Article de Jean-Louis Soulié paru dans La Gueule ouverte, n° 210, 17 mai 1978, p. 9-10.
Objection de conscience, refus de l’impôt, boycott, renvois de livrets militaires… chaque semaine notre hebdomadaire contient des informations touchant de près ou de loin à ce qu’il est convenu d’appeler des actes de désobéissance civile.
Durant plusieurs mois, la rubrique « Non chef ! » a permis aux lecteurs-rédacteurs d’échanger un certain nombre d’expériences personnelles dont il fallait bien un jour établir le bilan.
Aujourd’hui – et probablement dans les semaines à venir car le sujet est vaste – nous ouvrons le dossier « Désobéissance civile » avec la certitude qu’un abondant courrier ne manquera pas de nous apporter propositions ou réserves …
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Ce premier volet est plutôt théorique et il surprendra peut-être ceux qui pensent, à juste titre, que la désobéissance civile, c’est d’abord du concret. Il nous a pourtant semblé nécessaire, pour ce sujet comme pour celui des écoles parallèles, d’amorcer une réflexion de fond, de façon à prendre de court un essoufflement qui ne manquerait pas, sans cette précaution, de se manifester.
Donner une définition de la désobéissance civile n’est pas chose aisée tant les actions se réclamant de ce concept sont multiples. On peut toutefois distinguer, à l’heure actuelle, deux approches.
La première tend à présenter les actes de désobéissance comme l’ultime façon de se faire entendre, sans violence, de l’opinion et des pouvoirs publics. Dans cette perspective, la désobéissance civile ne semble pas refuser tout pouvoir, quel qu’il soit, mais plutôt chercher un contrôle de celui-ci.
« Quand tous les moyens légaux sont épuisés, nous entrons légitimement et ouvertement dans l’illégalité. Cet acre de désobéissance civile est la respiration indispensable de toute démocratie » devait dire, il y a peu, l’un des participants à une table ronde organisée par notre hebdomadaire.
Morale, cette approche l’est sans doute dans la mesure où elle se réclame d’un certain nombre de valeurs qui privilégient l’homme. Surtout si celui-ci, en s’opposant à la loi, revendique une liberté fondamentale.
Par ailleurs, il y a une dimension « civique » dans cette reprise en main, d’un pouvoir que l’on avait abandonné, ou délégué.
« La démocratie est-elle fondée sur des citoyens obéissants ou sur des hommes responsables » se plait à dire François Roux, avocat à Lunel et défenseur de nombreux objecteurs de conscience. La remarque est juste, mais l’implication personnelle, risque de devenir alors un axe essentiel (sinon privilégié) du combat, même si, et c’est le plus souvent le cas, l’action de désobéissance est organisée de façon collective.
Un pourrissement « à la base »
La seconde approche, si elle recouvre partiellement la première, la dépasse et lui permet de s’ouvrir sur des perspectives politiques intéressantes.
Il apparaît de plus en plus évident que le problème auquel nous avons actuellement à faire face est celui du renforcement de l’Etat. Dans une société qui s’organise par la manipulation de l’Etat, la société civile, c’est à dire ce qui échappe au contrôle direct immédiatement (ou médiatement) répressif, disparaît peu à peu.
La désobéissance civile devient alors la désobéissance à ce pouvoir d’Etat. Elle s’organise pour un combat politique, en utilisant une stratégie qui, abandonnant le dogme léniniste de la prise du, pouvoir central, semble être de pourrissement à la base. On fait en sorte que l’Etat, privé de ses racines, entre en déliquescence.
« Qui peut encore croire, aujourd’hui, au grand soir ? » me disait, il y a peu, un « autonome » parisien. Et c’est vrai qu’ils ont cessé d’apparaître comme des recours ces partis, même « révolutionnaires », dont le but est, finalement, de diriger en gouvernant. Quel changement radical pouvons nous attendre d’eux?
N’est-il pas, en d’autres termes, illusoire de croire qu’il est possible aux révolutionnaires dé conquérir l’appareil de l’Etat ? Et si cela était, que pourraient-ils en faire ? L’histoire est têtue et peu rassurante à cet égard. Le développement de nouveaux espaces de liberté, dans le tissu social, dans ce qu’il reste de la société civile, devient dès lors primordial.
Vote, terrorisme… ou désobéissance collective
Des trois moyens dont nous disposons (les élections, la violence terroriste ou la désobéissance), un seul peut nous permettre de favoriser un tel développement.
