Article de Michel Jacob paru anonymement dans Spartacus, n° 1, novembre-décembre 1975, p. 18-19
DIE FUNKTION DES ORGASMUS
(LA FONCTION DE L’ORGASME)
Venu de la sexologie à la psychanalyse, Wilhelm Reich (1897-1957) est d’abord attiré par la cohérence et le caractère révolutionnaire des premières conceptions de Freud. Mais tandis que celui-ci, en gros à partir de 1920, à la fois recule devant la critique de l’ordre établi et renonce à approfondir sa théorie du rôle fondamentale de la sexualité dans le psychisme, tâches qui étaient impliquées par ses propres prémisses, Reich va poursuivre hardiment l’exploration de ces deux voies. Celles-ci se recouperont dans la théorie de la répression sexuelle, c’est-à-dire dans l’idée que la répression sexuelle assure une fonction essentielle dans le mécanisme de la domination sociale, produisant des caractères mieux préparés à la soumission qu’à la liberté. C’est ainsi que Reich rejoint et complète Marx en lui apportant la dimension psychologique qui lui manquait. C’est aussi par ce biais qu’il démasqua, de son côté, le caractère pseudo-révolutionnaire de la société soviétique.
Die Funktion des Orgasmus (La fonction de l’orgasme, 1927, n’a qu’un lointain rapport avec le livre autobiographique publié plus tard sous le même titre) correspond à la première voie : l’approfondissement de la théorie de la sexualité. Car, aussi curieux que cela puisse paraître, la psychanalyse avait cessé d’étudier la sexualité ; elle se contentait d’y faire allusion. La découverte fondamentale de Reich, qui est le sujet de cet ouvrage, consiste à avoir montré que la génitalité est le véritable noyau de la vie sexuelle et que c’est sur elle que la répression s’exerce réellement. La libération sexuelle, indissociable de la libération sociale, passe par la libération de l’orgasme génital, lequel est effectivement « le contrepoison de toute névrose ».
Comment ne pas lire Reich
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« Vu le Décret populaire du 4 février 1933, les publications « Qu’est-ce que la conscience de classe ? » d’Ernest Parrel, « Matérialisme dialectique et psychanalyse » de Wilhelm Reich (…) ainsi que toutes les publications ultérieures de la même collection, seront saisies et retirées de la circulation en Prusse par la police, attendu qu’elles menacent la sécurité et l’ordre public ».
41230/35 11281 Berlin 9.4.35. Gestapo
En 1933, fuyant l’Allemagne nazie, en butte à l’hostilité des staliniens et en passe d’être exclu de l’Association Psychanalytique Internationale, Wilhelm Reich, âgé de 36 ans, écrivait : « … la crise économique qui aurait dû entraîner, conformément aux attentes, une évolution à gauche de l’idéologie des masses, avait conduit à une évolution d’extrême droite des couches prolétarisées… » (7) *
Ainsi Reich est peut-être actuel.
Mais pour comprendre cette actualité éventuelle, il faut d’abord dégager l’œuvre de « l’intrépide docteur Reich » (16) des fausses querelles et des malentendus intéressés.
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« Il nous faut en outre constater que la situation économique ne se transpose pas d’une manière immédiate et directe dans la conscience politique. Si c’était le cas, il y a très longtemps que la révolution sociale serait là. »
W. Reich (7)
Le « freudomarxisme » inventé par les staliniens contre Reich n’hésite pas. Selon Reich, les explications par la psychanalyse trouvent leur limite là où commencent la physiologie (5) et la sociologie (7), et vice-versa. Reich soutient « que le problème fondamental d’une bonne psychologie n’est pas de savoir pourquoi l’homme affamé vole, mais au contraire pourquoi il ne vole pas » (9). La psychanalyse est matérialiste quand elle explique la structure psychique des individus par les contradictions de la vie sociale, (la famille patriarcale) (10). Elle est dialectique quand elle rend compte du retard du facteur subjectif de l’histoire sur le développement économique (7) et permet de le dépasser.
3
« Arrêter la distribution.
Les brochures de Reich, diffusées par l’Association culturelle ont été retirées de la vente et leur distribution est interdite. C’est par suite d’un malentendu que l’on avait assuré cette distribution.
Dans les brochures de Reich, la façon d’aborder les problèmes est en contradiction avec l’éducation révolutionnaire des enfants et des adolescents… »
Roter Sport (Organisation sportive du Parti Communiste allemand) 5 décembre 1932.
