Entretien de Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet, « Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence », propos recueillis par Daniel Lindenberg et Olivier Mongin, Esprit, janvier 1995, p. 142-152.
PIERRE VIDAL-NAQUET – J’ai jadis, dans Vingtième Siècle, proposé une tripartition des engagements intellectuels durant la guerre d’Algérie.
Il y avait d’abord ceux que j’appelle les « dreyfusards » — en disant cela, je ne me pose pas personnellement en pur dreyfusard —, c’est-à-dire ceux qui parlaient du salut éternel de la France. Il y avait ensuite les « bolcheviques » qui voyaient la Révolution algérienne à l’image de la Révolution d’octobre : pour eux le mouvement révolutionnaire était indissociable d’un parti jacobin qui devait en incarner la tête. Certains pensaient même que la résistance à la guerre d’Algérie pouvait représenter le noyau d’un parti révolutionnaire en France. Enfin, troisième catégorie, il y avait les « tiers-mondistes » pour lesquels l’Algérie était le noyau historique d’une résurrection autonome de valeurs révolutionnaires : c’était l’Algérie des « damnés de la terre » de Frantz Fanon, qui prenaient dans le contexte une valeur quasi christique.
Naturellement, en lien avec ces trois types de militance pour l’indépendance algérienne, trois Algéries étaient en gestation. J’appellerai la première l’Algérie républicaine : c’était à l’époque l’Algérie pour laquelle se battait André Mandouze par exemple. Ce dernier a publié en 1961 chez Maspéro la Révolution algérienne par les textes : dans cet ouvrage composé exclusivement de textes écrits en français, la Révolution algérienne apparaissait comme une sorte de reprise de la Révolution française, ce qui devait aboutir historiquement à l’équivalent d’une IIIe République française en plus accentuée. Qu’a d’ailleurs cherché à faire Mandouze quand il a été nommé en 1962 recteur de l’université d’Alger, sinon à créer une université française ? Ce qui l’a conduit à donner sa démission quand il s’est aperçu qu’un tel projet ne marchait pas et à accepter un poste de simple professeur de latin.
En deuxième lieu, il y avait une Algérie de type léniniste reposant sur le principe du parti unique. On se souvient que le FLN a rapidement éclaté après 1962. Certains avaient anticipé, comme Daniel Mayer qui parlait au cours d’une réunion publique en 1961 de « l’inévitable éclatement du FLN ». En s’exprimant ainsi, il s’opposait à ceux pour qui le parti unique était le moteur nécessaire du développement politique, social et économique. Un seul Algérien par lait contre l’hégémonie du parti alors unique, c’était Mohamed Boudiaf que j’ai amené à Esprit et avec qui j’ai fait une longue interview qui m’a été refusée par France Observateur. Dans ce texte de 1962, il affirmait clairement la nécessité de rompre avec le parti unique, celui-ci ayant correspondu momentanément à un front destiné à obtenir l’indépendance.
Il y avait enfin une troisième Algérie, celle pour laquelle Paul Thibaud et moi-même avions de la sympathie : c’était l’Algérie de ce que Jean Lacouture appelait alors le « socialisme à l’état sauvage ». Ce socialisme était fondé sur les noyaux d’autogestion qui s’étaient développés dans les grands domaines que leurs ouvriers agricoles avaient commencé à prendre en main. Ce socialisme-là nous apparaissait alors susceptible d’un développement révolutionnaire d’un type original.
Si l’on admet cette tripartition, il faut alors se demander quelle était la place de l’islam dans ces trois Algéries. Personnellement, et c’est la question qui est au centre de notre débat, j’ai entendu dire à plusieurs reprises, pendant et avant la guerre d’Algérie, que l’islam était une force de négation susceptible de soutenir la lutte, mais on n’en parlait guère durant cette période. Je me souviens pour tant de Robert Bonnaud revenant d’Algérie et me parlant de l’islam comme d’un facteur pouvant aider les combattants de l’indépendance.