Du vote, nous n’attendons plus rien … et ce depuis bien longtemps. Il est rigoureusement impossible d’arriver à des transformations en profondeur par le biais des élections.
Le terrorisme, quant à lui, accentue encore davantage le processus de dépossession, au profit de l’Etat, de ce qui est politique. Il ne peut par conséquent, nullement être considéré comme un moyen « autre » de déstabilisation. « Nous faisons la guerre à l’Etat » disent les Brigades Rouges … Et c’est bien de cela qu’il s’agit : d’un affrontement de contre-Etat à Etat, la « raison d’Etat » de l’un n’ayant rien à envier à celle de l’autre.
Ni le groupe Baader-Meinhof, ni les Brigades Rouges ne sont parvenus à déstabiliser l’Etat. Bien au contraire, elles l’ont renforcé.
Compte tenu du fait que les situations politiques en Allemagne et en Italie sont radicalement différentes, c’est un échec dont il faut savoir tirer les conséquences.
Je serais tenté d’écrire : reste donc la désobéissance civile, mais ce n’est pas si simple.
Montesquieu est mort
Pour vivre, tout simplement vivre, nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, sont amenés à entrer dans l’illégalité. C’est une constatation. Seulement il en va de la désobéissance comme du reste, elle peut être récupérée et canalisée par le pouvoir et c’est donc à ce niveau que la réflexion doit être portée.
Si l’Etat attend des citoyens une obéissance quasi absolue, il sait employer les moyens qu’il faut pour faire ressentir cette obéissance comme nécessaire.
La justification est l’une des bases de la légitimité et c’est pour cela que sont lancées les campagnes tournant autour du thème de la « sécurité ». Il ne nous faut jamais oublier le conditionnement exercé par les médias ; car c’est ce conditionnement qui, de plus en plus, permet de convaincre de la justesse de telle politique et non pas de telle autre.
Face à cette situation quelles sont les possibilités réelles de désobéissance?
La justice, que les objecteurs de conscience et autres « délinquants » utilisent pour faire passer leurs idées, peut encore être un lieu d’interpellation, mais il serait naïf de croire que les magistrats ont le pouvoir de recréer une situation qui soit de contrepoids à la puissance de I’Etat moderne. L’affaire Croissant est de ce point de vue exemplaire. Symbole du « terroriste » désigné par l’Etat allemand, la façon même dont on l’incarcère, dont on l’isole des autres détenus, dont on lui interdit toute communication, suffit à établir la « preuve » qu’il est dangereux et qu’il doit être condamné comme tel. L’opinion publique est complètement manipulée. Jamais le principe de la séparation des pouvoirs n’a été aussi ostensiblement bafoué. Oui, décidément, Montesquieu est bien mort : mort et enterré.
Eviter la marginalisation
Si la justice n’est pas indépendante de l’exécutif, surtout lorsqu’il s’agit d’affaires à caractère politique, ne faut-il pas dès lors s’interroger sur cette phase répressive que l’on a peut être un peu trop tendance encore à considérer comme une sorte de tremplin nécessaire pour exprimer la lutte ?
Certes, la tribune que peut constituer une salle d’audience permet momentanément de forcer les médias à sortir de leur silence, mais cela est-il suffisant ? Offrons nous l’image, à ceux que nous voulons toucher, de gens qui peuvent leur permettre d’imaginer une société vivable pour demain ?
Ne sommes nous pas plutôt entrain de faire de l’acte de désobéissance quelque chose comme une fin en soi, une sorte de nouvelle institution pour marginaux, sans aucune perspective pour modifier les structures étatiques ? Quand on voit la puissance des Etats, on ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment que devient dérisoire le renvoi d’un livret militaire ou l’autoréduction de 15% sur une facture d’électricité. Pourtant ces gestes peuvent être gros de quelque chose de très important. Alors ?
Alors je me demande si ce n’est pas une fois encore vers le Larzac qu’il nous faut tourner nos regards pour imaginer toute une série de luttes nouvelles qui aient quelques chances d’opposer une force politique cohérente à l’Etat. En y regardant de plus près, il est aisé de se rendre compte que les paysans du Causse ne se sont pas contentés de pratiquer la désobéissance civile. La sensibilisation de l’opinion, l’information (par des méthodes souvent humoristiques), la prise à partie de l’Etat … ont constitué l’essentiel de leur lutte.
On le voit, il ne s’agit là ni de terrorisme qui fait peur, ni d’une désobéissance qui devient une fin en soi et ne débouche finalement que sur des actions très minoritaires.
Jean-Louis Soulié