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Pierre Naville : Note sur l’histoire des conseils ouvriers

Article de Pierre Naville paru dans Arguments, n° 4, juin-septembre 1957, p. 1-4.

Les jeunes camarades se sont intéressés à l’action des Conseils ouvriers dans les événements de Pologne et de Hongrie depuis octobre 1956, et depuis quelques années en Yougoslavie. Mais pourquoi s’imaginent-ils que l’apparition de tels Conseils est un fait absolument nouveau ? Et pourquoi font-ils souvent à leur sujet de la métaphysique au lieu d’étudier avec soin leur rôle, les transformations de leurs fonctions, les résultats de leur activité, etc… ?

Ce n’est pas l’apparition récente de ces Conseils qui est un fait surprenant. C’est leur disparition depuis plus de 30 ans qui est le fait historique important. Ils avaient vu le jour dans toute l’Europe dès 1917. Puis, ils ont disparu peu à peu, absorbés par les mécanismes de la démocratie bourgeoise dans l’industrie, éliminés par le fascisme qui y avait substitué des « corporations », ou réduits à l’état de squelettes par le régime stalinien en U.R.S.S.

Tout examen sérieux du mouvement des Conseils en Hongrie et en Pologne doit être accompagné d’une étude de l’histoire de mouvements semblables dans le passé. C’est ainsi que les militants du mouvement socialiste et ouvrier éviteront de tomber dans des phrases ou de la « philosophie » naïve. Il suffit pour cela de remonter en arrière, et d’étudier de près les formes et l’action des conseils ouvriers (et paysans et soldats), d’abord en Europe. Il faut aussi connaitre les positions adoptées à leur sujet par les meilleurs guides du prolétariat, et les points de vue souvent divergents qui se sont fait jour. J’en citerai· ici quelques exemples.

Les « Conseils », les Soviets, ont été en Russie des organes de pouvoir dès 1917. Toute l’action de Lénine et de Trotsky est fondée sur ces conseils, pour lesquels ils réclament tout le pouvoir, politique, économique, social, militaire. Dès 1918-1919, les bolcheviks constatent que les Conseils de délégués élus sur le lieu de travail ou de l’activité (usines, quartiers, villages, unités militaires) se répandent en Europe occidentale (Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie ; il y en eut en Alsace-Lorraine en 1918, aussitôt étouffés par Clemenceau, et en Angleterre, les Shop-Steward Committees). Ces conseils ne sont ni des syndicats, ni des « parlements ». Leurs tâches débordent largement la gestion économique. Ce sont avant tout des organes de lutte, qui combinent un programme social et politique, qui tendent à établir une « dualité de pouvoir » sur le lieu du travail et d’activité immédiate. En Hongrie, la première révolution communiste (1919) s’appuie sur eux, de même qu’en Bavière. En Italie, en 1919 et 1920, dans le Nord et dans le Sud, les Conseils ouvriers luttent pour contrôler l’activité économique et sociale. Les premier et deuxième Congrès de l’Internationale Communiste (1919 et 1920) élaborent des résolutions où sont précisés les rôles des conseils ouvriers et Comités d’usines par rapport aux syndicats et aux partis. En U.R.S.S., les Conseils (Soviets) devenus organes constitutionnels de pouvoir, cherchent une forme convenable de contrôle ouvrier et de gestion socialiste de la production (sur ce point, cf. L’étude de D. Limon, « Lénine et le contrôle ouvrier », Revue Internationale, Avril et Mai 1946). En Allemagne, la social-démocratie et les syndicats s’efforcent d’intégrer les betriebsräte dans le mécanisme « paritaire » bourgeois. De 1921 jusqu’à 1956, le seul épisode important est celui de l’Espagne, en 1936 et 1937, surtout en Catalogne (voir les Décrets sur la collectivisation et le contrôle de l’industrie et du commerce, Octobre 1936, publiés en volume par le Conseil Economique de la Généralité de Catalogne ; les Cahiers de Terre Libre : « Catalogne 1936-1937 », de Mars 1937 et « Où va l’Espagne », d’octobre 1937) ; ce fut la première expérience d’une confrontation pratique des conceptions anarchistes et socialistes. En 1920, la question fut discutée sous certains aspects par Lénine dans la Maladie Infantile du Communisme (et il faut aussi se reporter à la réponse de H. Gorter à cet écrit, Réponse à Lénine, Paris, 1930).

