Article de Daniel Guérin paru dans La Révolution prolétarienne, n° 106, 15 juin 1930, p. 7-8
La grande presse bourgeoise a annoncé en termes dithyrambiques que la France venait enfin (il est temps !) de doter la Syrie d’une constitution. Et les larbins du journalisme de discourir sur cette « mesure aussi sage que libérale, et dont il y a tout lieu d’espérer qu’elle aura pour conséquence l’apaisement complet des esprits. »
Impossible de mentir d’une façon plus cynique et plus effrontée.
La première Assemblée constituante
Rappelons en quelques mots les faits :
On désigne sous le nom de Syrie un ensemble de territoires placés sous mandat français, dont les deux principaux sont la petite République Libanaise, en majorité chrétienne, et le beaucoup plus vaste Etat de Syrie, musulman. La République Libanaise est dotée d’une constitution depuis 1926 ; ce n’est donc pas d’elle qu’il s’agit aujourd’hui, mais de l’Etat de Syrie dont la capitale est Damas. Néanmoins, les larbins en mal de copie, ont cru bon d’aller interroger un Libanais chrétien, donc ennemi héréditaire de l’Islam, le Docteur Samné, sur la constitution de l’Etat musulman ; et, tout naturellement, celui-ci a déclaré que cette constitution ferait le bonheur d’un peuple au nom duquel il n’a nulle qualité pour parler, mais plutôt mille raisons pour se taire.
L’Etat musulman de Syrie n’a jamais accepté la domination française. La France s’y est installée, non pas en 1918 et pacifiquement comme au Liban, où une partie de la population l’avait conviée, mais en 1920, par la force des armes, à la suite de la défaite de l’Emir Fayçal, souverain de Damas, devant les troupes du général Gouraud. Jamais la France n’a réussi à se faire accepter ; et, en 1925, la révolte éclatait. Après une longue et terrible guerre, le mouvement fut réprimé ; depuis, la Syrie, vaincue mais non domptée, pansait ses blessures, subissant en silence un joug politique aussi arbitraire que mal défini.
Impossible pourtant de vivre toujours dans le régime du provisoire : aussi les autorités françaises tentèrent-elles de se concilier leurs adversaires ; le 9 juin 1928, elles présidaient à Damas à l’ouverture des travaux d’une Assemblée constituante élue. Mais bien vite les dominateurs devaient s’apercevoir que les Syriens ne céderaient pas : le 30 juillet, l’Assemblée promulguait une constitution empreinte du plus pur esprit d’indépendance, réclamait pour le chef de l’Etat le droit de négocier et de signer les traités, de nommer les représentants de la Syrie à l’étranger, d’exercer le droit de grâce et d’amnistie. De pareilles clauses ne pouvaient, évidemment, être admises par l’impérialisme français qui, brutalement, suspendait, le 10 août, les élus du peuple, et, en février 1929, ajournait sine die la Constituante.
Depuis cette date, le règne du provisoire s’était perpétué, dominateurs et dominés restant sur leurs positions.
Constitution bâtarde et hypocrite
Or, voici que, le 22 mai, le haut-commissaire, M. Ponsot, sans convoquer à nouveau les représentants de la nation syrienne, après avoir cependant affirmé (15 février 1928) que la Syrie élaborerait « en pleine indépendance » son statut définitif, vient de promulguer, de par sa seule volonté, une constitution bâtarde et hypocrite, calquée sur celle préparée par la Constituante, mais de laquelle ont été éliminés tous les paragraphes ayant trait à l’indépendance nationale syrienne. « Vous êtes libres et maîtres chez vous, proclame-t-on aux Syriens… sauf en ce qui concerne quelques détails comme le maintien de l’ordre, de la sécurité, la défense du pays et les relations extérieures. » « C’est là, déclare ce pince-sans-rire de Temps, un fait d’une grande importance qui prouve avec quelle conscience (sic) la France remplit le mandat qui lui a été confié sur ces contrées. »
Pas plus qu’hier, la question syrienne n’est résolue. En vain tente-t-on de faire croire à l’opinion française que cette comédie ramènera la paix dans les esprits. Les Syriens, une fois de plus, ne seront pas dupes. En vain annonce-t-on de nouvelles élections pour une date indéterminée et espère-t-on, par les pressions politiques les moins avouables, par l’argent du contribuable français répandu à flot, obtenir, cette fois, une Assemblée plus docile. Lourde erreur ! Les populations syriennes poursuivront leur campagne de revendication ardente, tant qu’elles n’auront pas obtenu, d’une part l’indépendance de leur pays, son admission à la Société des Nations et la suppression du mandat qui serait remplacé par un traité avec la France, d’autre part l’unité syrienne.
