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Kostas Axelos : Adorno et l’école de Francfort

Article de Kostas Axelos suivi de « Fragments » parus dans Arguments, n° 14, 2e trimestre 1959, p. 20-25

En ces temps où « la » pensée se fait rare, ses sous-produits inondant le marché mondial de la production et de la consommation des biens culturels, il faut savoir reconnaître et saluer un penseur lorsqu’on le rencontre. Theodor Wiesengrund Adorno n’est pas un grand penseur, un fondateur ; il a néanmoins le mérite d’essayer de penser, aujourd’hui même, où l’effort de penser se trouve écrasé par l’anodine, accablante et multicolore érudition académique et par les segmentations technicistes, quand il n’est pas pris, ailleurs, dans l’engrenage des rotatives du journalisme énervé et superficiel ou quand il ne succombe pas sous la vague de platitude et de vulgarisation qui déferle de tous côtés.

Le grand public ne connait guère ce type de pensée qui ne secoue pas le monde et ne parvient pas à se vendre. Il n’a que faire d’elle. Peut-être connait-on la collaboration d ‘Adorno aux travaux préparatoires de Doktor Faustus, qui lui valut d’être évoqué par Thomas Mann en quelques pages du journal du roman : Die Enstehung des Doktor Faustus. Roman eines Romans. En France, particulièrement, Adorno reste pratiquement inconnu (1).

Adorno se situe dans la postérité de Hegel et dans l’actualité néo-marxiste. Hegel et Marx dominent la pensée qui leur succède, même quand elle s’efforce de les contredire, et parvient à se frayer de nouvelles percées, à jeter des bases nouvelles. Kierkegaard, (Schopenhauer), Nietzsche, Husserl et Heidegger, pour ne pas parler de Bergson et de Sartre, ne réussissent pas à briser le cercle de la totalité qui les contient – cercle dialectique, magique, infernal et vicieux. Heidegger a le mérite de le reconnaître. « Les mouvements qui s’opposent à cette métaphysique, écrit-il, lui appartiennent Depuis la mort de Hegel (1831), tout n’est que contre-mouvement, non pas seulement en Allemagne, mais en Europe » (2). Pourtant, le besoin d’une pensée neuve, pour laquelle Nietzsche et Heidegger offrirent leur contribution, se fait durement sentir (chez qui ?). Cette pensée neuve serait d’hier, d’aujourd’hui et de demain, sans être historiciste, actuelle ou futuriste ; elle serait élaborée pour se déployer dans le jeu du monde, avant de se banaliser, et non pas pour être consommée sur place, esclave du succès.

Entre 1920 et 1933, la constellation semblait favorable à l’approfondissement du travail de la pensée. L’ensemble des écrits de Nietzsche qu’on a appelé Volonté de puissance soulève des discussions. Kierkegaard est traduit. On édite les inédits du jeune Marx. Freud et Husserl publient leurs œuvres capitales. Des tentatives se font jour, Wilhelm Reich, par exemple, pour relier marxisme et psychanalyse (3). Lukàcs et Korsch publient la même année les contributions les plus importantes au marxisme philosophique. Spengler lance le Déclin de l’Occident. En 1927, paraît L’être et le temps, de Heidegger. Sans parler de ce qui est accompli dans les mêmes années par la poésie et le roman, la peinture et les sciences physico-mathématiques. Puis, se déchaînaient stalinisme et nazisme dans toute leur violence, tandis que dans le monde dit libre sciences et ratiocinations petites-bourgeoises s’enfonçaient à cœur joie dans une médiocrité qui se voulait démocratique, allant de pair avec la gratuité littéraire. Sans doute, les penseurs qui précédèrent la tyrannie et l’installation dans la grisaille de l’insignifiance, même les plus exigeants, ne sont pas parvenus à voir en profondeur quelle espèce de dialogue relie l’empirique et le métaphysique, autrement dit, ils restèrent en panne sur la voie du dépassement du dualisme, de l’idéalisme, de la métaphysique. Ils ne cessaient de sacrifier à la puissance au nom de laquelle s’opérerait le dépassement, négligeant trop la puissance adverse et complémentaire ; car ce n’est pas au nom de la praxis (marxisme) ou du logos (phénoménologie), de la volonté de puissance (Nietzsche) ou de l’existence (Kierkegaard et existentialisme), de l’être sacré (Heidegger) ou de l’expérience concrète (positivismes de tout acabit) que la crise du monde moderne se laisse conjurer. L’effroyable misère de la vie quotidienne et concrète – misère dans la pauvreté et dans le confort -, le philistinisme dans lequel nous baignons ne se laissent pas si aisément dépasser : ni en pensée, ni en action.

