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Errico Malatesta : Contre la monarchie. Appel à tous les hommes de progrès

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 962, 12 décembre 1936.

Portrait of Errico Malatesta (Santa Maria Capua Vetere, 1853-Rome, 1932), Italian anarchist.

Sous ce titre, notre camarade Malatesta publiait en 1899 une brochure qui s’applique exactement à cette Monarchie espagnole dont Franco et ses complices se font aujourd’hui les défenseurs. Nous la traduisons non seulement comme document historique, mais afin que les jeunes camarades se rendent bien compte que la situation espagnole actuelle n’a pas un aspect entièrement nouveau, et que le problème de grouper toutes les forces antimonarchistes — aujourd’hui antifascistes — avait déjà été envisagé. Tous les raisonnements faits par Malatesta redeviennent d’actualité et la solution qu’il propose est dans ses grandes lignes celle adoptée par la C.N.T. et la F.A.I. sous la pression même des nécessités. A chacun d’en juger


La Monarchie de Savoie a complètement levé le masque dont elle se camouflait en représentant des intérêts et des aspirations populaires, elle foule aux pieds brutalement, ouvertement, ces fantômes de liberté qui avaient cependant coûté tant de souffrances et tant de sang à nos pères.

A i’atroce misère qui torturait déjà la masse du peuple travailleur, à la gêne croissante des classes moyennes, à la rapide décadence à laquelle une fiscalité absurde condamnait toutes les activités nationales, s’ajoute aujourd’hui la suppression violente de toute manifestation de vie civile ; — les actes arbitraires et les persécutions, qui ont caractérisé toute l’histoire du royaume, se sont développés en un système de tyrannie régulière, permanente, qui rappelle les époques les plus néfastes de la domination étrangère.

Comment sortir d’une telle situation qui, en se prolongeant, réduirait l’Italie à un tel état d’abjection qu’elle deviendrait incapable à jamais de remonter par sa propre force à la dignité de la vie civique ?

Désormais, on ne peut plus se faire d’illusion sur la possibilité d’un progrès pacifique.

Le Parlement, moyen légal par lequel la petite fraction du peuple admise à la vie politique devrait pouvoir, dans la présente Constitution, réaliser sa volonté, s’est révélé impuissant à garantir les intérêts, non pas du peuple, mais de la classe restreinte qu’il représente. Il est condamné à obéir au roi et à la camarilla royale ou à être congédié comme un serviteur impertinent.

Les plus timides, les plus anodines réformes sont considérées comme subversives et leurs défenseurs traités comme des malfaiteurs. Les lois fondamentales de la Constitution, lois faites dans l’intérêt exclusif de la classe dominante, sont violées, selon le bon plaisir du gouvernement, toutes les fois qu’elles ne se prêtent pas assez à ce que veut la réaction. Supprimés la liberté de la presse, la liberté de réunion, d’association, le droit de grève, supprimé tout moyen légal d’exprimer sa propre opinion, de faire valoir ses droits. Et sous ce régime, on continue à saigner le pays par des taxes disproportionnées à se forces, et à affamer le peuple pour entretenir policiers et soldats et enrichir une coterie de grands propriétaires et de politiciens ; on tarit par un système fiscal stupidement féroce les sources mêmes de la production.

N’est-il pas temps pour tous ceux qui ne sont pas complices et bénéficiaires de la tyrannie, d’examiner quelle ligne de conduite imposent les circonstances et d’aviser à ce qui est à faire s’ils ne veulent pas se résigner à l’horrible état de choses présent ?

Inutile d’insister longuement sur le système de gouvernement qui afflige l’Italie et sur les conditions où elle est réduite. Taxes écrasantes, régime douanier organisé pour favoriser certaines classes de privilégiés, sans souci du dommage causé à l’intérêt général et à la production nationale ; travaux publics inutiles exécutés pour enrichir les entrepreneurs ou pour favoriser les intérêts électoraux des députés vendus au gouvernement, alors que d’autre part les travaux qui importent le plus à la richesse et à la santé publique sont négligés ; armements formidables, politique fastueuse, alliances contraires aux sympathies et aux intérêts nationaux et imposées par l’intérêt dynastique… et tout cela brutal, sans mesure et sans prévision du lendemain.

