Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 652, 25 octobre 1924
Je ne parlerai point de la manière dont peut être combattue et abattue la tyrannie qui opprime actuellement le peuple italien. Ici nous nous proposons de faire simplement œuvre de clarification des idées et de préparation morale en vue d’un avenir, proche ou lointain, car il ne nous est pas possible de faire autre chose. Du reste, lors même que nous croirions le moment venu d’une action plus effective… nous en parlerions encore moins.
Je m’occuperai donc seulement, et de façon hypothétique, du lendemain d’une insurrection victorieuse et des méthodes de violence que d’aucuns voudraient adopter pour « faire justice » et que d’autres croient nécessaires pour défendre la dévolution contre les embûches des ennemis.
Mettons de côté « la justice », conception trop relative et qui a toujours servi de prétexte à toutes les oppressions, à toutes les injustices et qui souvent ne signifie que vengeance. La haine et le désir de vengeance sont des sentiments indomptables que l’oppression naturellement réveille et alimente ; mais s’ils peuvent représenter une force utile à secouer le joug, ils deviennent une force négative quand il s’agit de substituer à l’oppression non pas une nouvelle oppression, mais la liberté et la fraternité entre les hommes. C’est pourquoi nous devons nous efforcer de susciter ces sentiments supérieurs qui poussent l’énergie vers l’amour fervent du bien, tout en nous gardant de briser l’impulsion faite de facteurs bons et mauvais et si nécessaire pour vaincre. Laissons la masse agir comme la passion la pousse, si pour mieux la conduire il fallait lui mettre un frein qui se traduirait par une nouvelle tyrannie — mais rappelons-nous toujours que, nous anarchistes, nous ne pouvons être ni des vengeurs ni des « justiciers ». Nous voulons être des libérateurs et nous devons agir comme tels par la parole et par l’exemple.
Occupons-nous de la question la plus importante, qui est en outre la seule chose sérieuse mise en avant, sur ce sujet, par mes critiques : la défense de la Révolution.
Il y a encore de nombreux camarades qui sont fascinés par l’idée de la « terreur ». Il leur semble que guillotine, fusillades, massacres, déportations, galère (« potence et galère », me disait récemment un communiste des plus notoires) soient armes puissantes et indispensables de la Révolution, et ils trouvent que si tant de Révolutions ont été défaites ou n’ont pas donné le résultat qu’on en attendait, ce fut à cause de la bonté, de la « faiblesse » des révolutionnaires, qui n’ont pas persécuté, réprimé, massacré suffisamment.
C’est un préjugé courant dans certains milieux révolutionnaires qui tire son origine de la rhétorique et des falsifications historiques des apologistes de la Grande Révolution française, et qui a été renforcé dans ces dernières années par la propagande des bolchevistes. Mais la vérité est justement l’opposé : la terreur a toujours été un instrument de tyrannie. En France, elle servit l’aveugle tyrannie de Robespierre et prépara la voie à Napoléon et à la réaction qui s’ensuivit. En Russie, elle a persécuté et tué anarchistes et socialistes, elle a massacré ouvriers et paysans rebelles, et a brisé en somme l’élan d’une révolution qui pouvait vraiment ouvrir à la civilisation une ère nouvelle.
Ceux qui croient à l’efficacité révolutionnaire, libératrice, de la répression et delà férocité, ont la même mentalité rétrograde que les juristes qui croient pouvoir éviter le délit et moraliser le monde au moyen de peines sévères.
La terreur, comme la guerre, réveille les sauvages sentiments ataviques encore mal couverts d’un vernis de civilisation, et porte aux premiers rangs les pires éléments de la population. Et plutôt que de servir à défendre la révolution, elle sert à la discréditer, à la rendre odieuse aux masses et, après une période de luttes féroces, conduit nécessairement à ce qu’on appellerait aujourd’hui la «normalisation», c’est-à-dire à légaliser et à perpétuer la tyrannie. Que la victoire soit d’un côté ou de l’autre, on en arrive toujours à la constitution d’un gouvernement fort, qui assure aux uns la paix aux dépens de la liberté, et aux autres la domination sans trop de dangers.
Je sais bien que les anarchistes terroristes — les rares de cette espèce — repoussent toute terreur organisée, exercée sur l’ordre d’un gouvernement par des agents officiels, et voudraient que ce fût la masse qui directement mit à mort ses ennemis. Mais cela ne ferait qu’empirer la situation. La terreur peut plaire aux fanatiques, mais elle convient surtout aux vrais malfaiteurs avides d’argent et de sang. Et il ne faut pas idéaliser la masse et se la figurer composée toute entière d’hommes simples, qui peuvent bien commettre des excès, mais qui sont toujours animés de bonnes intentions. Les sbires et les fascistes servent les bourgeois, mais il sortent du sein de la masse !
Le fascisme a accueilli de nombreux délinquants, et ainsi a-t-il, jusqu’à un certain point, purifié préventivement le milieu dans lequel se déroulera la révolution ; mais il ne faut pas croire que tous les Dumini et tous les Cesarino Rossi soient des fascistes. Il y a parmi ceux qui, pour une raison quelconque, n’ont pas voulu ou n’ont pas pu devenir fascistes des individus disposés à faire au nom de la « révolution » ce que les fascistes font au nom de la « patrie ». Et d’autre part, comme les forbans, souteneurs de tous les régimes, ont toujours été prêts à se mettre au service des nouveaux régimes et à en devenir les plus zélés instruments, ainsi les fascistes d’aujourd’hui se hâteront-ils demain à se déclarer anarchistes ou communistes ou tout ce que l’on voudra, pourvu qu’ils puissent continuer à faire les tyrans et à assouvir leurs instincts malfaisants. Et s’ils ne le peuvent pas dans leurs propres pays parce que trop connus et compromis, ils iront faire les révolutionnaires ailleurs et chercheront à arriver en se montrant plus violents, plus énergiques que les autres, et en traitant de modérés, de couards, de « pompiers », de contre-révolutionnaires, ceux qui conçoivent la révolution comme une grande œuvre de bonté et d’amour.
Certainement, il faudra défendre et développer la révolution avec une logique inexorable ; mais on ne doit pas et on ne peut pas la défendre par des moyens qui contredisent ses fins.
Le grand moyen de défense de la révolution réside toujours dans le fait d’enlever aux bourgeois les moyens économiques de domination, d’armer tous les hommes — tant qu’on ne peut pas les persuader tous à jeter les armes comme des jouets inutiles et dangereux — et d’intéresser à la victoire toute la grande masse de la population.
Si pour vaincre on devait dresser la guillotine sur les places, je préfèrerais être vaincu.
Errico Malatesta.
(Traduit de Penserio e Volontà)