Lettre de Jean-Paul Finidori parue dans La Révolution prolétarienne, n° 103, mars 1956, p. 3.
Dans les trois semaines que je viens de vivre ici, j’ai eu l’occasion de me rendre compte qu’un choc terrible – entre les deux communautés : arabe et européenne – est inévitable.
L’insécurité est totale dans l’intérieur du pays. A quand le tour des villes, même côtières ? La pression des « rebelles » est si forte que les Européens seront obligés de se battre, s’ils ne veulent pas être jetés à la mer. Or les Européens, enracinés en Algérie depuis bien plus longtemps qu’en Tunisie et au Maroc, considèrent que l’Algérie est leur chose, sans aucune réserve. Ils se battront résolument, car le privilège n’exclut pas le courage. Quant à celui des Arabes, on le connaît ; il n’est pas inférieur.
Tout paraît mis en œuvre pour une guerre sans merci. L’Administration, les maires font un travail tel que le fossé se creuse de plus en plus. La provocation par les gendarmes est constante. J’ai pu en constater les effets relatifs, mais pleins de menaces, dans l’espace de huit jours.
Dans un petit centre rural à 30 km. d’Alger. C’est jour de marché. Ouvriers agricoles et fellahs sont nombreux dans la rue principale. Devant un café maure, qui vient de s’ouvrir, il y a foule. Tout à coup, devant la porte, un Arabe, jeune, s’écroule, se relève, puis s’écroule de nouveau, sans un geste, sans un cri. Sous les coups de poing d’un gendarme français. Pendant qu’un autre gendarme français gifle à tours de bras d’autres Arabes, jeunes. Les gendarmes étaient accompagnés de quelques soldats avec fusil et mitraillette. J’ai vu la scène.
Pourquoi ? Interrogatoire d’identité ! Tout Arabe étant présumé fellaga. L’interpellé ne répond pas assez vite, ou n’a pas de carte. Ramassé, conduit à la gendarmerie – par un envoi de coups de pied dans le derrière – pour y recevoir le jet d’eau froide en pleine figure – jusqu’à l’étouffement, l’épuisement.
Pourquoi l’Arabe n’a-t-il pas sa carte d’identité ? En principe il doit avoir acquitté ses impôts. Or l’ouvrier agricole, surtout, ne le peut guère. 350 francs par jour ! Mais en principe seulement, car, huit jours plus tard, à 6 km. plus loin, j’apprenais que jusqu’à nouvel ordre on ne délivre plus de cartes d’identité aux Arabes. Or ce sont les mairies qui délivrent ces cartes. Pourquoi ne les délivrent-elles pas ? Mais pour avoir l’occasion de provoquer d’abord, dans l’espoir d’exterminer ensuite. Car les maires veulent la saignée, à la Malgache.
Une autre méthode de provocation. Un établissement thermal est tenu par les Arabes. Les gendarmes arrivent, revolver au poing, fouillent les chambres des clients, jusque sous les matelas. Les personnes ainsi malmenées, paient, prennent la route et ne reviennent plus.
Les Arabes du café maure et aussi ceux du Hammam, ne peuvent que rêver mitraillette !
Depuis huit jours les rapports entre les gosses européens et indigènes se sont tendus. Ils parlent de « casser la gueule, bientôt ». Or l’enfant, à l’école ou dans la rue, reflète la pensée des parents.
Le mépris ! la haine ! La guerre en Algérie sera atroce. Malgré les libéraux des deux camps, car il y en a, pour qui un homme en vaut un autre. Et qui le pensent depuis toujours. Ils n’ont pas pu se faire entendre jusqu’ici, comment peuvent-ils être entendus maintenant ! Trop tard, à notre avis.