Article de Gérard Gilles paru dans Recherches libertaires, n° 6, janvier 1970, p. 1-6
Sur une réédition de LA REVOLUTION SEXUELLE (1)
La Révolution sexuelle est à la la mode. Faute de la pratiquer, en France, on écrit beaucoup à son sujet. Parmi toute cette littérature, une réédition attendue par tous les »guérilleros du plaisir » (2), qu’ils soient théoriciens ou praticiens (ou ce qui est mieux les deux ensemble) de la subversion, par la liberté sexuelle, de la vieille idéologie puritaine et bourgeoise.
La révolution sexuelle est traduite d’un texte de Reich de 1936 et de l’édition anglaise de 1945. Il s’agit donc pour l’essentiel d’un texte relativement ancien. Que peut-il nous apporter dans notre combat actuel pour une révolution totale, et notamment culturelle et sexuelle ?
Texte de 1936, texte d’un militant révolutionnaire, écrit pour servir l’action, il a sa référence dans le réel de son époque. Reich s’attaque au problème à plusieurs niveaux, niveau de la misère sexuelle de la jeunesse, misère tant matérielle (manque de locaux pour baiser, par exemple) que morale : rôle de l’idéologie répressive, des structures familiales, des institutions, absence d’éducation sexuelle, en particulier en matière de contraception.
Reich ne se contente pas de décrire la misère sexuelle de la jeunesse, il en fait la théorie.
Enfin, dans la deuxième partie de l’ouvrage, on trouvera une étude historique et critique de l’échec de la révolution soviétique dans le domaine de la révolution sexuelle.
Poser le problème de l’actualité de Reich, c’est d’abord se demander si la situation objective de la jeunesse a évolué ou non : qu’en est-il, aujourd’hui, de la misère sexuelle ? C’est ensuite examiner l’apport théorique de Reich pour découvrir ce qui peut en être actuellement utilisable pour notre combat, quelles en sont les limites et quels dépassements de ces limites sont aujourd’hui possibles.
Pour établir le bilan de la misère sexuelle actuelle, nous disposons d’informations beaucoup plus riches que celles dont disposait Reich, grâce notamment aux enquêtes statistiques de Kinsey dont je ferai souvent usage dans ce qui va suivre (3).
Kinsey a établi que le désir sexuel était maximum entre 13 et 18 ans, et qu’un adulte avait en moyenne besoin d’éprouver un orgasme quotidien. Il s’agit là de moyennes ; c’est beaucoup plus chez nombre d’individus, moins chez d’autres. Chez le jeune mâle de 13 ans, au sommet de sa puissance orgastique, il faut évidemment considérer un chiffre supérieur. Chez la femme, la puissance orgastique se développerait plus lentement mais resterait constante pendant toute la vie génitale, ne décroissant qu’à la ménopause. Il est cependant possible qu’un plus haut niveau dé répression sociale chez elle fausse quelque peu le résultat. Kinsey confirme d’autre part les résultats établis par Reich quant aux effets de la frustration de rapports sexuels : le manque de rapports sexuels conduit à des troubles nerveux.
Il est certain qu’en 1969, en France, la plupart des jeunes ne sont pas satisfaits sexuellement. Il y a décalage entre l’âge de la puberté, où les désirs sont les plus forts, et l’âge du début de la pratique sexuelle. J’ai pour ma part, lors d’un sondage personnel, été étonné du nombre de jeunes de 18 ans n’ayant jamais eu de relations sexuelles. Quant à la fréquence des rapports, chez ceux qui en ont, elle est toujours très loin de correspondre aux besoins réels.
Les causes sont celles que Reich dénonçait déjà. Le manque de local où consommer les rapports sexuels est un problème de première importance étant donnée la crise du logement sévissant actuellement. Si les jeunes sont logés chez leurs parents, ils ne peuvent emmener chez eux leur partenaire. Dans les institutions du style foyer de jeunes, pas question ; la répression administrative y sévit avec toute sa violence. Dehors, c’est la répression policière qu’on rencontre.
Le problème de la contraception. En France, l’usage des contraceptifs est soumis à l’autorisation parentale ; les jeunes ne sont de plus pas informés des modes d’emploi des contraceptifs. Ceci entraîne qu’ils dépendent la plupart du temps du marché clandestin pour s’approvisionner. Ajoutons à cela que le manque d’information est aggravé par des campagnes d’ intoxication menée par certaine presse s’étendant à longueur de colonne sur les prétendus dangers des contraceptifs.