Conséquences : premier rang dans la criminalité et l’inalfabétisme ; premier rang pour l’émigration déterminée par la misère ; salaires plus bas et prix plus élevés des choses nécessaires à la vie que dans tout autre pays civilisé ; production et commerce anémiques ; terres mal cultivées ou complètement incultes ; les trois quarts des communes sans eau potable, sans canalisations, sans écoles ; chômage, famine… famine sur des terres qui seraient parmi les plus fécondes du monde et pour un peuple renommé pour sa résistance au travail et, aussi, hélas! pour la modération de ses besoins !

Et si l’Italie a été réduite à un tel état quand le peuple disposait encore d’une certaine possibilité de contrôle, qu’adviendra-t-­il d’elle maintenant que le gouvernement ne reconnaît plus aucun frein ?

Certes, l’intérêt même du gouvernement et de la classe qui s’appuie sur lui devrait leur conseiller de s’arrêter sur une pente au bas de laquelle est la ruine pour tous. Mais il est dans le caractère des classes dominantes de s’obstiner d’autant plus dans l’erreur qu’elles sont plus menacées de ruine et le gouvernement italien ne fait pas mine de vouloir enfreindre cette règle. D’autre part, il faut reconnaître que la Monarchie italienne est maintenant si engagée dans la voie de la réaction qu’elle ne pourrait y reculer sans hâter sa chute, et il n’y a pas lieu d’espérer qu’elle veuille se suicider ou mourir sans avoir recours aux moyens extrêmes de défense. Il pourra se présenter encore des hauts et des bas dans le mouvement de réaction ; la conscience du péril et la traditionnelle fourberie de la Maison de Savoie pourront l’induire à tenter une fois encore de jeter la poudre aux yeux au peuple, mais il est cependant certain que désormais la Monarchie ne compte plus que sur le sabre et que c’est au sabre qu’en définitive elle confiera sa défense et celle de la classe solidarisée avec elle.

Il s’agit donc d’opposer la force à la force et l’insurrection populaire se présente de nouveau comme le moyen nécessaire pour abattre la tyrannie.

Mais il ne suffit pas de s’insurger, il faut vaincre.

L’histoire du règne est pleine de révoltes populaires. Depuis le début, c’est-­à­-dire depuis le moment où le peuple, appelé à appuyer, au nom de la liberté et du bien-être général, le mouvement national, vit ses conditions de vie empirer et la révolution être exploitée par une horde de spéculateurs avides, d’innombrables soulèvements montrèrent son mécontentement et sa conviction qu’il ne pouvait rien espérer sinon de la violence. Mais ce furent presque toujours de petites révoltes provoquées par la misère et par les abus de pouvoir des camorre locales appuyées par le gouvernement, elles ne visaient pas à des changements radicaux et généraux et furent facilement réprimées sans produire d’autres effets sensibles que des massacres et de féroces répressions de la part des autorités. Et même quand des mouvements plus généralisés et plus éclairés ont agité le pays, comme la préparation, l’entente, un objectif bien déterminé manquaient, le gouvernement en a eu facilement raison et en a tiré prétexte à de plus impitoyables réactions.

Donc, si l’on veut vaincre et non pas affronter inutilement de périodiques massacres, il faut que la préparation soit proportionnée aux forces que l’on doit combattre.


En Italie, comme partout, il y a divers partis qui, désirant tous le bien général, diffèrent cependant totalement les uns des autres tant sur les causes primordiales des maux sociaux que sur les remèdes pouvant y ­mettre fin.

Quelques_­uns croient à l’inviolabilité de la propriété individuelle légalement acquise et à la justice intrinsèque de la rente et de l’intérêt et considèrent comme possibles et désirables des institutions démocratiques ouvrant à tous l’accès à la propriété par le travail et l’épargne ; d’autres voient au contraire clans la propriété privée de la terre et des moyens de production la cause première de toutes les injustices et de toutes les misères.

Quelques-­uns croient que la Monarchie abolie, il faut attendre la transformation sociale de lois faites par les représentants du peuple élus au suffrage universel ; d’autres considèrent au contraire que tout gouvernement est nécessairement un instrument d’oppression au service d’une classe privilégiée et veulent que la constitution sociale soit l’œuvre directe des travailleurs librement associés.

Quelques-­uns croient à une harmonie d’intérêts entre propriétaires et prolétaires, d’autres sont convaincus d’un antagonisme irréductible entre les deux classes et de la nécessité que tous les membres de la classe propriétaire soient absorbés dans celle des travailleurs utiles. Et ainsi de suite.