Adorno prend la parole après le silence du Lukàcs d’Histoire et conscience de classe (1923) (4) et après le silence qui couvre la tentative de Karl Korsch axée sur le problème Marxisme et Philosophie (1923). Max Horkheimer (5), le professeur d’Adorno, Adorno, Walter Benjamin (6), Herbert Marcuse (7), Erich Fromm (8) constituent l' »Ecole de Francfort », groupée autour de l’Institut de Recherches Sociales et de sa publication Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung (où Korsch avait publié son étude et Lukàcs deux essais sur Moses Hess et sur Lassalle). En 1932 Max Horkheimer prend la direction de l’Institut et de la Zeitschrift für Soziaforschung qui remplaça l’Archiv. L’Ecole de Francfort se consolidait. – La victoire du nazisme obligea l’équipe à se réfugier à l’étranger.

Jusqu’à un certain moment, les travaux de l’équipe paraissaient toujours dans sa revue, publiée en France, chez Alcan ; elle fit aussi paraître un volume d’études : Autorité et Famille. Pendant la seconde guerre, le groupe s’installa aux Etats-Unis, poursuivant son activité, et Adorno collabora à l’ouvrage collectif : La personnalité autoritaire (9). Walter Benjamin s’était donné la mort en 1940.

Horkheimer et Adorno retournèrent après la guerre à Francfort et reconstituèrent l’Institut de Recherches sociales. Marcuse et Fromm (qui avait, entre temps, pris des distances par rapport à l’équipe) restèrent aux Etats-Unis. L’Institut de Francfort essaie d’associer aussi étroitement que possible les recherches théoriques et les enquêtes empiriques, évitant le sectarisme politique et le dogmatisme, soucieux de ne pas succomber au positivisme. Évite-t-il, pour autant, le sociologisme ? Il est vraiment regrettable qu’il ne parvienne pas à entrer en dialogue avec l’autre centre de recherches, philosophiques cette fois, l' »Ecole de Fribourg » (qui va de Husserl à Heidegger et à Eugen Fink (10), ni avec ce qui se fait en Allemagne orientale (autour d’Ernst Bloch). Il faut déplorer aussi que la France, de la droite, du centre et de la gauche, se cloître dans son refus de toutes ces recherches, ignorance et fermeture dues à diverses raisons. L’Université et les cercles de tous diamètres, les revues et les journaux ont ici d’autres chats à fouetter (lesquels?). Tout doit être bien estompé de ce côté du Rhin et s’ordonner comme un jardin à la française. Malheur à qui marche sur les pelouses.

Adorno se meut dans le monde de la totalité brisée. « Le tout est le non-vrai », écrit-il, « contredisant » Hegel. Il est adversaire de la totalité, peut-être parce qu’il l’identifie avec le totalitarisme. Émigré de l’extérieur et de l’intérieur, il ne cesse de dénoncer les régimes totalitaires. Seule pourtant la totalité ouverte et multidimensionnelle, la totalité de la non-totalité, est et reste le tombeau de tout totalitarisme politique et technocratique. Perdant de vue la « totalité », toute lutte anti-totalitaire se perd dans l’idéologie ou dans l’activisme vide et plat. Car, quoique brisée et disloquée, invisible et hautement problématique, la totalité de l’être en devenir du monde, ne constitue-t-elle, même d’une manière non-constitutive, le suprême horizon ? Et ce qu’on appelle trop vite erreur, n’est-ce pas l’autre visage de la même vérité ? L’effort d’Adorno vise, certes, la prise de conscience des mutilations. Cet effort, il ne se déploie maintenant ni pour sauver la masse de l’humanité aliénée (Marx), ni pour remédier à l’angoisse de l’individu isolé (Kierkegaard) ; il ne fait pas appel à la conscience non-réifiée d’une classe (Lukàcs); à qui s’adresse-t-il ? Nietzsche l’avait déjà dit : « à tous et à personne ».