Au niveau idéologique, peu de choses ont changé. Le culte du mariage monogamique est toujours, si j’ose dire, religion d’état, comme en témoignent nos codes, et il suffit de jeter un regard sur la presse, notamment féminine, pour découvrir que les mass media continuer à le propager. Reich dénonçait une soi-disant sexologie qui dans des ouvrages populaires intoxiquait la jeunesse avec une idéologie réactionnaire antisexuelle. Ce phénomène n’a pas disparu. J’ai trouvé il y a quelques jours dans un ouvrage publié dans une collection de poche à bon marché que les jeunes mariés devaient attendre une semaine avant de consommer le mariage ! Et le reste du bouquin à l’avenant.
Les lois de ce pays, et l’affaire Gabrielle Russier a montré de quelle manière les flics et les juges bourgeois les appliquaient, codifient la répression. Je cite deux exemples (de mémoire, le contenu est exact si la lettre est approximative) :
– « La loi ne reconnait pas le consentement au-dessous de quinze ans. » La puberté est à 13 ans, mais satisfaire un individu de 14 ans est un viol pour la loi.
– Quiconque commettra des actes impudiques ou contre nature sur une personne de son sexe mineure de 21 ans sera puni d’une peine de 6 mois à 3 ans de prison et d’une amende… Si vous êtes homosexuel, mettez-vous une ceinture de chasteté jusqu’à votre vingt-et-unième anniversaire ou exposez vos partenaires à aller en prison. (Et si vous avez plus de 21 ans, n’allez pas draguer si vous ne voulez pas être « interpellé », gardé à vue, insulté, matraqué et fiché par les flics en-dehors de toute légalité, mais au nom du maintien de l’ordre et du défoulement de ces messieurs.)
Même les méthodes les plus stupides de terrorisme intellectuel sont encore en usage pour décourager les jeunes de faire l’amour. La plus idiote de toutes étant le chantage à la vérole. Tout jeune médecin vous apprendra qu’on en guérit en deux semaines avec des anitibiotiques, ça n’empêche pas des « mandarins », dont la science médicale semble dater comme l’idéologie de la reine Victoria, de crier au « péril vénérien » dans toute la presse, du haut de leur fauteuil de l’académie de médecine.
Comme ces quelques exemples le prouvent, Reich dénonciateur de la répression antisexuelle est toujours d’une brûlante actualité. Il reste un instrument privilégié pour la dénonciation de l’idéologie réactionnaire, à l’état brut ou déguisée en réformisme sexuel.
Que reste-t-il de l’apport théorique de Reich ?
Au point de vue théorique, Reich se réfère à trois sources : Freud, Malinovski et le marxisme. On sait que Reich était psychanalyste, disciple et ami de Freud, et marxiste. Cette double formation lui permet de dépasser en une critique constructive la psychanalyse telle qu’elle se figera chez les Freudiens orthodoxes et le marxisme non moins orthodoxe des « communistes » appelés à devenir staliniens. Quant à l’apport de Malinovski, il lui permettra d’engager une critique radicale du patriarcalisme, preuves ethnologiques à l’appui.
Les insuffisances de Freud, outre un appareil conceptuel aujourd’hui dépassé, proviennent essentiellement de sa négligence des facteurs sociaux. Freud fit une découverte fondamentale, à savoir que la répression des pulsions sexuelles engendre les névroses, et il put décrire la genèse des névroses au cours de l’enfance grâce à une méthode entièrement créée par lui, la psychanalyse. Mais Freud manqua une découverte importante, dont tout le mérite revient à Reich : d’où vient la répression des pulsions sexuelles ? Freud imagina dans Totem et tabou une explication parfaitement mythique des origines de la répression, explication qui fait rire n’importe quel ethnologue. Ceci devait mener Freud a neutraliser les ferments révolutionnaires de ses premières théories en inventant la théorie de la sublimation, grâce à laquelle cet instrument de libération unique qu’était d’abord la psychanalyse a pu être récupéré par la classe dominante et transformé en instrument de répression, perdant du même coup son efficacité comme psychothérapie.
Se fondant sur son expérience de psychanalyste, Reich aboutit au rejet de la théorie de la sublimation. Il démontre que l’énergie sexuelle libérée par la psychothérapie ne peut s’employer que d’une seule manière : dans une vie sexuelle active conduisant à la satisfaction orgastique. En l’absence d’une vie sexuelle avec des partenaires satisfaisants, l’énergie sexuelle accumulée et non utilisée ne peut qu’entraîner de nouveaux troubles nerveux. Découverte, je l’ai dit plus haut, confirmée par la sexologie moderne.
