Article de Robert Louzon paru dans La Révolution prolétarienne, n° 228, 10 août 1936, p. 4-7
Qu’on ne voie pas dans les notes qui vont suivre l’esquisse d’un exposé général de la situation à Barcelone, et encore bien moins de l’ensemble de l’Espagne. La révolution est une chose formidable, un colosse protéiforme dont il est vain de prétendre saisir tous les traits, et qui change de physionomie d’heure en heure. Il ne s’agit donc ici que de notes, notes tracées en hâte après huit jours passés en Catalogne, notes relatives uniquement au moment présent et à ce point précis de l’Espagne.
Le pouvoir politique
« Maintenant ce sont les ouvriers qui commandent », telle est la phrase que nous entendîmes proférer dans un hôtel de la petite ville française de Bourg-Madame pour caractériser la situation de l’autre côté de la frontière. Cette phrase résume admirablement la situation de la Catalogne, telle qu’elle apparaît au premier contact, telle qu’elle se précise au fur et à mesure qu’on se renseigne. Que ce soit dans la petite ville de 2 ou 3 mille habitants dans laquelle nous avons commencé par séjourner quelques jours, ou que ce soit dans la métropole barcelonaise avec son million et demi d’habitants, c’est le trait fondamental du moment présent. Et on nous assure qu’il en est de même dans toute la Catalogne, mais dans la Catalogne seulement.
Dès que vous franchissez la frontière, vous êtes arrêté par des hommes en armes. Qui sont ces hommes ? Des ouvriers. Ce sont des miliciens, c’est-à-dire des ouvriers, vêtus avec leurs habits ordinaires, mais armés – de fusils ou de revolvers — et au bras l’insigne de leur fonction et du pouvoir qu’ils représentent : le brassard rouge et noir, le brassard des milices aux couleurs de la Confédération Nationale du Travail (C. N. T.) et de la Fédération Anarchiste Ibérique (F. A. I.). Ce sont eux qui, selon les explications que vous leur donnerez, selon les papiers que vous leur présenterez — et bien entendu les seuls papiers qui, en l’espèce, aient une valeur sont des papiers d’organisations ouvrières ou révolutionnaires — décideront, avec la plus grande courtoisie, mais aussi avec la plus grande fermeté, de ne pas vous laisser entrer, ou bien d’en référer au Comité.
Le « Comité», c’est-à-dire le groupe d’hommes qui siège là-haut, au village voisin, et qui y exerce tout le pouvoir. C’est le « Comité » qui assure les fonctions municipales habituelles, c’est lui qui a formé la milice locale, l’a armée, lui fournit son logement et son alimentation avec les ressources qu’il tire d’une contribution imposée à tous les habitants, c’est lui qui autorise à entrer ou à sortir de la ville, c’est lui qui a fait fermer les magasins fascistes et qui opère les réquisitions indispensables, c’est lui qui fait démolir l’intérieur des églises afin que, selon l’affiche qui figure sur elles toutes, l’église « devenue propriété de la Généralité » serve aux « institutions populaires » ; c’est lui aussi qui, après avoir vidé les couvents de leurs prisonnières, assure l’entretien, dans la maison des vieillards, de celles trop vieilles pour gagner leur vie dans les conditions communes.
Or, qu’est-ce que ce Comité ? Il est formé de toutes les organisations du « Front populaire », depuis celle des bourgeois catalanistes jusqu’à la Fédération Anarchiste Ibérique et — dans le cas présent — il est constitué sur une base paritaire : toutes les organisations y ont un nombre égal de délégués. Mais naturellement, l’influence des organisations au sein du Comité est, en fait, proportionnée à la force réelle de chacune d’elles. Or, de toutes ces organisations, ce sont les organisations ouvrières, ou plutôt une organisation ouvrière, la C. N. T. – avec son associée étroite la F. A. I. — qui est de beaucoup la plus forte: c’est la C. N. T. qui fournit presque tous les miliciens, ce sont des militants de la C. N. T. qui sont à la tête de la milice, ce sont des adhérents de la C.N.T. tous ces hommes en armes qui, par petits groupes de deux ou trois, assurent le service dans les rues, à la gare, aux sorties de la ville. Il s’ensuit que le président du « Comité», celui en la signature duquel est renfermé tout le pouvoir exécutif, ne peut être qu’un ouvrier; c’est un militant de la C. N. T. sorti hier de la prison où il était détenu depuis les journées d’octobre, et qui porte encore sur son corps tout tatoué de piqûres la trace des tortures auxquelles le soumirent deux ans durant ses bourreaux.