Dans la brèche, éprouvant à sa manière la vision nietzschéenne du nihilisme, Adorno maintient la lutte : contre les formes et les forces de la réification et contre les idoles et les puissances de l’idéologie. Il est cependant difficile de saisir ces deux excroissances à leur vraie racine (unitaire), qui se cache. Adorno joint à la préoccupation qui concerne l’histoire mondiale, l’élucidation des problèmes de la vie quotidienne. En ce sens, il dépasse les vulgaires ou savantes sociologies de la culture (mot pompeux, jamais suffisamment fondé et employé par tous ceux qui se trouvent pris dans l’engrenage des affaires culturelles). Mais parlent-ils au moins de la vie, lui, ses amis et les autres, avec le maximum de sincérité ? Toutes les réflexions critiques et toutes les théories analytiques – ennemies de la spéculation qu’elles nomment abstraite – portent-elles jamais jusqu’au langage ces aspects du « concret » sur lesquels tout le monde se tait ? On parle beaucoup de la sexualité et de l’amour, du couple et de la famille. En voilant cependant les vrais conflits. Dit-on jamais, par exemple, sans faire trop de littérature ou d’analyses scientifiques, au niveau de la vie personnelle et quotidienne, ce qui se passe en lui et autour de lui, quand un « je » couche avec la femme d’un ami ou l’autre avec sa femme ? Dit-on jamais, ce qu’on se dit – et surtout : ce qu’on ne dit pas, et pourquoi ?

Adorno, sans atteindre cette radicalité, essaie de ne pas séparer le social du psychologique, le lyrique et le musical du banal et du prosaïque. Sans doute n’échappe-t-il pas à ce qui pèse sur tout « épigone » ; il étudie et il critique Hegel et Husserl, il dissèque les phénomènes sociaux, il s’attache et il s’attaque aux dissonances de la musique et du monde, il écrit des Minima moralia. Mieux vaut semble-t-il avoir une pensée épigonale que de ne pas avoir de pensée du tout. Hegel avait pourtant dit, avec plus de profondeur que d’humour, qu’une chaussette trouée vaux mieux qu’une chaussette raccommodée, parce qu’elle ne cesse de comporter sa plaie et son ouverture.

Pensée et langage sont indissolublement liés. A chaque style de pensée correspond un langage. Rien d’étonnant de trouver chez Adorno styliste un langage caractéristique : fragmenté, brisé, subtil plus qu’élégant, revenant au même point, le quittant, rejoignant un autre, sans faire halte, sans parvenir à un résultat final. Plus que de l’essai, son écriture relève de l’aphorisme. Mais déjà Pascal, Novalis, Nietzsche – pour laisser Héraclite reposer en paix – savaient parler ce langage et avaient dit des choses graves et grandes dans leur quête de la totalité fragmentée.

La tristesse d’Adorno, dans cette vie du monde ébranlée, sa sensibilité à l’étrangeté, – sensibilité particulièrement aiguë chez tous ceux qui ne s’identifient pas avec une classe, une race, une nation, une confession, une organisation, une idéologie, – le poussent vers l’attente d’un bonheur futur. Demain commencera à réaliser l’utopie. Ne pouvons-nous donc pas nous passer des lendemains qui chantent ? Tout ce qui est, est dans le temps, apparaît dans l’horizon du monde et disparaît dans le devenir. La nostalgie d’un paradis perdu et l’utopie eschatologique sont-elles impérissables ?

Ce serait pourtant la tâche d’une pensée ouverte à l’avenir, et allant toujours de l’avant, de parler du devenir, sans rires et sans pleurs, attentive au monde global de l’être, le global ne se réduisant pas à ce qui se passe empiriquement, dans la succession des instants, sur notre petit globe. Et cette pensée ne pourrait être « mondiale » ou planétaire que si elle osait mettre en question « la » vérité du monde, scrutant le rythme de son errance fondamentale, qui embrasse toutes les erreurs particulières. Une telle pensée, même au temps des fusées interplanétaires et dans ce monde de bruit et de fureur, avancerait « à pas de colombe ».