Le développement des « Commissions internes » et des conseils d’entreprises en Italie en 1919 et 1920 a suscité une discussion de première importance. La position de Ordine Nuovo est reproduite dans le vol. 9 des écrits de Gramsci (L’Ordine Nuovo, Turin, 1954, p. 1 à 200, « I consigli di fabbrica e lo stato della classe operaia » ). Bordiga considérait cette position comme plus « proudhonienne » que « soviétique ». (Les articles de Bordiga parus dans Il Soviet n’ont pas été réunis.) Dans l’ouvrage de F. Magri, Controllo Operaio e Consigli d’Azienda in Italia e ail’ estero : 1916-1947, on trouve réunis de nombreux documents qui permettent d’étudier cette discussion. Pour la révolution hongroise de 1919, la question est traitée dans le livre de Varga, La dictature du prolétariat (Problèmes Economiques), Paris, 1922. Dans le livre du libéral Roger Picard, Le Contrôle ouvrier sur la gestion des entreprises, Paris, 1922, se trouvent aussi de nombreuses informations sur le mouvement des Conseils ouvriers en Europe après 1918, en particulier les programmes français des Comités Syndicalistes Révolutionnaires (dans la C.G.T., puis la C.G.T.U.) précisant les fonctions « gestionnaires » des Conseils d’usine. Il faut remarquer que dans ces projets, les syndicats conservent un pouvoir de choix décisif, tout comme pour la désignation actuelle des délégués d’entreprise.

Mais le mouvement des Soviets, des Conseils d’usine, des Comités des délégués d’entreprise, etc… qui s’est généralisé après 1918, puis fut ensuite endigué, canalisé, et plus tard quelque peu « institutionnalisé » sous une forme adoucie (en U.R.S.S. son élimination fut liée à une transformation de l’économie, de l’Etat et du parti d’Etat) avait un précédent, celui du premier Soviet de St-Pétersbourg en 1905, constitué sur l’initiative de militants social-démocrates par les délégués d’entreprises et de quartiers. La signification du « Soviet » fut appréciée de façon assez différente dans le mouvement ouvrier russe. Il suffit de se reporter aux écrits de Lénine pour 1905 et au livre de Trotsky, 1905 (Paris, 1923). Rosa Luxembourg, dans sa longue brochure sur la révolution de 1905, Grève générale, parti et syndicats, ne mentionne pas le soviet ; le titre de la brochure montre que ce premier « conseil ouvrier » n’était pas à ses yeux une forme spécifique d’organisation et de lutte.

Bien entendu, le Soviet de Pétersbourg a eu lui-même des précédents, mais c’est en Russie en 1905 que le Conseil ou Comité formé de délégués sur une base locale et du travail est apparu pour la première fois sous sa forme moderne, liée au développement de la grande industrie, des chemins de fer, etc… Les Conseils ou Soviets ont présenté les tendances les plus variées, et parfois contradictoires, en deux sens : 1. dans leurs rapports avec les autres organisations ouvrières et paysannes, partis, syndicats, associations et coopératives de diverses sortes. 2. Dans les fonctions variables qu’ils s’attribuaient. Il y eut chez eux des courants jacobins, bolcheviks, qui tendaient à faire prédominer, sous l’influence du parti, leur rôle d’organe politique du pouvoir indépendant. Les courants socialistes modérés, ou même petits bourgeois, y voyaient plutôt des organes « correctifs », un contrepoids aux organes politiques bourgeois, les instruments d’un contrôle, qui aurait combiné les formes traditionnelles du parlementarisme et la représentation directe sur le lieu de travail. Des courants à tendance assez proudhonienne y voyaient les instruments de la « gestion directe » de l’économie, et pas seulement du « contrôle » des ouvriers sur l’entreprise et l’économie. Il serait intéressant et utile de publier aujourd’hui un recueil des polémiques et des documents relatifs au rôle des Soviets et Conseils ouvriers surtout depuis 1918. Aujourd’hui, c’est plus urgent, d’un intérêt immédiat plus grand, que l’étude des formes de la Commune de 1871, par exemple.