Au soir du 18 juillet 1927, à la lumière du Palais de Justice incendié par les ouvriers viennois, Wilhelm Reich s’inscrit au Parti Communiste. Auparavant il n’a été qu’un « universitaire naïf et inoffensif » (1). Il va tenter pendant sept ans, par tous les moyens et avec un succès certain, de former un mouvement de masse où s’unissent l’action politique et la révolte sexuelle des jeunes. Reich n’attribuera l’échec du mouvement Sexpol qu’a l’opposition des dirigeants staliniens et à la répression nazie.
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« La politique et la psychologie forment ici une symbiose confuse. Nous sommes sûrs que la psychologie n’a rien à y gagner… Il faut donc dire clairement que les tentatives « scientifiques » dont il s’agit ici n’ont plus rien à voir avec la psychanalyse, qu’aucun disciple actuel de Reich n’a plus le droit de se réclamer de la psychanalyse… »
R. Wiilder, dans Imago (1934) (4)
Organe de l’Association psychanalytique Internationale.
Reich n’est pas Freud et encore moins Lacan. Il critique (5) puis réfute (6) l’introduction « purement spéculative » et réactionnaire d’un instinct de mort aussi fondamental que l’instinct de vie (Freud, Au delà du principe de plaisir). Il lui appartient d’avoir vraiment compris l’importance de la sexualité génitale. La névrose, retour morbide aux conflits de l’enfance, ne prend toute sa force que parce que les voies de la satisfaction sexuelle sont barrées de toutes parts (5). Armé d’une théorie conséquente de la génitalité (5), Reich peut développer une caractérologie matérialiste (7). Ceux qui refusent l’idée d’une génitalité « normale », se condamnent non seulement à l’absence flagrante de théorie du caractère dans la psychanalyse freudienne (constatée dans (4) et (5) ), mais à l’incapacité théorique et pratique vis-à-vis des névroses (5).
5
« L’individu qui sublime désire travailler et en retire du plaisir ; celui qui travaille sur le mode réactionnel est obligé de travailler… et quand il a terminé une tâche, il lui faut en commencer une autre aussitôt, car pour lui, le travail est une fuite devant le repos. »
W. Reich (6)
Le langage de Reich fait obstacle. Lourdement psychanalytique avant 1927, lourdement léniniste de 1927 à 1936, confus et vitaliste après 1936, il n’exprime certes pas seulement l’échec du premier mouvement ouvrier. Mais on ne peut en tirer un prétexte facile pour annihiler ses découvertes et ses questions. L’aptitude au travail et à la jouissance comme caractéristique du caractère génital (5) et (6), fait par exemple l’objet d’une fausse querelle puisque Reich affirme par ailleurs : « Dans notre civilisation, l’individu moyen travaille beaucoup plus fréquemment sur le mode réactionnel que sur le mode de la sublimation » (6). Et il est devenu clair aujourd’hui que le seul travail créateur est la critique du travail aliéné.
6
Afin de réfuter complètement l’objection de l’infection par l’air, je commençai dès 1936 à mettre les préparations de bions à l’autoclave pendant une demi-heure à 1200 C… Pendant des semaines, j’examinai ces bions SAPA (de Sand et Packet) tous les jours pendant plusieurs heures. Au bout de quelques temps mes yeux commencèrent à me faire mal quand j’observai longtemps au microscope (…) Finalement une violente conjonctivite se déclara et je dus aller voir un ophtalmologiste. Il trouva mon aventure « fantastique », me prescrivit un traitement, me dit de porter des lunettes noires et de m’abstenir de travailler au microscope pendant quelques semaines. Mes yeux guérirent mais alors je savais que j’avais affaire à une radiation.
W. Reich (11)
Et puis… il faut enterrer Reich. Et l’enterrer vivant. Vers l’an de grâce 1936 sans doute. Dans ses recherches sur l’aspect somatique des névroses il utilise de plus en plus abusivement des raisonnements par analogie (1934, Technique de la végétothérapie dans (2) ). II commence à prendre des vessies comme modèle du caractère masochiste et finit par les prendre pour des lanternes (11). En cherchant l’énergie vitale sous le microscope, l’isolement de la raison séparée a engendré des monstres.