Kostas AXELOS.


(1) Adorno fait sa thèse de doctorat sur Husserl, à Francfort, en 1924. En 1933, il publie Kierkegaard ; Konstruktion der Aesthetischen. Ouvrages philosophiques et sociologiques récents : Minima Moralia (1951). Prismen ; Kulturkritik und Gesellschaft (1955). Zur Metakritik der Erkenntnistheorie, Studien über Husserl und die phœnomenologischen Antinomien (1956). Aspekte der Hegelschen Philosophie (1957). Ouvrages musicologiques : Philosophie der neuen Musik (1949). Versuch über Wagner (1952). Dissonanzen ; Musik in der verwalteten Weit (1956).

(2) Essais et Conférences, Gallimard, 1958, p. 87 (je modifie la traduction de Préau). Cf. aussi Heidegger, Le principe d’identité (Arguments, n° 7, 1958).

(3) La crise sexuelle ; critique de la réforme sexuelle bourgeoise. Suivi de Matérialisme dialectique et psychanalyse. Ed. sociales internationales, Paris, 1934. La fonction de l’orgasme. L’Arche, Paris, 1952.

(4) Cf. les trois chapitres traduits dans Arguments : Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? (N° 3, 1957) ; Rosa Luxembourg marxiste (N° 5, 1957) ; Le phénomène de la réification (N° 11, 1958).

(5) Horkheimer a publié en collaboration avec Adorno Dialektik der Aufklärung (Amsterdam, 1947).

(6) Un recueil de textes de W. Benjamin tiré de ses Œuvres complètes, récemment éditées par Adorno en deux volumes, doit paraître prochainement chez Julliard. Ce recueil, traduit par Maurice de Gandillac, comprendra des essais sur La critique de l’idée de violence, Gœthe, Baudelaire, La tâche du traducteur, L’œuvre d’art au temps de sa reproductibilité technique, etc.

(7) Hegels Ontologie und die Grundlegung einer Theorie der Geschichtlichkeit. Francfort, 1932. Reason and Revolution. Londres, 1941. Eros and Civilisation. A Philosophical Inquiry into Freud. Boston, 1955. Soviet Marxism. New-York, 1958.

(8) The Fear of Freedom. New-York. 1941.

(9) Autoritarian Personality, 5 volumes. New-York, 1950.

(10) Fink vient de publier deux livres d’orientation phénoménologique et ontologique : Raum, Zeit, Bewegung et Sein, Wahrheit, Welt. Il prépare un ouvrage sur Marx.


FRAGMENTS

PETITES DOULEURS, GRANDS POÈMES

La culture contemporaine, culture de masses, est historiquement nécessaire : ce qui la rend telle, ce n’est pas tant la pression que des entreprises gigantesques exercent sur toute l’existence humaine, c’est plutôt une esthétique devenue subjective et, par conséquent, tout à fait contraire, en apparence, à cette standardisation des consciences, aujourd’hui prédominante. Il est vrai que les artistes ont appris à renoncer au plaisir puéril d’imiter la réalité extérieure, au fur et à mesure qu’ils pénétraient plus profondément dans leur monde intérieur. Et en réfléchissant sur l’âme, ils se sont exercés aussi à mieux se posséder eux-mêmes. Le progrès de leur technique, tout en leur permettant une liberté et une indépendance plus grandes à l’égard de l’hétérogène, a conduit à une sorte de chosification et de technisation de l’intériorité en tant que telle. Mieux un artiste s’exprime, et moins il doit « être » ce qu’il exprime. Ce qui est à exprimer et la substance même de l’intériorité se transforment d’autant en de simples fonctions du processus de production. Nietzsche l’a bien senti, lorsqu’il a accusé Wagner, ce maître de l’expression, d’hypocrisie, sans se rendre compte qu’il ne s’agit pas là de psychologie, mais d’une tendance historique. Par sa transformation en matériel de manipulation, tout ce qu’une émotion, dans sa spontanéité, comporte d’exprimable, acquiert de la stabilité et devient un objet que l’on peut exposer et vendre. La subjectivation de la poésie lyrique de Heine ne contredit pas simplement son caractère commercial ; la nature d’une chose vendable consiste elle-même en une subjectivité dirigée par la subjectivité. L’utilisation de la « gamme » avec une parfaite virtuosité, définit l’artiste depuis le dix-neuvième siècle, et c’est en vertu de son propre mouvement et non par trahison qu’elle alimente journalisme, spectacle et calcul. La loi du devenir de l’art, qui s’identifie à l’empire du sujet sur lui-même et donc à sa chosification, signifie déclin de l’art. Le cinéma passe en revue, de façon administrative, tous les sujets et toutes les émotions pour leur trouver un client, extériorité seconde ; son hostilité contre l’art surgit au cœur même de l’art, de la domination croissante exercée sur la nature intérieure. Le cabotinage des artistes modernes, dont on parle tant, leur exhibitionnisme, n’est rien d’autre que le mouvement par lequel ils se transportent eux-mêmes comme marchandises sur le marché.