Nous ne voulons pas ici examiner qui peut avoir raison et prendre parti pour l’une ou l’autre opinion. Ce que nous voulons établir, c’est que tous souffrent à cause du manque de liberté, que tous ont pour ennemi commun la Monarchie et qu’aucun des groupes ne pouvant l’abattre par ses seules forces, il est de l’intérêt commun de s’unir pour écarter cet obstacle qui empêche tout progrès, toute amélioration. Nous n’entendons pas proposer que les divers partis renoncent à leurs propres idées, à leurs propres espérances, à leur organisation autonome et se confondent en un seul parti et si nous proposions une telle chose nous ne serions certainement pas suivis, car les différences en présence sont trop importantes, trop fondamentales.

Ceux qui croient à la légitimité de la propriété privée et considèrent comme utile et nécessaire la constitution d’un gouvernement ne pourraient consentir à l’expropriation et à l’anarchie et, vice­-versa, les adversaires de la propriété et de l’étatisme se refuseraient à reconnaître les droits acquis des propriétaires et à se soumettre là un nouveau gouvernement.

Que chacun reste donc ce qu’il est et fasse de la propagande pour ses propres idées et pour son propre parti. Quelque grandes que soient les différences entre les divers partis, elles ne doivent pas les empêcher de s’unir pour un but déterminé quand il existe réellement un intérêt commun.

Et quel plus pressant intérêt que celui de conquérir les conditions essentielles de liberté sans lesquelles le peuple tombe dans l’abrutissement et devient incapable de réagir, les partis n’ayant d’ailleurs pas la possibilité de propager leurs idées ?

Devant la brutalité de certaines situations, toute discussion se trouve nécessairement interrompue, il faut agir.

Quand un homme est tombé à l’eau et se noie, on ne se met pas à discuter pour savoir comment il y est tombé et ce qu’il faut faire pour empêcher qu’il y tombe de nouveau, ce qui presse, c’est de le retirer et d’empêcher qu’il meure.

Quand un pays est envahi par une horde sauvage qui vilipende, dépouille, massacre les habitants, ce qu’il faut faire avant tout c’est de s’unir pour jeter dehors l’envahisseur quelque grands que soient les torts qu’une partie des citoyens puissent avoir envers d’autres, quelque différents que soient les intérêts des diverses classes, les aspirations des divers partis.

Et telle est aujourd’hui la situation de l’Italie : c’est celle d’un pays occupé militairement où, sauf la faction qui entoure le gouvernement et le soutient parce qu’elle en vit, tous les habitants, à quelque classe qu’ils appartiennent sont menacés et lésés dans leurs biens et dans leur liberté et soumis à la plus insupportable arrogance soldatesque.

Quel parti, ne pouvant abattre l’ennemi à lui seul, voudrait se condamner avec tout le peuple à la continuation indéfinie de l’esclavage actuel plutôt que de s’unir aux autres partis adversaires de la Monarchie pour trouver dans l’union la force de vaincre ?

Du reste, à celui qui croirait préférable de persévérer dans l’état présent plutôt que d’agir avec les autres partis, qui refuserait l’union par un sectarisme injustifiable révélant au fond un manque de confiance dans la bonté et dans le caractère pratique de son propre programme, à celui-là même la nécessité imposerait cette union sous peine de rester spectateur passif des événements et de trahir ainsi en fait ses propres idées, son propre parti.

Etant données les conditions d’Italie et de son gouvernement, il est certain que, un peu plus tôt, un peu plus tard, se produira un nouvel éclat de colère populaire qui serait encore étouffé dans le sang, si encore une fois on n’avait que des pierres à opposer aux fusils et aux canons. Les partis subversifs, pour peu qu’ils aient profité des expériences passées et qu’ils aient le sens de leur intérêt, se jetteront dans la mêlée et apporteront au peuple le secours de moyens et de plans antérieurement préparés Et si donc les différents partis révolutionnaires prennent part à la lutte, personne ne pourrait, même en le voulant, empêcher l’intervention des autres et les priver ainsi de leur part d’influence sur le développement futur de la révolution (part qui dépendra de leur collaboration à la victoire), est-ce que ce ne serait pas une très grande erreur au risque de se paralyser réciproquement pour le plus grand avantage de l’ennemi commun au lieu de chercher par une action concertée à s’assurer la victoire matérielle, condition nécessaire de toute transformation de l’ordre de choses actuel ?