Je me rappelle aussi l’effet de surprise produit par la lecture d’un livre de Patrick Kessel et Giovanni Pirelli paru en 1962 chez Maspéro, qui s’intitulait le Peuple algérien et la guerre : cet ouvrage était composé à 99 % de textes en français, écrits par des Français. Ce livre était une escroquerie, un assemblage hétéroclite de plaintes rédigées par des avocats – Jacques Vergés et quelques autres du même acabit — émanant de pieds-noirs, de communistes et de membres du FLN, pourvu qu’ils aient eu en 1962, avant la définition de la nationalité par l’Assemblée algérienne, le droit de voter dans le pays. Pourquoi est-ce que j’évoque cet ouvrage ? Quand on le lisait, on tombait tout à coup sur un texte authentiquement algérien qui avait d’ailleurs été traduit pas les services français, et ce texte commençait par la formule rituelle, « Dieu clément et miséricordieux ». Cette intrusion de l’islam était complètement inattendue. D’où l’effet de surprise.
Quelques années après, je me trouvais au jury de la thèse de Djamila Hamrane – c’est-à-dire Danièle Minne, la fille de Jacqueline Guerroud — qui portait sur la place de la femme durant la Révolution algérienne. Djamila Hamrane n’était guère soupçonnable à cet égard : sa mère et son beau-père avaient été condamnés à mort, elle même avait été faite prisonnière par l’armée française alors qu’elle était au maquis puis détenue plusieurs années. Sa thèse venait donc répondre à une question qui nous angoissait, celle de la femme. Nous avions plusieurs raisons de nous en soucier : dans le dernier numéro de Vérité-liberté nous avions publié une interview d’un conteur kabyle qui racontait qu’au cours d’une mission de liaison entre maquis il avait rencontré une maquisarde qui l’avait doublement troublé : c’était une femme maquisarde et en plus elle parlait l’anglais : double incongruité ! Par ailleurs Anderson (2) racontait qu’il avait entendu à Lausanne les propos suivants à propos des femmes : « Quand on aura conquis l’indépendance, on les mettra à la niche. »
Plus tard, dans les premiers mois de l’indépendance, je lisais les extraordinaires lettres de lecteurs publiées dans Alger républicain, c’était d’ailleurs le seul intérêt de ce journal lié au communisme. Parmi ces lettres il y avait quantité de lettres de femmes qui réclamaient leur émancipation. La thèse de Djamila Hamrane montrait que toutes les femmes avaient été « remises à la niche », c’était la conclusion unanime de tous les témoins qu’elle avait interrogés. Mais il y avait un point dont elle ne parlait pas, c’était l’islam. Elle avait bien vu l’aliénation des femmes, mais elle avait fait l’impasse sur l’islam. Je le lui ai alors reproché en exprimant mon inquiétude.
Pour moi, il ne fait guère de doute que c’est seulement après 1988, après l’octobre algérien, qu’on a commencé à réaliser ce qui se passait et à saisir le rôle de l’islam.