AVANT UNE CHOSE, MON ENFANT

L’immoralité du mensonge ne réside pas dans le fait qu’il offense la sacro-sainte vérité. Lorsqu’une société recrute ses membres par la contrainte et les oblige à jouer cartes sur table, pour pouvoir les attraper d’autant plus sûrement, elle est la dernière qui ait le droit de se réclamer de la vérité. Il n’appartient pas à la contre-vérité universelle d’insister sur une vérité particulière, qu’elle change d’ailleurs en son contraire. Néanmoins, le mensonge reste chargé d’une souillure dont l’antique fouet nous a fait prendre conscience, et qui en même temps nous renseigne, dans une certaine mesure, sur les geôliers. Le menteur a honte de mentir : à l’occasion de chaque mensonge, il doit faire l’expérience de ce qu’il y a d’indigne dans l’organisation d’un monde qui l’oblige à mentir pour vivre, tout en lui tenant des discours sur le thème de « üb immer Treu und Redlichkeit » (1). La honte ressentie enlève toute force aux mensonges des gens organisés de façon plus subtile. Ils mentent mal, et c’est à vrai dire par là que leur mensonge devient immoral à l’égard d’autrui. Mentir à autrui, c’est le juger bête, c’est lui exprimer son mépris. Pour les gens roués qui mentent de nos jours, le mensonge a perdu depuis longtemps sa fonction honnête : il ne trompe plus sur la réalité. Personne n’a plus confiance en personne, tout le monde est au courant. On ment uniquement pour faire comprendre à autrui qu’on ne s’intéresse pas à lui, qu’on peut parfaitement se passer de lui. En mentant, vous donnez à entendre à votre interlocuteur que vous vous moquez tout à fait de son opinion sur vous-même. Autrefois le mensonge était un moyen de communication libéral ; le voici devenu une des techniques de l’insolence. On s’en sert pour répandre autour de soi un froid, à l’abri duquel on peut prospérer.

(Extraits de Minima Moralia.)

SUR LA GENÈSE DE LA BÊTISE

L’antenne de l’escargot, « munie de son visage tactile », c’est le symbole de l’intelligence, s’il faut en croire Méphisto, avec son antenne, l’escargot sent aussi les odeurs. Devant un obstacle l’animal la retire aussitôt. Elle se rétracte dans le corps, gardien et protecteur. Réunie au tout, elle ne risque plus que timidement à redevenir autonome. Le danger est-il alors toujours présent ? Elle disparaît à nouveau et il s’écoule un laps de temps plus considérable avant une nouvelle tentative. Le sens de l’escargot dépend des muscles et les muscles se ramollissent lorsque leur mouvement est entravé. La blessure physique paralyse le corps ; la peur, elle, paralyse l’esprit.

Les animaux plus développés existent grâce à une plus grande liberté ; leur existence atteste qu’un beau jour des antennes, qu’on ne retire plus, se sont dirigées dans des directions nouvelles. Chaque espèce commémore un nombre incalculable d’autres qui échouèrent dès leur première tentative de vivre : elles succombèrent à la peur lorsqu’à peine une antenne eut percé dans le sens de leur genèse. Ainsi des possibilités furent étouffées par la résistance immédiate de la nature environnante ; continuant à l’intérieur cette même opposition, la peur fit dépérir les organes.

