Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 609, 24 février 1923.
Ces temps sont tristes pour nous.
Notre travail de tant d’années semble détruit. Beaucoup de nos camarades languissent dans les prisons et dans les bagnes ou vont errants et désolés par les terres d’exil, tous nous sommes presque réduits à la complète impuissance.
Nous sommes des vaincus.
Mais nous n’avons pas des âmes de vaincus. Ardente est toujours en nous la foi, forte la volonté, certaine l’espérance d’une inéluctable insurrection.
Notre défaite est de celles qui ont toujours temporairement arrêtés sur le pénible chemin du progrès ceux qui luttent pour l’élévation humaine. Ce n’est rien de plus qu’un épisode d’une longue guerre.
Il n’y a pas de raisons pour se décourager, mais il y en a de nombreuses pour se sentir profondément attristé.
Ce n’est pas le triomphe transitoire du Fascisme qui nous afflige et nous étonne le plus. Nous l’avions prévu et nous l’attendions. Il y a trois ans, quand la révolution était possible et ne fut pas voulue par qui avait les moyens de la faire, n’avons-nous pas répété aux masses en cent et cent réunions : Faites la révolution tout de suite ou autrement les bourgeois vous feront payer par des larmes de sang la peur que vous leur faites aujourd’hui. Et ce furent bien et ce sont bien encore des larmes de sang !
A ceux qui entravaient, renvoyaient et retenaient, assurant que le temps travaillait pour nous et que plus nous attendions, plus la victoire serait facile, nous disions que le contraire était vrai, que tout retard nous nuisait, que les masses se lasseraient d’attendre, que l’enthousiasme s’émousserait et que pendant ce temps l’Etat se ressaisirait et préparerait les armes défensives et offensives. Francesco Saverio Nitti que les fascistes ingrats vitupèrent à tort, organisait déjà la garde royale. On ne nous écouta pas… et vint le Fascisme.
Maintenant, selon nous, le dommage politique et économique apporté par le Fascisme a peu d’importance et peut même être un bien, en tant qu’il met à nu sans masque et sans hypocrisie la vraie nature de l’Etat et de la domination bourgeoise.
Politiquement, le Fascisme au pouvoir, avec des formes bestialement brutales et des façons risiblement théâtrales, ne fait au fond que ce que tous les gouvernements ont toujours fait : protéger les classes privilégiées et créer de nouveaux privilèges pour ses partisans. Il démontre même aux plus aveugles qui voudraient croire à l’harmonie sociale et à la mission modératrice de l’Etat, comment l’origine véritable du pouvoir politique et son essentiel moyeu d’exister est la violence brutale — « le saint gourdin ». Et il enseigne par là aux opprimés quelle est la voie pour s’émanciper et ne pas retomber sous de nouvelles oppressions : c’est d’empêcher qu’une classe, ou un parti, ou un homme puisse imposer aux autres par la force sa propre volonté.
Économiquement, sauf quelques petits déplacements de richesse propres à satisfaire les appétits des siens, le Fascisme ne change rien à la situation. Du moment que restait en vigueur le régime capitaliste, c’est-à dire le système de la production destinée non pas à satisfaire les besoins de tous, mais à assurer des profits aux détenteurs du capital, ce qui devait nécessairement venir, avec ou sans le Fascisme, c’est la misère qui est venue et qui croît chaque jour. Il n’est pas possible qu’un pays puisse longtemps vivre en consommant plus qu’il ne produit ! Et les travailleurs apprendront que toutes les améliorations qu’ils peuvent conquérir dans des circonstances exceptionnellement favorables seront toujours quelque chose d’illusoire et d’éphémère, tant qu’ils n’auront pas pris eux-mêmes la direction de la production, en éliminant tous les profiteurs du travail d’autrui.
Le véritable et grand mal que le Fascisme a fait, ou dévoilé, c’est la bassesse morale dans laquelle on est tombé après la guerre et la surexcitation révolutionnaire de ces dernières années.
C’est incroyable le galvaudage qui a été fait de la liberté, de la vie, de la dignité d’êtres humains par d’autres êtres humains. Et c’est humiliant pour qui sent la commune humanité qui lie tous les hommes ensemble, bons ou mauvais, de penser que toutes les infamies commises n’ont pas produit dans la foule un mouvement d’indignation, de rébellion, d’horreur, de dégoût. C’est humiliant pour la nature humaine la possibilité de tant de férocité et de tant de lâcheté. C’est humiliant que des hommes qui sont arrivés au pouvoir seulement parce que, privés de tout scrupule moral, ils ont su cueillir le bon moment pour menacer une bourgeoisie tremblante, puissent trouver l’approbation, fût-ce même par une aberration passagère, d’un nombre de gens suffisant pour imposer à tout le pays leur propre tyrannie.
C’est pourquoi l’insurrection que nous attendons et invoquons doit être avant tout une insurrection morale : la nouvelle mise en valeur de la liberté et de la dignité humaine. Elle doit être la condamnation du Fascisme, non seulement comme fait politique et économique, mais aussi et surtout comme phénomène de criminalité, comme l’éruption d’un bubon purulent, qui s’était formé et avait mûri dans le corps malade de l’organisme social.
Il se trouve encore parmi les prétendus subversifs, de ceux qui prétendent que les fascistes nous ont enseigné comment il faut faire et qui se proposent d’imiter et exacerber leurs méthodes.
C’est là le grand danger, le danger de demain, le danger qu’au Fascisme décadent par dissolution interne ou par des attaques de l’extérieur, ne succède une autre période de violences insensées, de vengeances stériles épuisant en de petits épisodes sanglants l’énergie qui serait à employer pour une transformation radicale de l’organisation sociale, transformation telle que des horreurs comme celles d’aujourd’hui soient rendues impossibles.
Les méthodes fascistes sont sans doute! bonnes pour qui aspire à se faire tyran, elles ne le sont certainement pas pour qui veut faire œuvre de libérateur, pour qui veut concourir à élever tous les êtres humains à la dignité d’hommes libres et conscients.
Nous restons, comme nous l’avons toujours été, les partisans de la liberté, de toute la liberté.
Errico Malatesta.