Paul Thibaud – Pour continuer dans cette voie, je crois qu’il faut se poser la question du « déguisement occidental » de la révolte algérienne. Toutes sortes d’intermédiaires français ou algériens ont contribué à cet habillage qui explique qu’il ait été si peu question de l’islam durant la guerre d’Algérie. Même de bons observateurs du terrain n’ont rien vu à ce sujet. Je me souviens de Jacques Duquesne, alors reporter à la Croix, rencontré à Constantine fin 1962 : il me parlait comme d’une curiosité (un cas unique) de la présence d’un imam à un meeting du FLN en Kabylie. Nous n’avons rien en tendu, d’où nous étions, concernant une dynamique islamiste. Pourquoi cela ? Le livre de Mandouze qui vient d’être évoqué n’est pas composé de textes imaginaires, ce sont en gros les thèses du Congrès de la Soumman, des textes composés dans un langage plus ou moins jacobin, plus ou moins marxiste qui est le langage international de la Révolution et auquel la plupart des élites algériennes avaient naturellement recours. Cette Révolution est partie d’en dessous, contre les élites instituées, lesquelles étaient prises sinon dans le système colonial, du moins dans le système français où elles puisaient les arguments et les mots de leur contestation, et même les positions d’où elles tiraient une part de leur autorité. Ces élites type Ferhat Abbas se sont ensuite ralliées au FLN en 1955 ou 1956, elles ont été utilisées pour donner au Front, via le GPRA, un visage acceptable et compréhensible à l’extérieur, mais à la différence de dirigeants occidentalistes comme Bourguiba, ces ralliés n’ont jamais eu beau coup d’autorité sur le monde en dessous d’eux, d’où était partie la révolte.
Quant aux observateurs français, peut-être l’exemple de Jacques Duquesne est-il révélateur de la différence entre lutte contre la guerre et implication dans le devenir de l’Algérie. Il a publié dans la Croix une série d’articles très importants pour la sensibilisation de l’opinion à la torture et à la pacification, puis un livre sur le sujet (3). Mais ce travail concerne bien plus la guerre menée par notre armée, affaire d’abord franco-française, affaire de conscience, que l’Algérie elle-même. Puisque Pierre Vidal-Naquet a mis à l’honneur la référence dreyfusarde, en effet très présente chez les militants anti-guerre, rappelons que beaucoup des partisans de la révision étaient tout à fait indifférents au judaïsme et aux juifs, Péguy constituant à cet égard l’exception. Il y a eu quelque chose de semblable à propos de l’Algérie.
Les aspects « viscéraux », obscurs, largement informulés, de la révolte algérienne n’étaient certes pas moins inaperçus (au contraire) des journalistes qui s’intéressaient à l’autre côté de la question, les « contacts » entre les gouvernements français et le FLN puis le GPRA. Ceux-là, comme les négociateurs français, voyaient le mouvement algérien à travers la « représentation extérieure », expression éloquente.
Et puis, la situation était-elle facilement lisible sur le terrain ? Ayant très peu de connaissance directe de l’Algérie, j’ai été frappé, fin 1962 début 1963, par le contraste entre la tolérance, l’ouverture à ce qui venait de France qu’exprimaient spontanément des gens ordinaires, même dans des régions où la répression avait été très dure, et d’autre part l’intransigeance des apparatchiks et bureaucrates promus. J’ai pensé à l’époque (4) que l’intégralisme nationaliste était intéressé et superficiel et que l’avenir était, après l’exode des pieds-noirs, à la coopération franco-algérienne. La logique politico-culturelle de l’unanimisme identitaire – poursuite d’une authenticité mythique, exclusive et dévorante – jouant par en dessous comme un inconscient tyrannique s’est avérée plus forte qu’une « quotidienneté » faite de réactions individuelles où j’avais, comme d’autres, tendance à voir le déterminant le plus profond.
Si notre question est celle du fossé qui s’est creusé entre les deux rives de la Méditerranée, entre ceux qui ont milité pour l’indépendance et ceux qui en ont hérité et l’ont mise en œuvre, c’est l’instrumentalisation du discours occidental par le FLN qui doit être mise en avant. Encore faut-il être conscient que cette instrumentalisation ne relève pas du seul cynisme : elle était comme rendue nécessaire par le partage des rôles entre les élites partiellement acculturées à la France, et les couches « profondes » d’où est venue l’insurrection. Ce partage des rôles était le produit d’une logique de situation qui n’était contrôlée par personne. Mais il en est résulté un effet de dissimulation de la dynamique à l’œuvre, lourd de conséquences. C’est l’éclatement d’une vérité imprévue, non identifiée à l’avance, qui marque en particulier les années 1962 et 1963.
