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Errico Malatesta : Les Bandits tragiques

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 730, 29 octobre 1927, p. 1-2.

Il semble qu’il soit trop tard pour en parler encore, néanmoins le sujet reste d’actualité, puisqu’il s’agit de faits et des discussions qui, s’étant renouvelés dans le passé, se répéteront, hélas, dans l’avenir aussi, et cela, tant que n’en auront pas disparus les causes déterminantes.

Quelques individus ont volé et, pour pouvoir voler, ont tué ; ils ont tué au hasard, sans discernement, quiconque se dressait entre eux et l’argent convoité, tué des gens qui leur étaient inconnus, des prolétaires victimes comme eux et plus qu’eux de la mauvaise organisation sociale.

Au fond, rien que de très vulgaire : ce sont là les fruits acerbes mûris normalement sur l’arbre du privilège. Quand toute la vie sociale est entachée de fraude et de violence et que celui qui naît pauvre est condamné à toutes sortes de souffrances et d’humiliations, quand l’argent est chose indispensable à la satisfaction de nos besoins et au respect de notre personnalité et quand pour tant de gens il est impossible de s’en procurer par un travail honnête et digne, il n’y a vraiment pas lieu de s’étonner si de temps à autre surgissent quelques malheureux qui, las du joug et s’inspirant de la morale bourgeoise, ne pouvant s’approprier le travail d’autrui sous la protection des gendarmes, volent illégalement à la barbe de ceux-ci. De plus, comme ils ne peuvent, pour voler, organiser des expéditions guerrières ou vendre des poisons en guise de produits alimentaires, ils assassinent directement à coups de revolver ou de poignard.

Mais ces « bandits » se disaient anarchistes et cela donna une importance et un sens symbolique à des exploits qui étaient loin d’en avoir par eux mêmes.

La bourgeoisie met à profit l’impression produite par de tels faits sur le public, pour dénigrer l’anarchisme et consolider son propre pouvoir. La police, qui souvent est l’instigatrice secrète de ces exploits, s’en sert pour grandir son importance, satisfaire ses instincts de persécution et de meurtre et récupérer le prix du sang versé, en espèces sonnantes et en avancements. D’autre part, nombre de nos camarades se sont cru obligés, puisqu’on parlait d’anarchie, de ne pas renier qui se disait anarchiste : beaucoup, fascinés par le pittoresque de l’aventure, admirant le courage des protagonistes, n’y ont plus rien vu qu’un acte de rébellion à la loi, oubliant d’en examiner le pourquoi et le comment.

Or, il me semble que pour régler notre conduite, comme pour conseiller celle d’autrui, il importe d’examiner les choses avec calme, de les juger d’après nos aspirations et de ne pas accorder aux impressions esthétiques plus de valeur qu’elles n’ont en réalité.

Certes, ces hommes étaient courageux et le courage (qui peut-être n’est autre chose qu’une forme de bonne santé physique) est sans contredit une belle et bonne qualité, mais qui peut être mise au service du mal comme à celui du bien. On a vu des hommes très courageux parmi les martyrs de la liberté et il y en a eu aussi parmi les plus odieux tyrans ; il s’en trouve dans les révolutionnaires, comme on en rencontre dans les camorristes, les soldats et les policiers. D’habitude, et l’on n’a pas tort, on nomme des héros ceux qui risquent leur vie pour le bien et l’on traite de violents ou, dans les cas les plus graves, de brutes insensibles et sanguinaires ceux qui emploient leur courage à faire du mal.

Je ne nierai pas l’éclat de ces épisodes et même dans un certain sens et esthétiquement parlant, leur beauté. Mais que les poètes admirateurs du beau geste se donnent la peine de réfléchir quelque peu.

Une automobile, lancée à toute vitesse, montée par des hommes armés de brownings qui répandent la terreur et la mort sur leur parcours est chose plus moderne, certes, mais nullement meilleure et pas plus originale que le brigand en chapeau à plumes et armé d’un tromblon qui assaille et dévalise une caravane de voyageurs ou que le baron féodal cuirassé de fer sur une monture bardée, exigeant la taille de ses serfs. Si le gouvernement italien n’avait pas eu que des généraux d’opérette et des chefs ignorants et voleurs, il aurait peut-être réussi à faire en Lybie une belle opération militaire, mais la guerre en serait-elle moins criminelle et moins morale-ment hideuse pour cela ?

