Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 599, 14 octobre 1922.
L’article précédent était déjà composé, lorsque nous avons lu dans Umanita Nova cet article sur la deuxième question traitée à Bienne :
A la réunion tenue à Bienne à l’occasion du cinquantenaire du Congrès de Saint-Imier, le camarade Bertoni et moi avons exprimé des idées qui déplurent au camarade Colomer, au point de lui faire affirmer dans le Libertaire de Paris, sa certitude que ces idées sont opposées aux tendances les plus vivaces du mouvement anarchiste d’aujourd’hui et que si les camarades d’Allemagne, d’Espagne, de Russie, d’Amérique, etc. avaient été présents, ils auraient été comme lui-même, « émus et presque indignés ».
Selon moi, le camarade Colomer exagère un peu sa connaissance des tendances réelles de l’anarchisme. En tout cas, parler d’indignation, lorsqu’il s’agit d’une discussion où chacun cherche à apporter son honnête contribution à l’éclaircissement des idées, pour le plus grand avantage d’un but commun, est un terme pour le moins impropre. Mais il est préférable de continuer à discuter cordialement comme nous le fîmes à Bienne.
Bertoni saura certainement défendre ses conceptions dans le Réveil, je le ferai dans Umanità Nova, Colomer dans le Libertaire ; d’autres camarades interviendront, je l’espère, dans la discussion ; et ce sera un avantage pour tous, si chacun a soin dans les traductions imposées par la diversité des langues, de ne pas dénaturer la pensée du contradicteur. Et personne ne s’indignera d’entendre dire des choses auxquelles il n’avait jamais pensé.
A Bienne les discussions portèrent sur deux questions : Syndicalisme et anarchisme et L’action des anarchistes au début d’une insurrection. Je reparlerai une autre fois et sans hâte de la première de ces questions, car les lecteurs d’Umanità Nova doivent déjà savoir ce que j’e n pense. Je m’expliquerai maintenant sur ce que j’ai dit sur la seconde de ces questions.
Nous voulons faire la révolution le plus tôt possible, mettant à profit toutes les occasions qui pourraient se présenter.
A part un petit nombre d’éducationnistes, qui croient à la possibilité d’élever la masse aux idéalités anarchiques, avant que se soit opéré le changement des conditions matérielles, et morales où elle vit, et remettent ainsi la révolution au temps où tout le monde sera capable de vivre anarchiquement, les anarchistes sont tous d’accord pour renverser dès que possible les régimes en vigueur ; ils sont même souvent seuls à témoigner une volonté réelle de le faire.
D’ailleurs des révolutions se sont faites, se font et se feront encore indépendamment de la volonté et de l’action des anarchistes. Ceux-ci n’étant qu’une très petite minorité de la population et l’anarchie ne pouvant s’établir par la force, par l’imposition violente de quelques-uns, il est clair que les révolutions passées et celles d’un prochain avenir n’ont pas été et ne pourront être des révolutions anarchistes.
Il y a deux ans, la révolution était prête à éclater en Italie et nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour la faire éclater, qualifiant de traîtres au prolétariat les socialistes et les membres de la Confédération du Travail qui à l’occasion des mouvements contre la vie chère, des grèves du Piémont, du soulèvement d’Ancône, de l’occupation des fabriques, brisèrent l’élan des masses et sauvèrent le branlant régime monarchique.
Qu’aurions-nous fait si la révolution avait réellement éclaté ?
Que ferons-nous dans la révolution qui éclatera demain ? Qu’ont fait, qu’auraient pu ou dû faire nos camarades dans les récentes révolutions en Russie, en Bavière, en Hongrie et ailleurs ?
Nous ne pouvons pas établir l’anarchie ou du moins étendre l’anarchie à toute une population et à tous les rapports sociaux, parce que jusqu’à présent aucune population n’est anarchiste, et nous ne pouvons non plus accepter un nouveau régime sans renoncera nos aspirations et perdre toute raison d’être en tant qu’anarchistes. Dès lors que pouvons-nous et devons-nous faire ? Tel est le problème posé à Bienne et d’un intérêt primordial à l’heure actuelle si pleine de possibilités, puisque nous pourrions nous trouver tout à coup en présence de situations telles que nous serions contraints d’agir immédiatement et sans hésitation ou de nous retirer de la lutte après avoir facilité la victoire de nos adversaires.