A Barcelone, c’est exactement la même situation, à l’échelle près. Dès que vous posez le pied dans la ville, vous vous rendez compte que l’ouvrier y est maître, — le seul maître.
Non seulement parce que toutes les automobiles — qui portent sur leur flanc écrit en lettres énormes le nom de l’organisation ouvrière qui les a réquisitionnées — sont occupées par des ouvriers ; non seulement parce que tous les plus spacieux et les plus beaux immeubles sont occupés par les organisations ouvrières qui les ont couverts d’énormes calicots indiquant leur nouvelle destination, — et à la porte desquels veillent des ouvriers en armes, — mais parce que toute la ville est devenue ouvrière. C’est un remarquable phénomène de mimétisme. La classe dominante imprime toujours plus ou moins son cachet à l’ensemble, ou presque, de la population. Sous le régime bourgeois, toutes les classes intermédiaires s’habillent, parlent et se tiennent comme les bourgeois; le prolétaire lui-même, dès qu’il est sorti de son « quartier ouvrier », prend plus au moins une allure bourgeoise.
Comme, aujourd’hui à Barcelone, la classe dominante est la classe ouvrière, tout le monde est « ouvrier ». Que ce soit dans le centre de la ville ou dans les faubourgs, sur le boulevard petit-bourgeois de la Rambla ou sur l’aristocratique Paseo de Gracia, il n’y a plus de bourgeois. Où sont-ils ? D’aucuns, certes, ont dû partir, d’autres se terrent dans leurs appartements, la plupart sont, je crois bien, dans la rue et vaquent à leurs occupations ordinaires, mais vous ne les reconnaissez qu’après un examen attentif, car ils ont tous dégringolé leur tenue d’au moins un degré. Le grand bourgeois a pris l’aspect d’un bourgeois moyen, celui-ci d’un petit bourgeois, et ce dernier d’un prolétaire.
Mais là où cette transformation est la plus frappante, c’est dans la police. Dans toutes les villes du monde — du monde capitaliste — l’agent de police est un monsieur très correct (au moins tant qu’il n’est pas ivre). Guindé dans un uniforme soigneusement boutonné, l’air supérieur et important autant qu’un ambassadeur, il contribue à maintenir l’autorité de la classe dont il est le soutien en se servant du même procédé qu’elle: le « prestige » de la tenue et du maintien. Et les « gardes d’assaut » de Barcelone, qui sont l’équivalent de nos agents de police, ne faisaient pas, jusqu’au 19 juillet, exception à cette règle.
Aujourd’hui, quelle transformation !
Défenseurs du gouvernement régulier, les gardes d’assaut combattirent côte à côte avec les ouvriers et les anarchistes contre l’armée soulevée, durant ce dimanche historique du 19 juillet qui, en décidant du sort de Barcelone, décida sans doute, par là même, du sort de l’Espagne entière. Dès lors, ils ne voulurent plus être des gardes d’assaut, mais décidèrent d’être des miliciens. Ils n’eurent de cesse qu’on leur fournisse des salopettes bleues. Et c’est en ce costume — ils sont à peu près les seuls miliciens à en posséder — qu’ils assurent leur service. Mais le costume, en soi, n’est rien. C’est la manière de le porter. Or, ils n’ont fait en aucune manière de ce costume de travail un uniforme. Ça reste la cotte du mécanicien. En les voyant, j’étais convaincu , au début que je voyais des miliciens qui venaient de s’enrôler au sortir de l’atelier ; il a fallu toute l’autorité de nos amis espagnols pour me convaincre qu’il s’agissait bel et bien de gardes d’assaut professionnels.
Et ce qui est vrai des gardes d’assaut l’est autant des officiers — très rares, il est vrai — restés fidèles au peuple. J’ai eu l’occasion d’en voir ce matin deux, appartenant au très petit groupe de ceux dont l’intervention joua un rôle décisif le 19 juillet. Ils paraissaient tout ce que l’on voulait — sauf des officiers.