Pourtant ces bandits n’étaient pas, ou du moins n’étaient pas tous de vulgaires malfaiteurs.

Parmi ces « voleurs » il y avait des idéalistes désorientés, parmi ces « assassins » il y avait des natures de héros qui auraient pu s’affirmer comme telles, placées en d’autres circonstances ou inspirées par d’autres idées. Ce qui est certain pour quiconque les a connus, c’est que ces individus se préoccupaient d’idées. S’ils réagirent férocement contre le milieu et cherchèrent avec une telle frénésie à satisfaire leurs passions et leurs besoins, il faut y voir en grande partie l’influence d’une conception spéciale de la vie et de la lutte.

Mais sont-ce là les idées anarchiques ?

Ces idées peuvent elles, même en accordant aux mots leur sens le plus large, se confondre avec l’anarchisme ou sont-elles, au contraire, en contradiction flagrante avec lui ?

Voilà la question.

*

L’anarchiste est par définition celui qui ne veut être ni opprimé ni oppresseur, celui qui veut le maximum de bien-être, la plus grande somme de liberté, le plus complet épanouissement possible de TOUS les humains.

Ses idées, ses volontés tirent leur origine du sentiment de sympathie, d’amour, de respect pour tous les êtres, sentiment qui doit être assez fort pour l’amener à vouloir le bonheur des autres autant que le sien propre et à renoncer aux avantages personnels dont l’obtention demande le sacrifice d’autrui.

S’il n’en était pas ainsi, pourquoi donc serait-il l’ennemi de l’oppression et ne devrait-il pas, au contraire, chercher à devenir oppresseur ?

L’anarchiste sait que l’individu ne peut vivre en dehors de la société ; au contraire, en tant qu’être humain, il existe seulement parce qu’il porte, résumés en lui, les résultats de l’œuvre d’innombrables générations passées et parce qu’il bénéficie durant toute sa vie de la collaboration de ses contemporains.

Il sait aussi que l’activité de chacun influe directement ou indirectement sur la vie de tous et reconnaît ainsi la grande loi de solidarité qui domine dans la société comme dans la nature. Et de même qu’il veut la liberté pour tous, il doit vouloir que l’action de cette solidarité nécessaire, au lieu d’être imposée et subie inconsciemment et involontairement, au lieu d’être laissée au hasard et exploitée au profit des uns et au détriment des autres, devienne consciente et volontaire et se manifesté en avantages égaux pour tous.

Etre opprimé, ou être oppresseur, ou coopérer volontairement pour le plus grand bien de tous. Il n’est pas d’autre alternative, et les anarchistes sont naturellement, et ne sauraient pas ne pas l’être, pour la coopération libre et consentie.

Qu’on ne vienne donc pas ici faire de la « philosophie » et nous parler d’égoïsme, d’altruisme et d’autres casse-têtes. Nous en convenons, nous sommes égoïstes, tous nous recherchons notre propre bonheur, mais sera anarchiste celui qui trouvera son plus grand bonheur à lutter pour le bien de tous, pour l’avènement d’une société au sein de laquelle il se sentira frère parmi des frères, au milieu d’hommes sains, intelligents, instruits, heureux. Celui qui peut, satisfait, se résoudre à vivre parmi des esclaves et tirer profit d’un travail d’esclaves, n’est pas, ne saurait être un anarchiste.

Il est des individus forts, intelligents, passionnés, en proie à de grands besoins matériels ou intellectuels, qui, placés par le sort au rang des opprimés, veulent, coûte que coûte, s’affranchir et, pour ce faire, ne répugnent pas à devenir oppresseurs. Ces individus se trouvant enfermés dans la société actuelle, se mettent à mépriser et à haïr toute la société, et se rendant compte qu’il serait absurde de vouloir vivre en dehors de la collectivité, voudraient soumettre à leur volonté, à l’assouvissement de leurs passions, toute l’humanité. Parfois, lorsqu’ils se piquent quelque peu de littérature, ils s’intitulent « surhommes ». Ne s’embarrassant point de scrupules, ils veulent « vivre leur vie » ; tournant en dérision la révolution et toutes les aspirations futuristes, ils veulent jouir sur l’heure, à tout prix, et au mépris de quiconque ; ils sacrifieraient l’humanité entière pour une heure (d’aucuns l’ont textuellement dit) de « vie intense ».