Reich, qui ne se contente pas de 1’étude de l’individu en soi, coupé de ses structures sociales, mais qui applique une double critique, psychanalytique et marxiste, aux structures sociales et aux rapports de l’individu avec ces structures, va être beaucoup mieux armé que Freud pour résoudre le problème de l’origine de la répression et des mécanismes de son intériorisation par les individus. Il va prouver que l’origine de la répression est liée à la structure de la famille patriarcale, et que la conservation de la structure patriarcale de la famille est nécessaire à l’état capitaliste, comme modèle premier de cet état, et comme médiation permettant à cet état d’intérioriser la répression : répression nécessaire en dernier ressort au maintien de l’exploitation du travail par le capital.
De cela découle avec évidence que la répression sexuelle étant liée à la structure même de la société capitaliste, le problème sexuel des jeunes n’a pas de solution dans le cadre de cette société. Toute réforme sexuelle est vaine, seule révolution violente détruisant simultanément les rapports de production capitalistes et les superstructures idéologiques, ainsi que les médiations qui conduisent des structures sociales aux individus (institutions de l’état, de la famille patriarcale, de l’école, etc.) peut amener un changement fondamental.
Sur ce point encore, l’oeuvre de Reich est une arme singulièrement actuelle contre le réformisme contemporain qui tente de nous faire prendre pour une révolution les réformes en cours dans les pays capitalistes. Ces réformes sont récupérées par le système, qui en fait une source, non pas de liberté, mais de profit (érotisme publicitaire qui fait vendre, pornographie, clubs-ghettos pour homosexuels qui enrichissent leurs patrons, etc.), et elles déplacent simplement l’aliénation au lieu de la supprimer. A la révolution qui se réduit au spectacle au sens situationniste du terme, nous pouvons opposer avec Reich la révolution prolétarienne par essence libertaire et seule réellement libératrice, mai 68 l’ayant une fois de plus pratiquement démontré. L’étude historique de la dégénérescence de la révolution de 1917 est précieuse aussi, qui démontre comment la prise du pouvoir par une classe bureaucratique a ramené progressivement les anciennes structures autoritaires de l’état, de la famille, et la répression totale, en particulier sexuelle.
Mais la pensée de Reich comporte des limites qu’il nous faut dépasser. Aussi révolutionnaire soit-il, il n’a pas pu éviter le maintien de conceptions petites-bourgeoises aux limites de sa pensée théorique et de ses engagements pratiques.
Le problème des « perversions »
Reich a buté sur deux problèmes, le problème des prétendues perversions sexuelles et celui de l’homosexualité. Non seulement sur ces questions il n’a pas dépassé Freud, mais il a été moins radical que lui.
Avec Freud, Reich maintient le concept de perversion dans sa théorie. Or, que signifie ce concept ? Il suffit d’ouvrir un traité de sexologie pour réaliser que le chapitre des perversions n’a rien de scientifique. Il s’agit d’un fourre-tout où on trouve la description de toutes sortes de comportements n’ayant rien à voir entre eux. Ceci rappelle ces antiques classifications zoologiques où on distinguait les animaux en bêtes domestiques et sauvages, et ces derniers en animaux terrestres, aquatiques et aériens. Les comportements classés dans ce chapitre n’ont qu’une chose en commun, ils divergent de la norme admise par l’idéologie dominante.
Concept non scientifique mais moral et théologique quant à son origine, voilà ce qu’est le concept de perversion. Il a fallu attendre les très objectives enquêtes de Kinsey et les recherches des sexologues réformistes suédois pour que le concept de perversion soit définitivement liquidé, et que l’on découvre qu’il s’agit objectivement soit de variations naturelles au comportement sexuel, soit de conséquences directes de la répression. (Je dis découverte, il faudrait dire redécouverte, Sade et Fourier le savaient, mais les sexologues l’avaient oublié.)
Ce qui chez Freud n’est qu’une erreur théorique devient plus grave chez Reich quand il en appelle à la répression, pendant la phase de transition ou de construction du socialisme, en attendant que la liberté ait formé une génération saine, exempte de perversion. On ne sait que trop le parti que les staliniens peuvent tirer de ce genre d’arguments.