Telle est donc la situation. Barcelone est une ville ouvrière, dominée et contrôlée à tous ? les égards par la classe ouvrière, et en particulier par l’organisation ouvrière de beaucoup la plus puissante en Catalogne : la C. N. T. La « Généralité », c’est-à-dire le gouvernement régulier de Catalogne, n’est, en vertu d’un. : accord plus ou moins tacite, qu’une façade à l’abri de laquelle la C. N. T. unie aux autres organisations ouvrières dans le Comité Central des Milices Antifascistes exerce le pouvoir.
L’Etat, à l’heure actuelle, c’est la Confédération Nationale du Travail et… la Fédération Anarchiste Ibérique, maîtresses tout particulièrement de l’armée… et de la police, cette dernière étant dénommée « Commission des investigations ».
Cette situation se maintiendra-t-elle ? Il va sans dire que la bourgeoisie, si elle est pour le moment entièrement dominée, n’en continue pas moins d’exister ; et quand je dis la bourgeoisie, je ne veux pas dire, bien entendu, seulement la grande bourgeoisie fasciste, mais toute cette petite et moyenne bourgeoisie, ces « classes moyennes » qui constituent le gros des troupes du gouvernement catalan régulier de la « Généralité » et de son président Companys.
Cette bourgeoisie, cela va de soi, ne pense qu’à une chose: reprendre le pouvoir, — ce qui, concrètement, se présente pour le moment sous cette forme: redonner le pouvoir réel au gouvernement légal, faire que ce soit le gouvernement, les ministres, et non plus le Comité Central des Milices Antifascistes, qui aient la réalité du pouvoir.
Une manœuvre préparatoire à cette reprise du pouvoir par le gouvernement légal de la bourgeoisie a eu lieu ces jours derniers. Elle a consisté en un changement de ministère, et elle a été réalisée, comme il fallait s’y attendre, avec l’aide agissante du parti communiste.
Le gouvernement catalan ne comprenait jusqu’à il y a quelques jours que des éléments bourgeois, représentants des partis bourgeois catalanistes. Ce n’était pas un gouvernement ainsi constitué qui pouvait tenter de se substituer au pouvoir de la classe ouvrière; pour qu’il puisse l’essayer avec au moins quelque chance de succès, il lui fallait se teinter quelque peu d’ouvriérisme et de socialisme.
Voici donc ce que l’on fit :
Le parti communiste, qui ne cache pas (voir son organe espagnol central Mundo Obrero) qu’il ne combat que pour la « République démocratique », et ne veut autre chose qu’une République bourgeoise, commença par faire l’unité — en Catalogne — avec un parti socialiste catalaniste (l’Union Socialiste Catalane) y et la fédération catalane du parti socialiste espagnol. Ce nouveau parti prit le nom de Parti socialiste unifié de Catalogne (P. S. U. C.) et adhéra à l’Internationale Communiste.
Presque aussitôt ce parti constitué, le ministère démissionna et un nouveau gouvernement fut formé, comprenant, à côté des anciens représentants des partis bourgeois, un certain nombre de ministres tirés du P. S. U. C. La Catalogne a ainsi maintenant un gouvernement bourgeois-ouvrier, donc un gouvernement qui, semblant représenter toutes les classes de la population, pourra plus facilement tenter de renverser le pouvoir ouvrier; la manœuvre est évidente [1]. (A remarquer que le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (P. O. U. M.), le parti de Maurin et de Nin, au moins aussi important que ledit P. S. U. C., a refusé d’entrer dans le ministère, en déclarant qu’il n’entrerait que dans un gouvernement exclusivement ouvrier.)
Mais il ne s’agit là que d’une manœuvre préparatoire. La question sur laquelle la partie décisive se jouera SERA CELLE DES MILICES .
Pourquoi la classe ouvrière a-t-elle aujourd’hui le pouvoir à Barcelone ? Parce qu’elle est armée ; parce qu’elle est la seule force armée.