7
Pendant longtemps, j’ai été en contact avec toi (petit homme) parce que je connaissais ta vie par mes propres expériences et que je voulais t’aider (…). Peu à peu j’ai réalisé que tu acceptais mon aide mais que tu étais incapable de la défendre. Je l’ai défendue et j’ai livré de rudes combats à ta place. Puis arrivèrent tes führer qui détruisirent mon œuvre. Tu ne disais mot et tu les suivais. Or j’ai maintenu le contact avec toi pour voir comment t’aider sans périr en devenant ton führer ou ta victime.
W. Reich (12)
Reich a toujours voulu être un savant. Apporter de l’extérieur la guérison aux masses malades fut son souci constant aussi bien comme médecin psychanalyste que comme militant communiste ou comme Nouveau Prophète de la Vie. Il a compris le dérisoire des traitements psychanalytiques face à la génération sociale des névroses (5), (6), (7) ; il a appris au contact des « masses » l’opposition entre leur désir et leur direction révolutionnaires, mais la perte de ces illusions-ci n’emporte pas celle-là où il se perdra (12). Toutefois ce reproche trouve sa limite générale dans l’inéluctable séparation de tout révolutionnaire et sa réfutation particulière dans le fait qu’au moins jusqu’en 1934 Reich a été en prise directe avec la réalité sociale et que ses découvertes nous parlent encore. Hommage soit rendu au dernier savant honnête !
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Le caractère n’est donc pas une simple excroissance maladive que l’on pourrait traiter séparément, mais en même temps un remède individuel dans une société globalement malade, remède qui permet de supporter le mal en l’aggravant. Les gens sont dans une grande mesure complices du spectacle régnant. Le caractère est la forme de cette complicité.
Nous soutenons que les gens ne peuvent dissoudre leur caractère qu’en contestant la société entière (ceci contre Reich quand il envisage l’analyse caractérielle d’un point de vue spécialisé), tandis que la fonction du caractère étant de s’accommoder de l’état des choses, sa dissolution est un préalable à la critique globale de la société. Il faut ruiner cette circularité.
J. P. Voyer (16)
Le caractère doit être dissous ! Les mœurs doivent être dissolues ! La destruction de cette nouvelle Carthage, certains la suspendent entièrement à la révolution sociale, comme si les éducateurs révolutionnaires n’étaient pas éduqués ; d’autres la décrètent, ici et maintenant, par un singulier renforcement du moi qui fait abstraction du caractère lui-même.
9
Ce qui nous importe n’est pas la structure individuelle de notre caractère, ni l’explication de sa formation, c’est l’impossibilité de son application à la construction des situations.
J. P. Voyer (16)
Tel quel, Reich n’est évidemment plus actuel. Quel est le rôle de la génitalité ? Comment le caractère sera-t-il dissous ? Comment l’idéologie devient force matérielle ? Qu’est-ce que la conscience de classe ? Le prolétariat d’aujourd’hui apporte ses propres réponses. La révolution effectue le contrôle continu des connaissances. Interrogation à la prochaine émeute.
Comment lire Reich
1
On peut commencer par 1) Les hommes et l’Etat (Constantin Sinelnikoff, 5, avenue du Puits, Nice, 1973), autobiographie datant pour l’essentiel de 1938 avec des corrections de 1953. L’itinéraire politique de Reich se dégage ici clairement des combats qu’il mène entre 1922 et 1938.
L’ensemble des découvertes psychologiques de Reich de 1922 à 1939 est résumé par lui-même dans The discovery of the Orgone, Part 1: The function of the orgasme (New-York, 1942) qui a été traduit sous le titre abusif de 2) La fonction de l’orgasme (L’Arche, Paris, 1952).
Dans 3) La révolution sexuelle (Vienne, 1930-36 ; 10/18, Paris, 1970), Reich envisage la fonction politique de la répression sexuelle à la fois dans le développement de la psychanalyse, dans le mariage, dans l’impossibilité du réformisme sexuel et surtout dans l’étouffement de la révolution sexuelle en URSS.
2
La conception de plus en plus matérialiste de la psychanalyse de W. Reich est exposée dans ses trois livres cliniques. 4) Der triehafte Character (Vienne, 1927, Le caractère impulsif, à paraître dans la collection Présence de la libido). Reich y psychanalyse en particulier les psychoses qu’il a rencontrées dans les milieux pauvres où le conflit moi-monde extérieur ne s’est pas toujours intériorisé.