De ce point de vue les officiels français n’ont pas été moins dé concertés que les militants anticolonialistes. Quand on lit le dernier ouvrage d’Alain Peyrefitte (5) qui reprend ses notes des conseils des ministres de la période qui nous intéresse, on voit clairement qu’il y avait chez les responsables politiques de la métropole une impossibilité à voir la rupture qui se produisait, à concevoir que l’Algérie allait de fait expulser les pieds-noirs en bloc. Certes il y eut la stratégie néfaste de l’OAS et le fait que les élites pieds-noirs n’aient pas joué leur rôle, mais du côté pied-noir aussi, le basculement n’avait pas été prévu : au terme d’une enquête sérieuse, Pierre Nora (6) concluait que les pieds-noirs pouvaient vivre en Algérie, qu’ils avaient le moyen de s’adapter, qu’il fallait essentiellement que la métropole, « mère trop protectrice », leur fasse comprendre qu’ils ne pourraient plus compter sur elle, qu’elle les abandonne pour que leurs capacités d’adaptation se révèlent.
Au fond il y avait quelque chose de commun à toutes les élites françaises et algériennes : la croyance en une société algérienne pluricommunautaire permettant une cohabitation. Sur ce point, le présupposé de Nora était le même que celui de Ferhat Abbas. Or c’était une erreur profonde : il n’y a rien de plus stupéfiant après coup que de lire dans les comptes rendus des conseils des ministres publiés par Alain Peyrefitte les propos répétés de Louis Joxe au printemps 1962 affirmant que l’exode massif des pieds-noirs n’est pas un drame, qu’ils ne sont guère plus nombreux à s’embarquer que l’année d’avant, qu’ils reviendront à l’automne… Pour Louis Joxe l’expulsion, ou la sécession, d’une partie de la société algérienne par l’autre relève alors de l’inconcevable. Mais nous nous sommes tous trompés sur ce point, en grande partie parce que notre souhait moral était celui de la coexistence. Tous, à l’exception de Raymond Aron qui a très tôt prévu le retour des pieds-noirs en métropole.
Le « déguisement occidental » des élites produit par la colonisation puis exacerbé par le recours à un marxisme vulgarisé nous a induits en erreur. Ainsi, le facteur religieux a été dissimulé par les leaders du FLN. Une de mes surprises fut la lecture d’un livre d’Amar Ouzgane, un ancien dirigeant communiste qui avait été l’un des rédacteurs des thèses du Congrès de la Soumman puis ministre de l’agriculture de Ben Bella : dans le Meilleur Combat (7), il écrit qu’il revient à l’islam et met en avant un discours aux accents islamistes. Ce grand responsable affirmait qu’il était légitime de couper le nez des gens qui fumaient pendant le ramadan, parce que le respect du ramadan était une dimension du patriotisme. De tels propos étaient totalement inattendus pour moi en 1962 sous la plume d’un dirigeant du FLN. Cet exemple montre d’ailleurs la transition du nationalisme à l’islamisme…
Cette différence entre la manière dont un peuple était vu, dont ses élites propres le concevaient et la réalité de ce qui se tramait en dessous explique la rupture brutale entre l’Algérie et ceux qui en France avaient milité pour son indépendance : il y avait eu erreur sur l’objet. Mais le pire peut-être, c’est qu’il s’agissait d’une erreur relative. L’Algérie que nous connaissions, celle pour laquelle nous combattions, elle existait quand même : c’était l’Algérie de Mohamed Harbi et d’Aït Ahmed, celle qui souffre actuellement – c’est celle que beaucoup en Algérie veulent marginaliser ou détruire. Il est apparu rétrospectivement qu’elle n’était peut-être que l’équivalent d’une minorité maronite.
