Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 743, 1er mai 1928, p. 6.
Il peut paraître étrange au premier abord que la question de l’amour et toutes celles qui s’y rattachent préoccupent beaucoup un grand nombre d’hommes et de femmes, alors qu’il y a d’autres problèmes plus urgents, sinon plus importants, qui devraient accaparer toute l’attention et toute d’activité de ceux qui cherchent le moyen de remédier aux maux dont souffre l’humanité.
Tous les jours nous rencontrons des gens, écrasés sous le poids des institutions actuelle ; des gens, obligés de se nourrir mal et menacés à chaque instant de tomber, faute de travail ou à la suite de la maladie, dans la misère la plus complète ; des gens dans l’impossibilité d’élever convenablement leurs enfants qui souvent meurent faute des soins nécessaires ; des gens privés des avantages et des joies des arts et des sciences ; des gens condamnés à passer leur vie sans être un jour maîtres d’eux-mêmes, toujours à la merci des patrons et des policiers ; des gens pour lesquels le droit d’avoir une famille, le droit d’aimer n’est qu’une ironie sanglante — et qui néanmoins n’acceptent pas les moyens proposés par nous de se soustraire à l’esclavage politique et économique, si nous ne savons d’abord pas leur expliquer comment dans une société libertaire le besoin d’aimer trouverait sa satisfaction et comment nous comprenons l’organisation de la famille. Et naturellement, cette préoccupation s’accroît et fait négliger et mépriser parfois les autres problèmes chez les personnes ayant résolu pour elles le problème de la faim et déjà en mesure de satisfaire normalement aux besoins les plus impérieux, car elles vivent dans un milieu d’aisance relative.
Ce fait s’explique étant donné la place immense que l’amour occupe dans la vie morale et matérielle de l’homme, car c’est dans la maison, dans la famille, que l’homme dépense la partie la plus grande et la meilleure de sa vie.
Et il s’explique aussi par une tendance vers l’idéal qui enflamme l’esprit humain aussitôt qu’il s’ouvre à la conscience.
Aussi longtemps que l’homme souffre sans se rendre compte de ses souffrances, sans chercher le remède et sans se révolter, il vit pareil aux brutes, acceptant la vie telle qu’il la trouve.
Mais dès qu’il commence à penser et à comprendre que ses maux ne sont pas dus à d’insurmontables fatalités naturelles, mais à des causes humaines que les hommes peuvent détruire, il se sent soudainement pris d’un besoin de perfection, et il veut, tout au moins idéalement, jouir d’une société où règne l’harmonie absolue et où la douleur ait disparu complètement et pour toujours.
Cette tendance est très utile, puisqu’elle pousse à aller toujours de l’avant ; mais elle devient aussi très nuisible si sous prétexte qu’on ne peut atteindre à la perfection et qu’il est impossible de supprimer tous les dangers et les défauts, elle nous conseille de négliger les réalisations possibles pour rester dans l’état actuel.
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Or, disons-le de suite, nous n’avons aucune solution pour remédier aux maux provenant de l’amour, car on ne peut les détruire avec des réformes sociales, pas même avec un changement de mœurs. Ils sont déterminés par des sentiments profonds, nous dirions physiologiques, de l’homme et ils ne sont modifiables, lorsqu’ils le sont, que par une lente évolution et d’une façon que nous ne saurions prévoir.
Nous voulons la liberté. Nous voulons que les hommes et les femmes puissent s’aimer et s’unir librement sans autre motif que l’amour, sans aucune violence légale, économique ou physique.
Mais la liberté, tout en restant la seule solution que nous puissions et devons offrir, ne résout pas radicalement le problème, étant donné que l’amour pour être satisfait a besoin de deux libertés qui s’accordent et que souvent elles ne s’accordent pas du tout ; étant donné aussi que la liberté de faire ce que l’on veut est une phrase dépourvue de sens lorsqu’on ne sait vouloir quelque chose.
C’est facile de dire : « Lorsqu’un homme et une femme s’aiment, ils s’unissent, et lorsqu’ils ne s’aiment plus, ils se séparent. » Mais il faudrait, pour que ce principe devînt la règle sûre et générale de bonheur, qu’ils s’aiment et cessent de s’aimer en même temps. Mais si l’un aime et n’est pas aimé ? Si l’un aime encore, tandis que l’autre ne l’aime plus et cherche à assouvir une nouvelle passion ? Et si l’un aime en même temps plusieurs personnes, qui ne sauraient s’adapter à cette promiscuité ?
« Je suis laid, nous disait, quelqu’un, que ferai-je si personne ne veut m’aimer ? » La question prête à rire, mais elle nous laisse aussi entrevoir de terribles tragédies.
Et un autre, préoccupé du même problème, disait : « Aujourd’hui, si je ne trouve pas l’amour, je l’achète, dussé-je économiser sur mon pain. Que ferai-je lorsqu’il n’y aura plus de femmes à vendre ? » La demande est horrible, car elle montre le désir qu’il y ait des êtres humains obligés par la faim à se prostituer ; mais elle est aussi terrible et terriblement humaine !