Il ne s’agissait pas de dépeindre une révolution comme nous la souhaiterions, une vraie révolution anarchiste, possible si tous ou tout au moins la grande majorité des hommes habitant un territoire donné étaient anarchistes. Il s’agissait, au contraire, de chercher ce qu’il y aurait de mieux à faire en faveur de la cause anarchiste dans une révolution sociale pouvant survenir actuellement.
Les partis autoritaires ont un programme déterminé et entendent l’imposer par la force ; à cet effet, ils aspirent à s’emparer du pouvoir, peu leur importe que ce soit par des moyens légaux ou non, et transformer ainsi la société à leur guise au moyen d’une législation nouvelle. De là provient le fait que ces partis révolutionnaires en paroles et souvent même en intentions, hésitent ensuite à faire la révolution quand l’occasion s’en présente : ils ne sont pas sûrs de l’acquiescement, même passif, de la majorité, ils n’ont pas les forces militaires suffisantes pour faire exécuter leurs ordres sur tout le territoire, manquent d’hommes compétents dévoués dans l’infinité des branches d’activité sociale… et sont ainsi amenés à remettre toujours l’action à plus tard, jusqu’à ce que le soulèvement populaire les hisse presque malgré eux au pouvoir où ils voudraient ensuite rester indéfiniment et cherchent dans ce but à refréner, diriger, arrêter la révolution qui les a élevés.
Nous, au contraire, avons un idéal pour lequel nous combattons, que nous voudrions voir réalisé, mais nous ne croyons pas qu’un idéal de liberté, de justice, d’amour puisse être réalisé au moyen de la violence gouvernementale.
Nous ne voulons pas conquérir le pouvoir et ne voulons que personne le conquière. Si nous ne pouvons empêcher, faute de forces suffisantes, des gouvernements de se constituer et d’exister, nous lâchons et tâcherons toujours que ces gouvernements soient et restent les plus faibles possibles et c’est pourquoi nous sommes toujours prêts à agir lorsqu’il s’agit d’abattre ou d’affaiblir un gouvernement sans trop (je dis sans trop et non, pas du tout) nous préoccuper de ce qui arrivera.
Pour nous la violence ne sert et ne saurait servir qu’à repousser la violence et lorsqu’elle sert, au contraire, à des buts positifs, ou elle fait complètement faillite, ou elle réussit à établir l’oppression et l’exploitation des uns par les autres.
La constitution d’une société d’hommes libres et son amélioration progressive, ne peut être que le résultat de la libre évolution ; et notre tâche d’anarchistes est précisément de défendre, d’assurer la liberté de l’évolution.
Abattre et concourir à abattre le pouvoir politique quel qu’il soit avec toute la séquelle de forces répressives qui le soutiennent ; empêcher ou tâcher d’empêcher la constitution de nouveaux gouvernements, de nouvelles forces répressives et en tout cas ne jamais reconnaître aucun gouvernement, et être toujours en lutte contre lui, en réclamant, et si possible en exigeant même de force, le droit de nous organiser, de vivre comme bon nous semble et d’expérimenter les forces sociales qui nous paraissent les meilleures, toujours sous réserve bien entendu de respecter une égale liberté chez autrui : voilà notre mission.
En dehors de cette lutte contre le joug gouvernemental qui engendre et rend possible l’exploitation capitaliste — après avoir incité et aidé la masse du peuple à s’emparer de la richesse existante et spécialement des moyens de production, après être arrivés à ce que personne ne puisse imposer sa volonté à d’autres par la violence et que personne ne puisse prendre à d’autres, parl a force, le produit de leur travail, — nous ne pourrions plus agir qu’au moyen de la propagande et par l’exemple.