Sur le chapitre de 1’homosexualité, Reich prend nettement une position style démocrate libérale, très en retrait sur celle de Freud. On peut la résumer ainsi : les homosexuels ne font de mal à personne, foutons leur la paix à condition qu’ils ne détournent pas les jeunes. Ce qui est exactement la position des états capitalistes actuels si l’on en juge par leur législation. Cette attitude est doublée d’une erreur théorique. Pour Reich, l’homosexualité proviendrait d’une inhibition névrotique des tendances hétérosexuelles. Ceci est manifestement faux : nombre d’homosexuels sont parfaitement capables d’avoir des rapports hétérosexuels, de même que des hétérosexuels peuvent avoir des rapports homosexuels ; entre les deux, les bisexuels sont également attirés vers les deux sexes. L’analyse des homosexuels exclusifs ne révèle rien qui aille dans le sens de l’hypothèse de Reich, sauf dans quelques cas relativement rares où l’homosexualité est un symptôme d’une névrose. L’ethnologie enfin a décrit des cultures où l’hétérosexualité n’est pas réprimée et où les rapports homosexuels sont fréquents. Freud allait beaucoup plus loin que la simple attitude de tolérance quand il s’indignait des persécutions contre les homosexuels, en écrivant que persécuter ceux-ci était injuste et cruel ou en les assurant de son soutien dans leur combat contre la répression discriminatoire.
Actuellement en France la répression anti-homosexuelle est particulièrement énergique. Au niveau de l’état gaulliste, l’homosexualité est déclarée « fléau social » depuis 1960 ; j’ai cité plus haut le texte d’une ordonnance prise à ce moment. Au niveau de l’appareil policier, la répression ne se soucie plus de la légalité bourgeoise, en théorie libérale. Les brutalités policières envers les homosexuels sont quotidiennes sous le régime actuel. Répression par des bandes fascistes, cassage de gueule plus ou moins poussé. Voilà pour la répression physique. La répression idéologique n’est pas moindre. On trouve dans tout bon traité de sexologie réactionnaire un chapitre consacré à l’homosexualité comme pathologie, parfois assorti d’un appel à la charité chrétienne due à ces pauvres types. (M. l’abbé Marc Oraison s’est spécialisé dans ce genre de prêche.) De bons articles dans la presse à gros tirage dénoncent la montée des fléaux sociaux, drogue, vérole et homosexualité. Un ancien ministre de l’éducation nationale affirme à la T.V. : « Il y a trois fléaux sociaux, l’alcool, la drogue et l’homosexualité. »
De nombreux jeunes homosexuels vont intérioriser cette répression, par la grâce des médiations habituelles, et transformer en enfer leur vie sexuelle. Cette répression est parfaitement analysable par la méthode de Reich : si le but de la sexualité en régime capitaliste est la reproduction de la famille patriarcale, il est évident – comme le prétendent les sexologues réactionnaires – que l’homosexualité met en danger cette institution et doit dans la logique du système être réprimé. Il en découle comme conséquence que les homosexuels, minorité persécutée par le système, devraient rejoindre les rangs des révolutionnaires et travailler à la destruction de ce système. Aux militants libertaires de les convaincre en allant militer aussi parmi eux.
G. G.
ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
(1) Wilhelm Reich : La révolution sexuelle (Plon)
(2) Pierre Hahn : interview accordée à la revue IX N° 4 et 5 : Les guerilleros du plaisir
(3) Kinsey : Sexual behavior in the human male
Sexual behavior in the human female
On trouvera une brève étude de l’oeuvre de Kinsey dans Essai sur la révolution sexuelle, après Reich et Kinsey de Daniel Guérin (Pierre Belfond, 1969)
Quelques œuvres de Wilhelm Reich (1897-1957)
Die Funktion des Orgasmus (La fonction de l’orgasme), 1927 (*)
Dialektischer Materialismus und Psychoanalyse (Matérialisme dialectique et psychanalyse), 1929
Geschlechtsreife, Enthaltsamkeit, Ehemoral (Maturité sexuelle, continence, murale conjugale), 1930
Der sexuale Kampf der Jugend (La lutte sexuelle des jeunes), 1932
Der Einbruch der Sexualmoral (La crise de la morale sexuelle), 1932
Charakteranalyse (L’analyse caractérielle), 1933
Massenpsychologie des Faschismus (Psychologie de masse du fascisme), 1933
The function of orgasm (La fonction de l’orgasme), 1942. Traduction : L’Arche, 1952 (*)
(*) Le texte allemand de 1927 n’a pas grand-chose à voir avec le livre anglais (traduit en français) de 1942. Le second constitue une autobiographie de Reich écrite en exil, alors que le premier est un ouvrage dense, bourré de références théoriques, de graphiques et d’exposés de cas, qui présente scientifiquement la théorie de l’orgasme.
Vient de paraître
Michel Cattier : La vie et l’oeuvre du docteur Wilhelm Reich (La Cité, Lausanne, 1969)