Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 600, 28 octobre 1922.
Mon dernier article sur ce sujet a attiré l’attention de plusieurs camarades et m’a valu de nombreuses observations et de nombreuses questions.
Est-ce que je n’ai pas été assez clair ? Est-ce que j’ai dérangé les habitudes mentales de quelques-uns qui, plutôt que se tourmenter le cerveau, préfèrent se reposer sur les formules traditionnelles et trouvent fastidieux tout ce qui les contraint à penser ?
Quoi qu’il en soit, je chercherai à mieux m’expliquer, heureux si ceux à qui mes paroles semblent quelque peu hérétiques veulent intervenir dans la discussion et concourir à déterminer un programme pratique d’action, qui puisse nous servir de guide dans les prochains bouleversements sociaux.
Jusqu’ici, nos propagandistes se sont surtout occupés de la critique de la société actuelle et de la démonstration qu’il est désirable et possible de créer une nouvelle organisation sociale fondée sur le libre accord et où tous puissent trouver, dans la fraternité et la solidarité et avec la plus complète liberté, les conditions du meilleur développement matériel, moral et intellectuel. Ils cherchaient avant tout à enflammer les âmes par la conception de cet état de perfection individuelle et sociale que d’autres nomment utopie et que nous nommons idéal, et ils accomplissaient œuvre nécessaire et bonne, parce qu’ils établissaient le but vers lequel doivent tendre nos efforts. Mais ils étaient (nous étions) en défaut, presque insouciants quant à la recherche des voies et moyens qui peuvent nous conduire à ce but. Nous nous occupions beaucoup de la nécessité de détruire radicalement les mauvaises institutions sociales, mais nous ne prêtions pas une attention suffisante à ce qu’il fallait faire ou laisser faire de positif, au moment même ou au lendemain immédiat de la destruction, pour que la vie des individus et de la société pût continuer de la meilleure manière possible. Nous pensions ou agissions, comme si nous avions cru que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes, par lois naturelles, sans l’intervention consciente de la volonté pour diriger les efforts vers le but préétabli. C’est sans doute à cela qu’est dû l’insuccès relatif de notre œuvre.
Il est temps désormais de regarder le problème de la transformation sociale dans toute sa vaste complexité et de chercher à approfondir le côté pratique de la question. La révolution peut se produire demain et nous devons nous mettre en état d’agir dans son sein avec la plus grande efficacité.
Puisque, en ce moment de transition, la réaction triomphante nous empêche de faire beaucoup pour élargir la propagande dans les masses, utilisons le temps pour approfondir et clarifier nos idées sur ce qui est à faire, tout en cherchant à hâter de nos vœux et de nos actes le moment d’agir et de passer aux réalisations.
Je place à la base de mes observation deux principes.
1″. L’anarchie ne se réalise pas par la force. Le communisme anarchiste, appliqué dans toute son ampleur et produisant tous ses effets bienfaisants, n’est possible que si de grandes masses du peuple, renfermant tous les éléments nécessaires à réaliser une civilisation supérieure à la civilisation présente, le comprennent et le veulent. On peut concevoir des groupes choisis dont les membres vivent entre eux et avec d’autres groupes semblables dans des rapports de volontaire et libre communauté. Il sera bon que de tels groupes existent et c’est à nous d’en constituer pour l’expérimentation et pour l’exemple, mais ces groupes ne seront pas encore la société communiste anarchiste ; ils seront plutôt des cas de dévouement et de sacrifice à la cause tant qu’ils n’auront pas réussi à englober l’ensemble ou la plus grande partie de la population. Le lendemain de la révolution violente, si révolution violente il y a, il ne s’agira donc pas de réaliser le communisme anarchiste, mais de se diriger vers lui.
2″. La conversion des masses à l’anarchie et au communisme — et même au plus modéré des socialismes — n’est pas possible tant que durent les conditions politiques et économiques actuelles. Et puisque ces conditions, qui maintiennent les travailleurs en esclavage au bénéfice des privilégiés, sont perpétuées par la force brutale, il est nécessaire qu’elles soient changées par l’œuvre révolutionnaire de minorités conscientes. Donc, si l’on admet le principe que l’anarchie ne se fait pas par la force, sans la volonté consciente des masses, on voit que la révolution ne peut pas être faite pour réaliser directement et immédiatement l’anarchie, mais plutôt pour créer des conditions qui rendent possible une rapide évolution vers l’anarchie.
Elle a été souvent répétée la phrase : « La révolution sera anarchique ou ne sera pas. » L’affirmation peut sembler très « révolutionnaire », très « anarchiste » ; mais en réalité c’est une sottise, quand ce n’est pas, pis encore, un moyen du réformisme même pour paralyser les bonnes volontés et induire les gens à supporter paisiblement le présent dans l’attente du paradis futur.
Evidemment, la « révolution anarchiste », ou sera anarchiste ou ne sera pas. Mais n’y a-t-il pas eu des révolutions sur terre avant que ne se conçoive la possibilité d’une société anarchique ? Et n’y en aura-t-il plus jusqu’à ce que les masses soient converties à l’anarchie ? Et puisque nous ne réussissons pas à convertir les masses abruties par les conditions où elles vivent, devons-nous renoncer à toute révolution et nous accommoder de vivre en régime bourgeois ?
La vérité est que la révolution sera ce qu’elle pourra et c’est notre tâche de la hâter et de nous efforcer de la rendre aussi radicale que possible.
Mais entendons-nous bien.