Le mécanisme d’expulsion post-colonial d’une partie de soi qui a eu lieu en Algérie est exceptionnel. Il n’y a pas d’autre exemple d’un pays décolonisé où le départ, la sécession d’une partie de la population ait atteint une telle violence. Paradoxalement, cela tient à l’occidentalisation même des élites. Celle-ci a comme forcé le foyer de la lutte d’indépendance à se situer ailleurs et à produire un intégrisme national dont le travail se poursuit. Jusqu’à quand l’Algérie va-t-elle s’épurer d’elle-même ? C’est toute la question. Entre ce qui se passe maintenant et la façon dont s’est terminée la Guerre d’indépendance, il y a une continuité.
Alors, où sont les raisons de notre aveuglement ? A-t-on trop rêvé avec Jacques Berque à une Algérie « métissée », le rêve de son enfance ? Si quelque chose m’a personnellement illusionné, c’est bien cela et non pas le marxisme-léninisme.
Pierre Vidal-Naquet – Je voudrais apporter deux précisions. Une des plus curieuses questions qui s’est posée à un certain nombre des intellectuels et militants de l’Algérie était celle de la constitution d’une bourgeoisie algérienne. Beaucoup avaient peur qu’émerge une bourgeoisie : Jean-François Lyotard par exemple avait bien vu dans ses articles de Socialisme ou barbarie le caractère bureaucratique du FLN mais il pensait que la bureaucratie détruirait la bourgeoisie, et il le souhaitait. Mais j’entendais souvent un autre discours qui se démarquait du trotskysme de Lyotard : il manifestait la crainte que la naissance d’une bourgeoisie ne vienne du côté kabyle. Les Kabyles étaient soupçonnés d’être les bourgeois en puissance, j’entends encore Madeleine Rebérioux s’en inquiéter. Personnellement je partageais avec Robert Bonnaud un pro-kabylisme tout à fait intense, et je me souviens d’un livre préfacé par Pierre Rondot que nous lisions à l’époque, l’Algérie kabylisée (8), d’un administrateur colonial, Jean Marizot. Je souhaitais pour ma part qu’il y ait une Algérie bourgeoise kabylisée, au moins on aurait pu comprendre les ressorts de la division et des conflits en Algérie.
J’en arrive au deuxième point. On trouverait dans Vérité-liberté quelques réflexions sur le fait que les pieds-noirs étaient un « peuple-classe ». Je veux dire par là que les pieds-noirs – même s’ils n’étaient pas tous des bourgeois — représentaient la bourgeoisie algérienne, et que c’était là que résidait l’une des causes du drame. On l’a déjà dit, l’Algérie avait été largement décérébrée de ses élites traditionnelles dont il ne restait que quelques ulémas. S’il y avait des bourgeois algériens, il n’y avait pas de structure bourgeoise en tant que classe en Algérie, et de cela la colonisation porte une grosse part de responsabilité.
Entre la déculturation coloniale au Maroc ou en Tunisie et celle qu’a connue l’Algérie, il y avait un abîme : on avait produit des gosses qui avaient reçu un minimum d’instruction, qui connaissaient l’histoire de France de Jeanne d’Arc à la Bastille, mais il n’y avait pas une bourgeoisie capable d’être le support social et politique d’une Algérie républicaine. Je ne dis pas qu’elle n’existait pas, on voyait régulièrement des manifestations de masse où cette Algérie républicaine potentielle apparaissait.
Le drame s’est prolongé après l’indépendance : si nous avons protesté çà et là contre la torture et diverses choses, on a laissé faire sans le critiquer avec suffisamment de force un régime militaire abject. Il faut bien le dire : après l’anarchie de la période Ben Bella, le projet de la sécurité militaire a pris corps avec Boumediene. L’Algérie était un pays où les gens avaient peur depuis longtemps et où la peur règne encore aujourd’hui.
Esprit — Des trois hypothèses que vous avez présentées au début de cet entretien, c’est l’hypothèse léniniste qui a rétrospectivement été la plus proche de la réalité.