Le partage de la Syrie
Il convient ici de donner quelques explications complémentaires. Nos gouvernants, si leurs mobiles avaient été sincères, auraient, en 1920, limité le mandat à cette bande de territoire baignée par la Méditerranée que l’on nommait, jadis, le « Mont-Liban ». Il y a là, en effet, une minorité chrétienne qui depuis longtemps, parle le français, est imprégnée de la culture française et semble avoir désiré, ou tout au moins accepté l’installation de la France. Mais les visées de nos impérialistes étaient plus ambitieuses. Entrés par la force dans la Syrie de l’intérieur, il leur fallait, suivant la vieille tactique, diviser pour régner. Et pour rétablir la balance entre musulmans et chrétiens, ils imaginèrent de créer de toutes pièces une « République Libanaise » aux dépens de la Syrie musulmane à laquelle on arrachait de riches provinces et dont on annexait d’importants éléments de sa population. En outre, on trouvait moyen de détacher de ce malheureux pays trois autres territoires auxquels on accordait l’autonomie, le Sandjak d’Alexandrette, le Djebel Druze et l’Etat des Alaouites. C’est donc à juste titre que les Syriens réclament aujourd’hui avec opiniâtreté l’abolition de cet odieux partage et qu’ils font de l’unité syrienne la principale de leurs revendications nationales.
Mais l’impérialisme français, une fois de plus, s’est fourvoyé. Il est dans une impasse. Par la voix de son haut-commissaire, il s’est engagé solennellement à garantir à la République Libanaise ses frontières. Et, quand bien même il donnerait satisfaction à toutes les revendications politiques des nationalistes syriens, quand bien même il ferait admettre la Syrie dans la S. D. N. comme Etat libre, il n’en reste pas moins qu’il lui sera toujours impossible, à moins de renier la parole donnée, de réviser le statut territorial des pays sous mandat. Et le conflit en suspens avec les musulmans de Damas, loin de s’apaiser, risque de s’envenimer de plus en plus, jusqu’à de nouvelles révoltes et de nouveaux massacres.
Cherchez le pétrole !
La vérité est que la France ne s’accroche en Syrie que mûe par le mobile le plus puissant de ce siècle, celui qui suscite et autorise tous les brigandages : la mystique du pétrole. Elle tiendra aux Syriens le langage le plus hypocritement conciliant,elle sera disposée à toutes les concessions de forme ; mais elle refusera catégoriquement toute disposition qui mettrait en péril sa souveraineté sur un territoire que peut traverser le futur pipe-line.
On sait, en effet, que 23,75 % des pétroles de Mossoul (ville irakienne sous mandat britannique), seront attribués à la France, et que celle-ci s’efforce actuellement d’obtenir que la conduite d’évacuation du précieux liquide vers la Méditerranée, aboutisse à un port syrien (tracé plus direct et plus économique) au lieu de se diriger vers la Palestine, pays lui aussi sous mandat anglais. Mais le pétrole de Mossoul ne jaillira pas aussi rapidement qu’on veut bien se l’imaginer. Les requins anglo-américains qui détiennent la majeure partie du gisement ont intérêt, par suite de la surproduction mondiale, à en retarder le plus possible l’exploitation.
D’autre part, il est à présumer qu’ils réussiront en fin de compte à détourner le pipe-line du territoire syrien.
Enfin, ce n’est pas la « nation française » qui, le jour venu profiterait de ces fameux pétroles de Mossoul, mais les gros financiers de la « Compagnie Française des Pétroles », — avec, en tête, le Mercier de la « rationalisation », — en faveur desquels l’Etat a accepté, de la façon la plus scandaleuse, de se déposséder de tous ses droits. Il apparaît donc que le maintien de l’occupation française en Syrie, qui a déjà coûté tant de millions et de sang humain, qui réserve de nouvelles révoltes, sans compter les complications internationales dues aux convoitises italiennes, est un nouveau crime ajouté par le capitalisme à une série déjà longue, — et déjà rouge.
Daniel GUERIN.