Plus tard, si tous ont pour la liberté le respect qu’ils disent avoir et si à tous sont laissés le droit et les moyens de propager et d’expérimenter leurs propres idées, la liberté produira ce qu’elle peut produire et ce sont les méthodes et les institutions répondant le mieux aux conditions matérielles et morales du moment qui triompheront. Si non, la chute de la Monarchie sera toujours la suppression du pire ennemi — et la lutte recommencera, mais dans des conditions plus humaines et plus civiles.


Maintenant, il s’agit d’une question matérielle que se superpose avec toute la. brutalité de la force aux problèmes économiques et moraux dont le pays est tourmenté.

Le gouvernement a des soldats, des canons, des moyens rapides de communications et de transport ; il a toute une puissante organisation prête à l’œuvre de répression et il a déjà montré combien il est capable et désireux de l’employer.

Pour mettre fin à une agitation qui finalement se réduisait à des manifestations sans armes et à de petits soulèvements, que l’abolition d’un droit de douane ou quelque autre anodine concession aurait facilement calmée, le gouvernement, n’a pas hésité à massacrer les citoyens par centaines. Que ne seraient-elles pas capables de faire les brutes galonnées qui sont au service du roi si un danger sérieux les menaçait ?

Une ville qui s’insurgerait avec l’espoir que d’autres suivront son exemple serait probablement réduite à l’état de ruines avant qu’arrive ailleurs la nouvelle de sa révolte.

Une population qui voudrait manifester son mécontentement avec quelque énergie mais sans armes appropriées, serait étouffée dans le sang avant que le mouvement ait pu prendre son développement.

Il faut donc frapper de concert avec force et décision. Il faut que, avant que les autorités soient revenues de leur surprise, le peuple, ou pour parler plus exactement les groupes antérieurement organisés pour l’action, aient mis la main sur le plus grand nombre possible des chefs de l’armée et du gouvernement ; il faut que chaque groupe insurgé, chaque foule soulevée ne se sentent pas seuls et, encouragés, par l’espoir de la victoire, persistent dans la lutte et la poussent à l’extrême ; il faut que les soldats s’aperçoivent qu’ils sont en présence d’une vraie révolution et qu’ils soient tentés de déserter et de fraterniser avec le peuple avant que l’ivresse du sang les ait rendus féroces ; il faut que les nouvelles utiles soient rapidement propagées et que les mouvements des troupes soient entravés par tous les moyens ; il faut par des mouvements simulés attirer les troupes sur des points autres que ceux où l’on agira ; aux fusils à tir rapide et aux canons, il faut opposer bombes, mines, incendies ; il faut en somme aux moyens de guerre des ennemis, opposer des moyens de guerre ; à une répression décidée qui ne s’arrête devant aucun obstacle, une action plus décidée encore. Il s’agit de faire la guerre, il faut donc utiliser toutes les suggestions de la science de la guerre s’appliquant aux conditions d’un peuple insurgé qui doit se battre contre des troupes régulières fournies des armes les plus perfectionnées.

Mais tout cela ne s’improvise pas en un moment ; l’expérience en a fait la preuve. Les armes manquent au bon moment si elles n’ont pas été préparées d’avance et si l’on n’a pas envisagé de quelle manière s’en emparer par force et par surprise. L’accord pour la distribution des rôles, pour l’érection des barricades, pour mettre le feu où il faut, pour appliquer une sorte de plan de bataille, tout cela ne peut pas se faire instantanément quand déjà le combat est amorcé. La simultanéité de l’insurrection sur divers points ou tout au moins l’extension du mouvement assez rapide pour empêcher le gouvernement de concentrer les troupes et d’étouffer les uns après les autres les divers centres d’insurrection ne peut s’obtenir sans l’accord préalable de groupes d’action en étroite communication.

C’est ce travail de préparation pratique que nous invitons tous ceux qui sont ennemis de la Monarchie et qui sont décidés à en finir avec elle.

Que les hommes de bonne volonté se cherchent, et s’associent pour se préparer à l’insurrection. Les différentes initiatives se rencontreront, se fédéreront et ainsi se constituera la force nécessaire pour conduire à la victoire, le prochain mouvement populaire.

Le proche avenir dira, si nous avons eu tort en faisant fond sur l’énergie révolutionnaire du peuple italien.

Août 1899.

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