Dans tout regard d’animal luisant de curiosité pointe une forme vivante nouvelle qui pourrait surgir de l’espèce déjà constituée, à laquelle appartient l’individu. Ce n’est pas seulement le moulage qui le retient sous la protection de l’être ancien : la force que ce regard rencontre c’est celle, vieille de millions d’années, qui depuis toujours fixe l’être à son stade et, par une résistance toujours renouvelée, l’empêche de franchir les premiers pas. Un tel regard qui hésite s’éteint toujours facilement. Sans doute est-il soutenu par la bonne volonté ; une espérance, fragile, l’anime, mais l’énergie et la constance lui font défaut. Pour la direction dont il a été définitivement chassé, l’animal devient timide et bête.

La bêtise est un stigmate. Elle peut se rapporter à une faculté parmi d’autres ou bien à toutes les facultés pratiques ou théoriques. Toute bêtise partielle chez un homme désigne un endroit où, au moment de l’éveil, le jeu des muscles a été freiné, au lieu d’être encouragé. Ce freinage embraye la vaine répétition de tentatives maladroites et inorganisées. Les questions interminables que pose l’enfant sont déjà le signe d’une douleur secrète, d’une première question à laquelle il ne trouva pas réponse et qu’il ne sait pas poser en termes convenables. En partie, la répétition équivaut à une volonté ludique comme celle du chien sautant sans arrêt contre la porte qu’il ne sait point encore ouvrir pour finalement y renoncer si le loquet est placé trop haut ; en partie, elle obéit à une impulsion désespérée, pareille à celle du lion allant et venant dans sa cage, ou encore à celle du névrosé qui répète la réaction de défense ayant échoué une fois. Si les répétitions chez l’enfant sont paralysées ou si le freinage a été trop brutal, l’attention peut se diriger dans un autre sens. On dit que l’enfant est plus riche en expérience, mais à l’endroit où l’envie a été touchée, il reste une cicatrice imperceptible, un petit durcissement et ici la surface est désormais inerte. De pareilles cicatrices produisent des déformations. Elles peuvent engendrer des caractères durs et travailleurs, elles peuvent rendre bête – dans le sens de l’anomalie, de la cécité et de l’impuissance lorsque simplement elles stagnent ; dans le sens de la méchanceté, de l’entêtement et du fanatisme lorsqu’elles produisent le cancer à l’intérieur. La violence subie rend la bonne volonté, mauvaise. Et ce n’est pas seulement en interdisant une question que l’on peut imprimer de pareilles cicatrices, mais encore en prohibant l’imitation, en interdisant les larmes ou des jeux trop audacieux. Les espèces de la série animale, les échelons intellectuels de l’humanité, les endroits ratés chez un même individu, tout cela indique des stations où l’espérance s’est figée, et qui, dans leur pétrification, atteste que tout être vivant est soumis à la même loi.

PHILOSOPHIE ET DIVISION DU TRAVAIL

Il est facile de saisir le rôle de la science dans la division sociale du travail. Sa tâche consiste à stocker des faits et des rapports fonctionnels entre les faits en quantité aussi grande que possible. Il est nécessaire que l’on puisse percevoir d’un seul coup d’œil leur ordre dans l’entrepôt, pour permettre à chaque industrie de trouver rapidement la marchandise dont. elle a besoin, dans l’assortiment désiré. Pour une grande part, la collecte se fait déjà en vue de commandes déterminées de l’industrie.

Et les œuvres historiques doivent, elles aussi, fournir du matériel qui sera éventuellement utilisé non pas directement dans l’industrie mais, de façon médiate, dans l’administration. Machiavel déjà composait des écrits à l’usage des princes et des républiques, et, de la même façon, on travaille aujourd’hui pour des comités économiques et politiques. La forme historique est devenue certes gênante, dans un pareil emploi. Il vaut mieux organiser tout de suite le matériel historique selon l’exigence d’une tâche administrative précise : manipulation des prix marchands ou réglage des sentiments de la masse. A côté de l’administration et des consortiums industriels partis et syndicats passent aussi leurs commandes.