Le 19 juillet au matin, toutes les forces armées de Barcelone étaient soulevées. Toutes : cavalerie, infanterie, artillerie ; toutes sauf les équipages de trois avions (sur quatre), et sauf la police, police recrutée directement par la Généralité et composée de « Catalans» sûrs. Le 19 juillet au soir, toutes ces forces armées étaient vaincues. Le quartier général, le central téléphonique, l’hôtel Colon, qu’elles avaient occupés à l’aube par surprise, leur étaient repris, et elles n’avaient pu atteindre la Préfecture de police, but principal de leurs efforts; leur général en chef était prisonnier.
Or, qui les avait vaincues ? La force conjuguée des ouvriers, des aviateurs et des gardes d’assaut. Il faut dire que les aviateurs n’avaient été fidèles au gouvernement que parce qu’un certain nombre d’entre eux — disons-le vite entre nous — étaient acquis, non au gouvernement, mais à la C.N.T. ; les gardes d’assaut, fiers et emballés du courage de leurs compagnons d’armes d’une journée, ne juraient plus que par la classe ouvrière et la C.N.T. ; et puis, enfin, les ouvriers, c’était le grand nombre, c’étaient eux qui avaient fait masse, et qui étaient la masse dont on pourrait tirer autant de combattants qu’il en faudrait pour continuer la lutte contre le fascisme. La classe ouvrière était donc la puissance armée. Nécessairement, elle devint immédiatement la puissance tout court.
Mais, pour rester cette puissance, il lui fallait demeurer la puissance armée. Pour cela, elle s’organisa en milices. Milices « antifascistes », dit le titre officiel. En fait : milices ouvrières. Milices formées d’ouvriers, d’ouvriers sans uniformes et sans casernes, mais assurant leur service avec une régularité et une conscience admirables, instruits techniquement par quelques professionnels, caporaux et soldats, mais commandés par des ouvriers et des militants. Milices qui sont, dans la pleine acception du terme : le peuple en armes.
Le pouvoir du peuple, le pouvoir du prolétariat, qui est aujourd’hui à Barcelone un fait, est lié strictement au maintien de ce peuple en armes, au maintien des milices.
Dans cet admirable bréviaire de la révolution qu’est l’Etat et la Révolution de Lénine, celui-ci insiste très fortement sur ce fait que la révolution est liée à l’institution du peuple en armes, tout comme l’Etat bourgeois est lié à celle de l’armée. Armée = Etat bourgeois ; milices = révolution prolétarienne.
C’est ce qu’ici on comprend parfaitement de part et d’autre ; aussi est-ce sur cette question essentielle — armée ou milices ? — que se jouera, ou plutôt que commence déjà à se jouer, le sort de la révolution sociale actuellement commencée.
Il y a quelques jours, un ordre de la Généralité ordonnait le désarmement de tous ceux qui n’étaient pas régulièrement inscrits aux milices antifascistes.
Hier, le gouvernement appelait trois classes de conscrits, qui devaient être encasernés et soumis au régime habituel des soldats.
La C. N. T. a, bien entendu, aussitôt senti le danger. « Sous aucun prétexte, ne livrez pas vos armes ! », telle fut sa réponse au premier ordre de la Généralité. Et quant au second, elle a réuni hier en un immense meeting les jeunes appelés pour leur faire prendre la décision de s’enrôler dans les milices, mais de refuser d’être des soldats. « Milices populaires, oui ; soldats encasernés et avec uniformes, non ! », écrivait ce matin en gros caractères Solidaridad Obrera en tête d’une longue déclaration du Comité régional de la C. N. T.
Sur la question cruciale de l’armement du prolétariat, de laquelle dépend le sort du pouvoir du prolétariat, la lutte est donc déjà engagée, au moins sous forme de premières escarmouches. L’issue de cette lutte dépendra de facteurs relevant d’autres aspects de la révolution, que je tâcherai d’indiquer au cours de notes suivantes.
R. LOUZON.
[1] Elle n’a heureusement pas réussi. Les journaux du 7 août (l’article de notre ami est du 5) annoncent que les trois représentants du P. S.U.C. ont dû démissionner. Le Populaire ajoute même : « …probablement pour ne pas se heurter aux anarchistes de la F. A.I. et de la C.N.T. » Probablement ! — N.D.L.R.