Ce qu’il y a de vraiment nouveau dans le mouvement des Conseils ouvriers en Pologne et en Hongrie depuis l’année dernière, ce n’est pas leur forme. En fait, il s’agit d’une renaissance. Mais une renaissance dans des conditions inconnues jusqu’à présent, à savoir dans une industrie d’Etat, nationalisée. De plus, ces conseils ouvriers (d’usine) ont lutté de pair avec des Conseils de quartiers et de villages. Il est indiscutable que leur programme économique et social immédiat était et reste un programme de réforme, antibureaucratique, qui exigeait la restitution aux travailleurs groupés dans leurs entreprises de maints droits d’intervention et de contrôle dont ils étaient – et restent – privés par la bureaucratie de l’Etat et du parti communiste. Mais cette réforme de l’économie socialiste s’est révélée impossible sans une lutte pour le pouvoir, c’est-à-dire politique. La revendication du contrôle ouvrier, de la participation ouvrière plus étroite à la marche de l’économie (au point de vue de la distribution et de la circulation des produits tout autant qu’à celui de la production) ébranle les principes sur lesquels la bureaucratie établit son pouvoir. Elle entraîne donc une lutte politique. Les formules d’action des Conseils et Comités ouvriers en Pologne et en Yougoslavie sont inséparables de modifications dans la forme de l’exercice du pouvoir politique. Les faits montrent que l’action menée il y a 30 ans dans les pays bourgeois et capitalistes pour dresser les Conseils ouvriers sur le lieu du travail se reproduit dans les conditions de l’étatisation socialiste. C’est la meilleure preuve que dans les « démocraties populaires » les rapports socialistes ne sont pas développés, qu’il n’en existe que quelques prémisses. En U.R.S.S., ces rapports se sont dégradés en même temps que l’appareil de production se développait dans des proportions considérables ; il est certain que les conseils ouvriers y ont te plus grand avenir après avoir joué un rôle essentiel dans le passé, il y a 40 ans.

La nouvelle expérience des Conseils ouvriers de diverses sortes dans les Etats socialistes influera aussi sur l’occident. Aujourd’hui, les travailleurs de toutes catégories sont engagés dans un appareil et des modes de production qui diffèrent beaucoup de ceux qui dominaient en 1918 en Europe et en Amérique du Nord. L’expérience du passé, aussi riche soit-elle, ne peut donc donner une réponse à toutes les nouvelles questions qui se posent. On peut même dire que les conditions de travail dans les grandes usines métallurgiques en U.R.S.S., en Pologne et en Hongrie, par exemple, ressemblent plus à celles d’usines similaires en France, que ces usines françaises d’aujourd’hui ne ressemblent aux usines françaises de 1918. Un mouvement unifié est donc prévisible dans l’avenir, par dessus le « rideau de fer ». L’étude approfondie et comparée de l’action des Conseils ouvriers, existants ou à créer doit jouer un rôle important dans cette unification.

On peut dire que des « Conseils ouvriers » existent presque toujours à l’état latent dans les entreprises de tous genres. Quelquefois, ils s’activent sous forme embryonnaire pendant une courte période, comme « comités de grève ». D’autres fois, ils se greffent sur les organisations existantes à l’occasion de délégations revendicatives ou politiques. Il arrive qu’ils se forment en vue de discussions avec les patrons ou les représentants de l’Etat en marge des syndicats ou des partis. Enfin, ils existent en puissance même dans les Comités d’Entreprises ou d’Etablissements légaux dont les compétences sont limitées, mais qui peuvent revendiquer des tâches plus larges que celles qu’ils assument présentement. Ces formes « larvaires » que peuvent prendre les Conseils ou Comités ouvriers, groupant en général des travailleurs appartenant à différents courants politiques, dépendent de multiples conditions. Mais la principale, c’est que les organisations politiques, syndicales ou coopératives existantes ne correspondent plus aux exigences des luttes du moment. Cette condition ne se présente pas n’importe quand. Il peut se faire que l’activité des Syndicats de masse ou des partis politiques répondent aux nécessités de l’action. Car les Conseils ouvriers ne sont pas et n’ont jamais été des organismes « uniques », « irremplaçables », totalement différents des autres formes d’organisation des travailleurs. Au contraire, il existe des rapports mouvants, une parenté, des différences en même temps que des ressemblances, entre ces différentes formes. Seules, les conditions de l’action montreront lesquelles sont préférables. On ne peut remplacer l’étude de ces conditions par une philosophie abstraite, une théorie pure des Consens ouvriers. Et ces conditions plongent leurs racines dans les conditions pratiques, réelles, de l’industrie – bien différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient il y a 30 ans. Ce sont les conditions de structure. Les principales d’entre elles sont les formes nouvelles de la rémunération salariée, la transformation de certaines industries-clé de blocs en réseaux les modifications dans la durée du travail (2 et 3 x 8). Quant aux conditions politiques, au sens large, elles concernent le programme, les objectifs généraux de l’action, c’est-à-dire en définitive une conception du socialisme adaptée aux formes monopolistes nouvelles de l’économie.

PIERRE NAVILLE

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