Paul Thibaud – Pour la plupart des tyrans du tiers monde, la doctrine communiste du parti unique a été le plus magnifique faux-nez. Mais c’est en Algérie que le communisme a été le plus instrumentalisé politiquement par un appareil : la culture léniniste n’a pas produit un appareil en Algérie, elle a été utilisée par un appareil militant très largement militaire, dont la dynamique de formation doit très peu au léninisme.
Pierre Vidal-Naquet — Le dilemme est aujourd’hui le suivant : est ce que le mouvement islamiste actuel est la continuation de la Révolution algérienne ou bien est-ce quelque chose d’autre ? Je n’y vois pas vraiment clair, je serais tenté de dire une chose et l’autre.
Paul Thibaud – Je pense qu’il y a beaucoup plus de continuité qu’on ne l’imagine. En se révoltant contre le régime militaire en octobre 1988, les Algériens se révoltaient-ils contre la fausse conscience, l’intégrisme national qui avait été nécessaire à la conquête de l’indépendance ? Je l’ai cru avec d’autres, Ait Ahmed en particulier. Si cette possibilité de rejeter une image de soi réductrice, mutilante, a existé, elle n’a pas été saisie. L’Algérie est encore un pays qui a une politique « contre sa nature ». Quand y aura-t-il une réconciliation de ce pays avec lui-même ? Pourquoi une telle rupture s’est-elle instaurée entre la vie politique algérienne et la vie politique française ? La réponse est qu’il y avait une fausse coïncidence reposant sur les idées qu’on se faisait. Mais pourquoi ce pays est-il condamné à s’épurer lui-même culturellement et physiquement avec une telle violence ? Il y a là un drame commencé avec la colonisation.
Esprit – En ce qui concerne l’engagement des intellectuels français, est-ce qu’on peut dire que le combat pour l’Algérie a été une parenthèse ? N’a-t-il pas plutôt contribué à organiser de nouveaux clivages au sein de la gauche française ?
Pierre Vidal-Naquet – L’apport positif de l’engagement algérien, c’est incontestablement la fin de la crédibilité du PCF dans les milieux intellectuels en France. S’il s’est constitué de façon délirante soit des mini-appareils, soit des centres de réflexion, soit encore de nouvelles façons de militer en milieu étudiant entre 1962 et 1968, c’est parce que ceux qu’Edgar Morin appelait les « sous-officiers » de la lutte contre la guerre d’Algérie avaient été formés durant cette « guerre » et qu’il se sont tournés vers autre chose.
Paul Thibaud — Ce qu’il y avait de faux dans cet anticolonialisme, c’était le tiers-mondisme révolutionnaire. L’idée que cette guerre était comme l’ouvre-boîtes dont l’action allait faire couler à nouveau la substance épuisée ailleurs de la révolution universelle. Cette bêtise s’est perpétuée quand bien même l’exemple algérien en était l’impitoyable démenti. Je me souviens de trotskystes expliquant en 1964 durant un meeting à la Mutualité qu’on torturait en Algérie parce que le peuple n’avait pas encore pris le pouvoir. Pour eux la dénonciation de la torture ne se suffisait pas à elle-même, il fallait qu’elle soit le symptôme de la trahison du peuple et de sa mission. Le léninisme et le tiers-mondisme ont mis du temps à se décomposer.
Pierre Vidal-Naquet — Une anecdote pour aller dans le même sens : lorsqu’Arno Spire, l’actuel rédacteur de l’Humanité, qui avait été torturé en 1965 est revenu à Paris, il a fait une conférence de presse pour raconter son expérience. Je lui ai demandé à cette occasion s’il n’avait jamais entendu parler de la torture pratiquée sous Ben Bella. Il m’a répondu qu’on torturait effectivement sous Ben Bella, mais que les tortionnaires agissaient contre la volonté de Ben Bella et pour torpiller son action. Spire était persuadé de blouser les journalistes en répondant cela.