La philosophie officielle est utile à une science qui fonctionne de cette façon. Comme une sorte de taylorisme de l’esprit, elle doit l’aider à améliorer ses méthodes de production, à rationaliser le stockage des connaissances, à empêcher le gaspillage des énergies intellectuelles. Dans la division du travail, on lui assigne une fonction précise tout comme à la chimie et à la bactériologie. En raison de leur caractère profondément réactionnaire, sont encore tout juste tolérés quelques soldes philosophiques qui ressuscitent le culte divin du moyen âge et la vision des essences éternelles. En plus, continuent à se reproduire quelques historiens de la philosophie qui déclament infatigablement du Platon et du Descartes tout en ajoutant que ces auteurs sont désormais démodés. Un vétéran du sensualisme ou quelque personnaliste patenté se joignent à eux, ci et là. Ils extirpent du champ de la science la dialectique, ivraie qui sans cela pourrait profiter.

Par opposition à ses administrateurs la philosophie exige, entre autres que la pensée ne capitule pas devant la division du travail dominante, celle-ci ne doit pas lui imposer ses tâches.

La réalité donnée exerce sa contrainte sur les hommes non seulement par sa puissance physique ou en vertu d’intérêts matériels, mais encore par un pouvoir de suggestion qui l’emporte ! La philosophie n est pas synthèse, science de base ou science qui coiffe toutes les autres, mais effort pour résister à la suggestion, volonté ferme de liberté intellectuelle, de liberté réelle.

La division du travail, telle qu’elle s’est produite dans la servitude n’est pas pour autant ignorée. La philosophie dénonce seulement chez elle son mensonge consistant à se dire inévitable. En ne se laissant pas hypnotiser par la force dominante, la philosophie poursuit celle-ci dans tous les recoins de la machinerie sociale. Il ne faut pas a priori attaquer cette machinerie, ou lui imposer une direction nouvelle ; il faut s’attacher à la comprendre après l’avoir débarrassée de la fascination qu’elle exerce. Si les fonctionnaires que l’industrie délègue dans ses départements intellectuels, c’est-à-dire dans les universités, les églises et les journaux, si ces gens demandent à la philosophie de produire les documents officiels où figurent les principes qui justifient ses investigations, la philosophie tombe dans un embarras mortel. Elle ne reconnaît pas de normes ou d’objectifs abstraits qui, par différence avec ceux qui ont cours, seraient utilisables. Sa liberté par rapport à la suggestion de la réalité donnée réside justement dans le fait qu’elle prend en considération les idéaux bourgeois sans leur témoigner de réalité, même si c’est d’une façon déformée, ou de ceux qu’on reconnaît toujours, en dépit de toutes les manipulations, comme sens objectif des institutions techniques et culturelles. Que la division du travail soit utile aux hommes, que le progrès mène à la liberté, la philosophie le croit. C’est la raison pour laquelle elle entre facilement en conflit avec la division du travail et le progrès. Elle prête langue à la contradiction entre la foi et la réalité en s’en tenant étroitement à des phénomènes conditionnés par le temps. Pour elle, le massacre organisé à une échelle gigantesque n’a pas, comme pour la littérature journalistique, une valeur plus grande que la liquidation de quelques pensionnaires d’asile. Elle ne préfère pas les intrigues d’un homme d’Etat qui se laisse entraîner dans le mouvement fasciste à un lynchage modeste, les tourbillons publicitaires de l’industrie cinématographique à une discrète annonce funéraire. Le penchant au grandiose est loin d’elle. De cette façon, elle est étrangère à la réalité donnée et en même temps elle la comprend profondément. Sa voix appartient à l’objet mais malgré celui-ci ; elle est la voix de la contradiction qui, sans elle, ne se ferait pas entendre, mais triompherait d’une façon muette.

(Extraits de Dialektik der Aufklärung.)

(Fragments traduits de l’allemand par H. HlLDENBRAND et A. LINDENBERG.)


(1) « Sois toujours honnête et fidèle. »


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