Ils sont des révoltés, mais non point des anarchistes ; ils ont la mentalité, les sentiments des bourgeois manqués, et s’il leur arrive de réussir, ils deviennent des bourgeois de fait et non des moins mauvais.

Il peut nous arriver parfois, au cours de la lutte, de les trouver à nos côtés, mais nous ne pouvons, ne devons, ni ne voulons nous confondre avec eux. Et ils le savent très bien.

*

Mais beaucoup d’entre eux aiment à se dire anarchistes. C’est vrai — et c’est déplorable.

Nous ne pouvons certes empêcher qui que ce soit de prendre le nom qui lui plaît et d’autre part, nous mêmes ne saurions faire abandon du nom qui résume nos idées et nous appartient, logiquement et historiquement. Ce que nous pouvons faire, c’est de veiller pour qu’il n’y ait nulle confusion, ou tout au moins, qu’il y en ait le moins possible.

Recherchons cependant comment advint que des individus d’aspirations aussi contraires aux nôtres se soient approprié un nom qui est la négation de leurs idées, de leurs sentiments.

J’ai fait allusion plus haut à de louches manœuvres de la police, et il me serait facile de prouver comment certaines aberrations, qu’on a voulu taxer d’anarchistes, eurent pour origine les sentines policières de Paris et furent dues à la suggestion des chefs de police : Andrieux, Goron et leurs pareils.

Lorsque l’anarchisme commença à se manifester et à acquérir de l’importance en France, les policiers eurent l’idée géniale, digne des plus astucieux jésuites, de combattre le mouvement du dedans. Dans ce but ils envoyèrent parmi les anarchistes des agents provocateurs, qui se donnaient des airs ultra-révolutionnaires et travestissaient fort habilement les idées anarchiques, les rendaient grotesques et en faisaient quelque chose de diamétralement opposé à ce qu’elles sont en réalité. Ils fondèrent des journaux payés par la police, provoquèrent des actes insensés et criminels pour les vanter ensuite en les qualifiant d’anarchistes et compromirent des jeunes hommes naïfs et sincères qu’ils vendirent peu après. Avec la complicité complaisante de la presse bourgeoise, ils réussirent même à persuader à une partie du public que l’anarchisme était bien celui qu’ils représentaient. Et les camarades français ont de bonnes raisons pour croire que de telles manœuvres policières subsistent encore et ne sont pas étrangères aux événements auxquels est dû cet article. Parfois les faits dépassent l’intention des provocateurs, mais, quoi qu’il en soit, la police en profite tout de même.

A ces influences de la police il faut en ajouter d’autres, moins écœurantes mais non moins néfastes. A un moment où des attentats impressionnants avaient attiré l’attention du public sur les idées anarchiques, des littérateurs de talent professionnels de la plume toujours à l’affût du sujet à la mode et du paradoxe sensationnel, se mirent à faire de l’anarchisme. Et comme ils étaient des bourgeois, de mentalité, d’éducation, d’ambitions bourgeoises, ils firent de l’anarchisme bon à donner un frisson de volupté aux jeunes filles fantasques et aux douairières, mais n’ayant absolument rien à voir avec le mouvement émancipateur des masses que l’anarchisme veut provoquer. C’étaient des hommes de talent, qui écrivaient bien, avançant souvent des choses que personne ne comprenait et ils furent… admirés. Ne disait-on pas, à un moment donné, en Italie, que Gabriele d’Annunzio était devenu socialiste ?

Après quelque temps, ces « intellectuels » rentrèrent presque tous dans le giron bourgeois pour y goûter le prix de la notoriété acquise, se montrant ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être, c’est-à dire des aventuriers littéraires en quête de réclame. Mais le mal était fait.