Esprit – Grâce à la nouvelle historiographie de la guerre d’Algérie (Benjamin Stora, Mohamed Harbi, Gilbert Meynier…), on saisit que le nationalisme algérien, et cela même en 1954, ne se réduisait pas au seul FLN. Est-ce que c’est un constat que vous faisiez à l’époque ? Pour vous, le MNA et ce qu’on appelle aujourd’hui la « guerre civile algéro-algérienne » apparaissaient-ils comme des phénomènes accessoires ?
Pierre Vidal-Naquet – Le premier groupe de gens que j’ai rencontré pour ma part se réunissait autour de Jean-Pierre Dongiu et Claude Gérard qui étaient proches du MNA. D’autre part, quand on a disposé d’argent à Vérité-liberté – au demeurant grâce à une gaffe involontaire de la justice qui nous a obligés à cause d’une condamnation, à lancer un appel qui a rapporté plus que prévu -, j’ai demandé que cet argent soit proposé à l’un des avocats du MNA. Si nous avons évité d’entrer dans la guerre civile algérienne, nous sommes par contre restés trop inconditionnels du FLN, même si nous n’étions pas de ces militants pro-algériens qui disaient à des Algériens à propos des gens du MNA : « J’espère que vous les tuerez tous après l’indépendance. » Jamais nous n’avons applaudi aux règlements de compte, mais on s’inquiétait de certaines dérives du MNA qui touchaient au culte de la personnalité. Des témoins nous ayant raconté qu’on vendait à la sauvette sur la place Saint-Michel des poils de la barbe de Messali, on n’en ignorait pas le côté « zaïm » et culte de la personnalité qui a resurgi à la vitesse grand V avec Ben Bella.
Paul Thibaud – Il est évident que le MNA a été de plus en plus manœuvré par la police française, comme le montre l’exemple des maquis « retournés » de Bellounis. Le messalisme de 1960 n’est plus celui de 1954. Cela dit, le sectarisme FLN dans le traitement de la question MNA est un des faits qui ont empêché beaucoup d’entre nous d’idéaliser le FLN. L’histoire du massacre de Melouza (9) fut pour beaucoup une horrible énigme. N’annonçant nulle parousie du tiers monde, manifestant plutôt l’impossibilité de s’assumer de ce peuple, démentant les prétentions morales de la gauche française et l’idéalisme des intellectuels, la guerre d’Algérie est un événement tragiquement négatif, encore plus qu’on ne le pensait à l’époque. Et c’est parce qu’elle l’était que beaucoup de gens se sont raconté des histoires…
Propos recueillis par
Daniel Lindenberg et Olivier Mongin
(2) Suédois établi à Lausanne où il dirigeait une maison d’édition militante, La Cité, qui a publié des textes importants sur la guerre d’Algérie.
(3) L’Algérie ou la guerre des mythes, Paris, Desclée de Brouwer, 1958
(4) « L’Algérie algérienne », Esprit, mars 1963.
(5) C’était De Gaulle, Paris, Fayard, 1994.
(6) Les Européens d’Algérie, Paris, Julliard, 1961.
(7) Paris, Julliard, 1962.
(8) Édition Peyronnet, 1962.
(9) Au moment où je corrige ce texte, on annonce la mort dans une clinique parisienne de Mohammedi Said. Ayant combattu dans la LVF (et condamné pour cela), ce Kabyle a été l’adjoint de Krim Belkacem avant de lui succéder à la direction de la Willaya III. A ce titre, il est responsable du massacre de Melouza (mai 1957). Passé en Tunisie, il devint, grâce à l’appui de Krim, chef de la base Est. Les conflits de pouvoir au sein du FLN l’éloignent de Krim et le rapprochent de Ben Bella. Il devient membre du GPRApuis ministre dans l’Algérie indépendante, avant de rejoindre le FIS. Cette existence fait le lien entre l’Algérie actuelle et le passé, les passés, du pays.
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