D’aucuns disent que le remède serait dans l’abolition radicale de la famille ; l’abolition du couple sexuel serait plus ou moins stable, en réduisant l’amour au seul acte physique ou pour mieux dire en le transformant avec l’union sexuelle en plus, en un sentiment semblable à l’amitié, qui reconnaisse la multiplicité, la variété, la simultanéité des affections.
Et les enfants ?… Enfants de tous…
La famille peut-elle être abolie ? Est-ce à souhaiter qu’elle le soit ?
Notons avant tout que, malgré le régime d’oppression et de mensonge qui a prévalu toujours et qui prévaut encore dans la famille, — elle a été et continue à être le plus grand facteur de développement humain, car ce n’est que dans la famille que l’homme normalement se dévoue pour l’homme et accomplit le bien pour le bien, sans désirer d’autre compensation que l’amour de la compagne et des enfants.
Mais, nous dit-on, les questions d’intérêts éliminés, tous les hommes deviendraient des frères et s’aimeraient entre eux.
Certes, ils ne se haïraient plus ; certes, le sentiment de sympathie et de solidarité se développerait beaucoup, et l’intérêt général des hommes deviendrait un facteur important dans la détermination de la conduite de chacun.
Mais cela n’est pas encore l’amour. Aimer tout le monde ressemble beaucoup à n’aimer personne.
Nous pouvons peut-être secourir, mais nous ne pouvons pas pleurer tous les malheurs, car notre vie s’écoulerait en larmes ; et néanmoins les pleurs de sympathie sont la plus douce consolation pour un cœur qui souffre. La statistique des décès et des naissances peut nous offrir des données intéressantes pour connaître les besoins de la société ; mais elle ne dit rien à nos cœurs. Il nous est matériellement impossible de nous chagriner pour tout homme qui meurt et de nous réjouir à toute nouvelle naissance.
Et si nous n’aimons personne plus vivement que les autres ; s’il n’y a pas un seul être pour lequel nous soyons plus particulièrement disposés à nous dévouer, si nous ne connaissons d’autre amour que cet amour modéré, vague, presque théorique, que nous pouvons éprouver pour tous, la vie ne serait-elle pas moins riche, moins féconde, moins belle ? La nature humaine ne serait-elle pas diminuée dans ses plus beaux élans ? Ne serions-nous pas privés des joies les plus profondes ? Ne serions-nous pas plus malheureux ?
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D’ailleurs, l’amour est ce qu’il est. Lorsque on aime fortement, on éprouve le besoin du contact, de la possession exclusive de l’être aimé.
La jalousie, comprise dans le meilleur sens du mot paraît former et forme généralement une seule chose avec l’amour. Le fait put être regrettable, mais il n’est pas changeable à volonté, pas même à volonté de celui qui le subit personnellement.
Pour nous l’amour est une passion engendrant par elle-même des tragédies. Ces tragédies certainement ne se traduiraient plus en des actes violents et brutaux, si l’homme avait le sentiment du respect pour la liberté d’autrui, s’il avait assez d’empire sur lui-même pour comprendre qu’on ne remédie pas à un mal par un autre plus grand, et si l’opinion publique n’était plus, comme aujourd’hui, d’une, morbide indulgence pour les crimes passionnels ; — mais elles n’en seraient pas moins très douloureuses.
Aussi longtemps que les hommes auront les sentiments qu’ils ont — et un changement dans le régime politique et économique de la société ne nous paraît pas suffisant pour les modifier entièrement — l’amour produira en même temps que de grandes joies, de grandes douleurs. On pourra les diminuer et les atténuer, par l’élimination de toutes les causes qui peuvent être éliminées, mais leur destruction complète est impossible.
Est-ce une raison pour ne pas accepter nos idées et vouloir rester dans l’état actuel ? On agirait ainsi comme quelqu’un qui ne pouvant s’acheter des fourrures coûteuses voudrait rester nu, ou ne pouvant manger des perdrix tous les jours renoncerait au pain ; ou encore comme un médecin qui étant donné l’impuissance de la science actuelle vis-à-vis de certaines maladies se refuserait aussi de soigner celles qui sont guérissables.
Eliminons l’exploitation de l’homme par l’homme, combattons la prétention brutale du mâle se croyant le maître de la femelle, combattons les préjugés religieux, sociaux et sexuels, assurons à tous, hommes, femmes et enfants, le bien-être et la liberté, propageons l’instruction et nous pourrons nous réjouir avec raison s’il ne reste d’autres maux que ceux de l’amour.
Dans tous les cas, les malheureux en amour pourront chercher d’autres joies, car il n’en sera plus comme aujourd’hui où l’amour avec l’alcool constituent les seules consolations de la plus grande partie de l’humanité.
Errico Malatesta