La révolution ne sera pas anarchique si, comme ce n’est que trop le cas, les masses ne sont pas anarchistes. Mais nous sommes anarchistes, nous devons rester anarchistes et agir comme anarchistes avant, durant et après la révolution.
Sans les anarchistes, sans leur œuvre, si les anarchistes adhéraient à une forme quelconque de gouvernement, à une constitution quelconque dite de transaction, la prochaine révolution au lieu d’être un progrès de la liberté et de la justice et un acheminement vers la libération intégrale de l’humanité, donnerait lieu à de nouvelles formes d’oppression et d’exploitation pires peut-être que les formes actuelles, ou, dans la meilleure hypothèse, elle ne produirait qu’une amélioration superficielle, illusoire en grande partie et tout à fait en disproportion avec l’effort, les sacrifices, les douleurs d’une révolution, telle que celle qui s’annonce pour un avenir plus ou moins proche.
Notre tâche, après avoir concouru à abattre le régime actuel, est d’empêcher ou de chercher à empêcher la constitution d’un nouveau gouvernement, et si nous n’y réussissons pas, de lutter tout au moins pour que le nouveau gouvernement ne soit pas unique, pour qu’il ne concentre pas dans ses mains tout le pouvoir social, pour qu’il reste faible et vacillant, pour qu’il ne dispose pas d’une force militaire et financière suffisante et soit le moins possible reconnu et obéi. Dans tous les cas, nous, anarchistes, nous ne devons jamais le reconnaître et rester en lutte contre lui, comme nous sommes en lutte contre le gouvernement actuel.
Nous devons rester parmi la masse, la pousser à l’action directe, à la prise de possession des instruments de production, à l’organisation du travail et de la distribution des produits, à l’occupation des bâtiments habitables, à l’exécution des services publics, sans attendre les délibérations ou les ordres d’autorités supérieures — et c’est de toutes nos forces que nous devons concourir à cette œuvre et pour cela il nous faut acquérir dès maintenant le plus de connaissances que nous le pouvons.
Mais si nous devons être intransigeants dans notre opposition à tous les organes décompression et de répression, à tout ce qui tend à faire obstacle par la force à la volonté populaire et à la liberté des minorités, nous devons bien nous garder de détruire les choses et de désorganiser les services publics que nous ne pouvons remplacer en mieux.
Nous devons nous rappeler que la violence, si elle n’est que trop nécessaire pour résister à la violence, ne sert à édifier rien de bon, qu’elle est l’ennemie naturelle de la liberté, qu’elle engendre la tyrannie et doit par conséquent être contenue dans les limites de la plus stricte nécessité.
La révolution est nécessaire pour abattre la violence des gouvernements et des privilégiés, mais la constitution d’une société d’hommes libres ne peut être que l’effet de la libre évolution.
Et aux anarchistes de veiller à la liberté de l’évolution, constamment menacée tant que parmi les hommes la soif de la domination et des privilèges existera.
Une question de grande importance, d’importance vitale, celle qui doit primer toute autre dans l’esprit des révolutionnaires, c’est la question de l’alimentation.
Autrefois s’était répandu le préjugé que les produits industriels et agricoles étaient si abondants qu’il serait possible de vivre longtemps sur les réserves amassées et de renvoyer à plus tard, au jour où serait accomplie la transformation sociale, la nouvelle organisation de la production. Et ce préjugé avait fait fortune parmi les anarchistes. C’était si alléchant comme argument de propagande de pouvoir dire : » Les gens manquent de tout alors que tout abonde et que les entrepôts regorgent de toutes denrées ; les gens meurent de faim et le froment pourrit dans les greniers. » Et puis les choses se trouvaient ainsi tellement simplifiées ! Il suffisait d’un acte d’expropriation pour assurer le bien-être à tous. Quant au reste, on avait le temps d’y penser.
Malheureusement, la vérité est exactement le contraire.
Tous les produits sont rares, et il suffit d’une mauvaise récolte ou d’un désastre de quelque importance, pour qu’il y ait manque absolu et impossibilité de pourvoir aux besoins de tous, même dans les limites que le capitalisme impose aux masses populaires.
Il est vrai d’autre part qu’avec les moyens que fournit aujourd’hui la mécanique et la chimie, la possibilité de produire est devenue presque illimitée.
Mais pouvoir produire et avoir produit, cela fait deux. Et un peu par incapacité ou indifférence, beaucoup à cause du système par lequel souvent le profit diminue avec l’abondance et augmente avec la pénurie, les propriétaires et les capitalistes exploitent insuffisamment les moyens de production qu’ils détiennent et empêchent que d’autres les exploitent.
A cause du manque d’ordre inhérent à l’économie individualiste, il y a déséquilibre d’un point à un autre, crises de surproduction, etc., mais au total la production générale est toujours sur le bord de la famine.
Nous devons donc penser que le lendemain de la révolution, nous nous trouverons en face du péril de la faim. Ceci n’est pas une raison pour retarder la révolution, car l’état de la production avec des alternatives de plus et de moins, restera toujours le même tant que durera le régime capitaliste.
Mais c’est une raison pour nous préoccuper du problème et pour penser à la manière d’éviter tout gaspillage, d’indiquer la limitation nécessaire de la consommation et de pourvoir sans retard à activer la production, surtout la production agricole.
C’est là un sujet sur lequel existent quelques écrits, mais qui doit être approfondi par l’étude des moyens techniques permettant de porter la quantité des produits alimentaires à la hauteur des besoins.
Errico Malatesta
Prochainement nous reviendrons sur la question de l’argent.