La théorie reichienne des névroses et de l’angoisse, les concepts de puissance orgastique et de génitalité avec leurs conséquences sociales ** et cliniques sont explicités dans 5) Die Funktion des Orgasmus, Psychopathologie et sociologie de la vie sexuelle (Vienne, 1927 ; en français aux Editions du nouveau monde, Paris, 1975).
La technique psychanalytique qui part des résistances caractérielles et non de l’interprétation immédiate des données de l’inconscient et la caractériologie reichienne fondée sur l’opposition caractère génital-caractère névrotique sont exposées dans 6) L’analyse caractérielle (Vienne, 1933 ; C. Sinelnikoff, Nice, 1971).
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Les contributions de Reich à la critique socio-politique sont nombreuses : Tout d’abord l’admirable 7) Psychologie de masse du fascisme (Copenhague, 1933 ; Editions de la pensée molle, Paris, 1970). Reich y démontre comment la famille patriarcale, « usine à idéologie », joue le rôle de courroie de transmission entre les exigences économiques de la société bourgeoise (travail aliéné) et la structure psychique adaptée à ces exigences (caractère névrotique). Ainsi l’idéologie devient force matérielle. Et le fascisme faisant appel aux passions irrationnelles ainsi créées ne peut que l’emporter sur la critique prolétarienne, tant que celle-ci ne se réclame que d’une raison morale désincarnée et non des passions rationnelles de la jeunesse.
Dans 8) Matérialisme dialectique et psychanalyse (Berlin-Moscou, 1929 ; traduction anonyme, Paris, 1970), Reich se défend de façon plutôt plate contre les marxistes qui ne voient dans la psychanalyse qu’une science idéaliste.
Parmi les brochures éditées entre 1931 et 1934 par SEXPOL (Association allemande pour une politique sexuelle prolétarienne), 9) Qu’est-ce que la conscience de classe ? (Copenhague, 1934 ; C. Sinelnikoff, Nice, 1971), sans trop tomber dans la propagande léniniste (Reich vient d’être exclu du PCA et critique la séparation entre le parti et les besoins des masses), répond à la question de façon claire, succincte, et parfois très actuelle.
D’autre part, poursuivant les travaux anthropologiques de Morgan et Malinowski, Reich démonte le mécanisme économique de 10) L’irruption de la morale sexuelle (Berlin, 1932 ; 1re partie Editions de la pensée molle, Paris, 1973). Voilà qui pulvérise le « mythe scientifique » du meurtre du père par ses fils (Freud, Totem et tabou) et ouvre la voie à une société où régnerait non une morale sexuelle mais une « économie sexuelle » auto-régulée.
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L’œuvre de Reich après 1936 a été abondamment éditée par I’Orgone Press lnstitute et traduite aux Editions Payot : 11) La découverte de l’orgone, vol. Il : La biopathie du cancer, 12) Ecoute, petit homme, 13) L’éther, Dieu et le Diable, 14) La superimposition cosmique et 15) Le meurtre du Christ aux Editions Champ Libre. On peut lire 12) pour constater le tragique isolement de Reich. à cette époque.
La W.R.I.T.F. (Fondation Wilhelm Reich pour l’Enfance), héritière de Reich, n’autorise, contrairement aux volontés expresses de Reich (cf. Testament de Reich in 5) que la publication des œuvres de la période américaine (1939-1957) ou des œuvres de la période européenne (1922- 1939) que Reich a remaniées aux Etats-Unis dans le sens de ses conceptions biophysiques d’alors. Ce sont ces versions remaniées, rendues encore plus détestables par leur traduction, qui ont été mises sur le marché et présentées comme les œuvres originales par les Editions Payot. Il en résulte que les seules éditions et traductions des œuvres européennes de W. Reich, conformes à ses idées premières, n’ont pu être que « pirates ». (1/5/6/7/8/9/10)
5
Sur Reich, on lira au premier chef le stimulant et provocateur pamphlet de J. P. Voyer 16) Reich Mode d’emploi (Editions Champ libre, 1971). D’autre part, Constantin Sinelnikoff résume habilement dans 17) l’œuvre de Wilhelm Reich (Maspero, Paris. 1970) les écrits de la période européenne ( 1920-1939).
Paris, le 3 août 1975
* Les chiffres entre parenthèses renvoient à la bibliographie contenue dans la deuxième partie du texte.
** Reich critiquera ultérieurement (1) certaines de ses affirmations de cette époque où il restait encore freudien.