plaisons à le reconnaître, sont animés des meilleures intentions, le travail de propagande et d’organisation est devenu une chose impossible.
Voulez-vous entrer dans une association ouvrière ? Malédiction ! cette association a un président, des statuts, ne jure pas sur le verbe anarchiste : tout bon anarchiste doit s’en garder comme de la peste.
Voulez-vous fonder une association de travailleurs pour les habituer à lutter solidairement contre le patronat ? Trahison ! Un bon anarchiste ne doit s’associer qu’à des anarchistes convaincus, c’est-à-dire qu’il doit toujours rester avec les mêmes camarades et s’il veut fonder des associations, il ne peut que donner des noms différents à un groupe composé toujours des mêmes individus.
Cherchez-vous à organiser et à soutenir des grèves ? Mystifications, palliatifs !
Tentez-vous des manifestations et agitations populaires ? Pîtreries !
En somme, tout ce qui est permis de faire pour la propagande, ce sont quelques conférences, où le public n’intervient pas s’il n’est attiré par les dons exceptionnels d’un orateur, quelques imprimés, toujours lus par le même cercle de personnes, et la propagande d’homme à homme, si vous savez : trouver qui veut bien vous écouter. Et avec cela, de grands appels à la révolution : – révolution qui, prêchée ainsi, devient comme le paradis des catholiques, une promesse de l’au-delà, qui vous endort dans une inertie heureuse aussi longtemps que vous y croyez, et vous laisse sceptiques et égoïstes, la foi disparue.
C’est là une tactique meurtrière, qui équivaut au suicide. La révolution ne peuvent la faire quatre chats. Des individus et des groupements isolés peuvent faire de la propagande, des coups audacieux, des bombes et d’autres choses pareilles, qui faites à bon escient (ce qui malheureusement n’est pas toujours le cas) peuvent attirer l’attention publique sur les maux des travailleurs et sur nos idées, peuvent nous donner l’auréole des vengeurs du peuple, peuvent nous débarrasser de quelque obstacle puissant ; mais la révolution ne se fait que lorsque le peuple descend dans la rue. Et si nous voulons la faire, nous devons attirer le plus possible la foule à nous.

Cette tactique de l’isolement est contraire aussi à nos principes et au but que nous nous proposons.

La révolution, comme nous la voulons, doit être le commencement de la participation active, directe, réelle des masses, soit de tous, à l’organisation et à la gestion de la vie sociale. S’il était possible que la ré­volution soit faite seulement par nous, ce ne serait pas la révolution anarchiste, puis­que nous serions alors les maîtres et le peu­ple, désorganisé et partant impuissant et inconscient, attendrait nos ordres. Et alors toute l’anarchie se réduirait à une vaine déclaration de principes, tandis que prati­quement une petite fraction se servirait toujours des forces aveugles de la masse inconsciente et soumise pour imposer ses propres idées ; — ce qui est l’essence même de l’autorité.

Imaginons-­nous que demain avec un coup de main, nous puissions seuls, sans le concours des masses, vaincre le gouverne­ment et rester maîtres de la situation. Les masses qui n’auraient pas pris part à la lutte et n’auraient pas expérimenté la puis­sance de leurs forces applaudiraient aux vainqueurs et demeureraient passives dans l’attente que nous leur donnions tout le bien-­être des promesses faites.
Que ferions­-nous ? Ou assumer de fait si­non de droit la dictature, ce qui voudrait dire reconnaître irréalisables nos idées antigouvernementales et nous déclarer vaincus en tant qu’anarchistes ou se refu­ser lâchement à le faire, se retirer en pro­testant de notre horreur sacrée pour le commandement et laisser le commandement à nos ennemis.
C’est ce qui arriva pour des raisons quel­que peu différentes d’ailleurs, aux anarchis­tes espagnols dans le soulèvement de 1873. Un concours de circonstances les avaient rendus maîtres de plusieurs villes, S. Lucar de Barrameda et Cordoue entr’autres. Le peuple ne faisait rien de lui­-même et atten­dait que quelqu’un ordonne ce qu’il fallait faire ; les anarchistes ne voulurent pas prendre le commandement, cela étant con­traire à leurs principes… et alors vint la réaction républicaine d’abord, celle monar­chiste ensuite, qui rétablit le vieux régime aggravé par les persécutions, arrestations et massacres en masse.

Allons au peuple : c’est l’unique voie de salut. Mais n’y allons pas avec la morgue prétentieuse de personnes affirmant possé­der le verbe infaillible et méprisant du haut de leur prétendue infaillibilité ce peuple. Pour en réclamer l’élan et l’esprit de sacri­fice nécessaires les jours de grandes batailles décisives, il faut lui avoir donné des preuves de nous-­mêmes, nous être montrés les premiers par le courage et l’abnégation dans ses luttes, quotidiennes. Entrons dans toutes les associations de travailleurs, fon­dons­-en le plus possible, poussons à des fé­dérations toujours plus étendues, soutenons et organisons des grèves, propageons par­tout et par tous les moyens l’esprit de coo­pération et de solidarité entre les travail­leurs, l’esprit de résistance et de lutte.
Gardons-­nous de nous irriter parce que les travailleurs souvent ne comprennent ou n’acceptent pas tous nos idéaux et demeu­rent attachés aux vieilles formes et aux vieux préjugés.
Nous ne pouvons et ne voulons attendre pour faire la révolution que les masses soient devenues socialistes et anarchistes en toute conscience. Nous savons qu’aussi longtemps que le régime politique et écono­mique actuel de la société dure, l’immense majorité du peuple est condamnée à l’igno­rance et à l’abrutissement et n’est capable que de se révolter plus ou moins aveuglément. Il faut détruire ce régime, en faisant la révolution comme on peut, avec les for­ces que nous trouvons dans la vie réelle.
A plus forte raison nous ne pouvons at­tendre pour organiser les travailleurs qu’ils soient d’abord devenus anarchistes. Com­ment pourraient­-ils le devenir, laissés seuls, avec le sentiment d’impuissance que l’isole­ment leur donnerait ?
En tant, qu’anarchistes nous devons nous organiser entre nous, entre individus par­faitement convaincus et d’accord, et autour de nous, nous devons organiser les tra­vailleurs en larges associations, ouvertes au plus grand nombre possible, les acceptant tels qu’ils sont et nous efforçant de les fai­re progresser le plu­s que nous pouvons.
En tant que travailleurs nous devons être  toujours et partout avec nos camarades de peine et de misère.
Rappelons-­nous que le peuple de Paris commença par demander du pain au roi avec des applaudissements et des larmes de tendresse, et deux ans après, comme il en avait reçu naturellement du plomb au lieu de pain, il l’avait déjà guillotiné.

Ravisons­-nous. Le moment est grave. Nous sommes parvenus à l’un de ces mo­ments critiques de l’histoire, qui décident de toute une nouvelle période. C’est de nous, qui avons écrit sur notre drapeau les mots libérateurs et inséparables de socialis­me et d’anarchie, que dépendent le succès et la direction de la prochaine révolution.

Errico Malatesta.

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