*

En somme, tout cela n’aurait pas causé grand dommage, s’il n’y avait au monde que des gens aux idées claires, sachant nettement ce qu’ils veulent et agissant en conséquence. Mais à côté de ceux-là, combien d’autres aux idées confuses, à l’âme incertaine, sans cesse ballottée d’un extrême à l’autre !

Ainsi sont tous ceux qui se disent et se croient anarchistes, et se glorifient de vilaines actions qu’il leur arrive de commettre (d’ailleurs souvent excusables en raison delà nécessité et du milieu) en disant que les bourgeois agissent de même et pis encore. Cela est vrai, mais pourquoi alors se croire différents et meilleurs qu’eux ?

Ils blâment les bourgeois parce qu’ils volent à l’ouvrier une bonne partie de son travail, mais ne trouvent rien à redire si l’un des leurs vole encore à cet ouvrier le peu que lui a laissé le bourgeois.

Ils s’indignent de ce que le patron, pour augmenter ses bénéfices, fasse travailler un homme dans des conditions malsaines, mais sont pleins d’indulgence pour celui qui donnera un coup de couteau à cet homme afin de lui voler quelques sous.

Ils ont du dégoût pour l’usurier extorquant à un pauvre diable un franc d’intérêt pour dix francs qu’il lui a prêté, mais trouvent digne d’estime, ou presque, que l’un d’eux prenne à ce même pauvre diable dix francs sur dix (qu’il ne lui a point prêtés) eu lui passant une pièce fausse.

Comme ils sont des pauvres d’esprit, ils se croient naturellement des hommes supérieurs et affectent un profond mépris pour les « masses abruties » ; s’arrogeant le droit de faire du mal aux travailleurs, aux pauvres, aux malheureux, parce que ceux-ci « ne se révoltent point et sont ainsi les soutiens de la société actuelle ». Je connais un capitaliste qui se plaît, alors qu’ils se trouve au café, à se dire socialiste, voire même anarchiste, mais n’en est pas moins pour cela, dans son usine, le plus avide exploiteur : un patron avare, dur, orgueilleux. Et il ne le nie point, mais a coutume de justifier sa conduite de façon originale pour un patron. En effet, il argue : « Mes ouvriers méritent le traitement que je leur fais subir, puisqu’ils s’y soumettent ; ils ont des natures d’esclaves, ils sont les soutiens du régime bourgeois, etc., etc. » Voilà précisément le langage de ceux qui se disent anarchistes, mais n’éprouvent ni sympathie, ni solidarité pour les opprimés. La conclusion en serait que leurs véritables amis sont les patrons et leurs ennemis la masse des déshérités.

Mais alors que viennent-ils déblatérer d’émancipation et d’anarchisme ? Qu’ils aillent avec les bourgeois et nous laissent en paix.

*

Je me suis trop étendu sur mon sujet pour un article de journal et il me faut conclure.

Je conclurai donc par un conseil à ceux qui « veulent vivre leur vie » et ne se soucient nullement de celle des autres.

Le vol, l’assassinat sont des moyens dangereux et en général peu productifs. Dans cette voie on ne réussit le plus souvent qu’à passer sa vie dans les prisons ou à laisser sa tête sous la guillotine — surtout si on a l’imprudence d’attirer sur soi l’attention de la police en se disant anarchiste et en fréquentant les anarchistes. Comme affaire, elle est plutôt maigre.

Lorsqu’on est intelligent, énergique et sans scrupules, il est aisé de faire son chemin au sein de la bourgeoisie.

Qu’ils essaient donc, par le vol et l’assassinat, bien entendu légaux, de devenir des bourgeois. Ils feront une meilleure affaire et, s’il est vrai qu’ils aient des sympathies intellectuelles pour l’anarchisme, ils s’épargneront le chagrin de desservir la cause chère à leur intellectualisme.

Errico Malatesta

N. d. R. Nous avons cru devoir reproduire cet article de notre camarade Malatesta, paru en 1913, et qui précise fort bien notre attitude en face du banditisme tragique. Que les bourgeois n’aient le droit de condamner aucun crime, puisqu’ils les ont tous commis et continuent à les commettre jour après jour, c’est fort bien, mais nous ne saurions les accepter sans autre comme actes anarchistes.

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