Détruire les institutions, les mécanismes, les organisations sociales existantes ? Certes, s’il s’agit d’institutions répressives ; mais celles-ci ne sont que peu de chose dans la complexité de la vie sociale. Police, armée, prisons, magistrature, moyens puissants pour le mal, n’exercent qu’une fonction parasitaire. Il en est tout autre des institutions qui, bien ou mal, arrivent à assurer la vie à l’humanité, et ces institutions-là ne sauraient être détruites utilement, sans être remplacées par quelque chose de mieux.
L’échange des matières premières et des produits, la distribution des denrées alimentaires, les chemins de fer, les postes et tous les services publics exploités par l’Etat ou les particuliers, ont été organisés de manière à servir des intérêts monopolisés et capitalistes, mais répondant aussi à un besoin réel de la population. Nous ne pouvons les désorganiser (et d’ailleurs la population intéressée ne le permettrait pas), à moins de les réorganiser en mieux. Et ceci ne saurait être fait en un jour, et nous ne serions capables actuellement de le faire. Très heureux donc si, en attendant que les anarchistes soient à même d’y pourvoir, d’autres s’en acquittent à leur place, même avec des méthodes diverses des nôtres.
La vie sociale n’admet pas d’interruption. Les gens veulent vivre le jour de la révolution, le jour d’après et tous les jours qui suivront.
Gare à nous, gare à l’avenir de nos idées, si nous devions assumer la responsabilité d’une destruction insensée, qui compromettrait la continuité de la vie !
En discutant à Bienne de ces choses, la question de l’argent vint sur le tapis, question grave entre toutes.
D’habitude, dans nos milieux, la question est résolue de façon simpliste en disant que l’argent devra être aboli. Et ce serait parfait s’il s’agissait d’une société anarchiste ou d’une hypothétique révolution à faire d’ici cent ans et toujours dans l’hypothèse que les masses puissent devenir anarchistes et communistes avant qu’une révolution ait changé radicalement leurs conditions de vie.
Mais aujourd’hui la question est bien autrement compliquée. L’argent est un puissant moyen d’exploitation et d’oppression ; mais il est aussi le seul moyen (en dehors de la plus tyrannique dictature ou du plus idyllique accord) imaginé jusqu’à présent par l’intelligence humaine pour régler automatiquement la production et la répartition.
Pour le moment, plutôt que de se préoccuper de l’abolition de l’argent, conviendrait-il peut-être mieux de chercher un mode pour que l’argent représente réellement l’effort utile accompli par celui qui le possède.
Mais venons-en à la pratique immédiate qui fit en réalité l’objet de la discussion de Bienne.
Imaginons que demain advienne une insurrection victorieuse. Anarchie ou non il faudra que la population continue à manger et satisfasse ses besoins primordiaux. Il faudra que les grandes villes soient approvisionnées plus ou moins comme à l’ordinaire. Si les paysans et les charretiers, etc., refusent de livrer les articles qu’ils détiennent et leurs services gratuitement, sans recevoir l’argent qu’ils ont l’habitude de considérer comme la richesse réelle, que ferons-nous ?
Les obliger par la force ? Alors adieu anarchie, mais adieu sans aucun changement eu mieux, la Russie nous l’enseigne.
Mais, répondent généralement les camarades, les paysans comprendront les avantages du communisme ou tout au moins de l’échange direct des marchandises ?
Très bien. Mais certes pas en un jour et les gens ne peuvent rester sans manger, pas même un jour.
Je n’entendais pas proposer des solutions. J’entends plutôt attirer l’attention des camarades sur de très graves problèmes devant lesquels peut nous placer la réalité de demain.
Que les camarades nous apportent leurs lumières surl a question; et que notre ami et camarade Colomer ne se scandalise, ni ne s’indigne.
Si ce sont là des questions nouvelles pour lui, ce n’est pas d’un anarchiste de tant s’effarer du nouveau.
Errico Malatesta
Une réponse sur « Errico Malatesta : La révolution en pratique »
[…] dernier article sur ce sujet a attiré l’attention de plusieurs camarades et m’a valu de nombreuses […]