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Hélène Gérard : Herbert Marcuse, Eros et civilisation

Article d’Hélène Gérard paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 36, avril-juin 1964, p. 79-83

Par la critique à laquelle elle soumettait les valeurs bourgeoises, l’œuvre de Freud fit, à son apparition, l’effet d’une bombe. Cette bombe, la bourgeoisie s’employa aussitôt à la désamorcer : aux Etats-Unis, où la psychanalyse prit rapidement une grande extension, la technique psychanalytique fut isolée des fondements philosophiques de la théorie et de ce divorce naquit une nouvelle conception de la maladie, parfaitement acceptable pour l’ordre établi : l’inadaptation sociale. L’objectif de la cure psychanalytique ne fut plus, des lors, que d’amener les inadaptés à se conformer de nouveau aux normes de la société.

Les marxistes, quant à eux, furent incapables de digérer (soit pour s’en inspirer soit pour le dénaturer) ce que la psychanalyse leur offrait : la critique de la conscience, de l’économie et de la sexualité. Sauf en U. R. S. S. pendant une courte période révolutionnaire, ils ignorèrent la psychanalyse, allant, sous le régime stalinien, jusqu’à cacher les livres de Freud et à traiter Freud lui-même de charlatan, répondant à la provocation psychanalytique par un réflexe autoritaire que Freud lui-même avait si bien analysé.

Aujourd’hui, le sort fait à la psychanalyse est en passe de changer comme en témoignent l’attitude à son égard des dirigeants soviétiques ainsi que l’évolution qui se produit aux Etats-Unis. En effet, les dirigeants soviétiques paraissent vouloir entr’ouvrir la porte à la psychanalyse, et bien que ceci doive s’expliquer par le désir de trouver de nouvelles méthodes de domination et de nouvelles justifications théoriques à cette domination, il faut y voir aussi sans doute la pression des milieux intellectuels, de moins en moins disposés à se contenter du « marxisme » officiel et de son lamentable dénuement. Mais si, en U. R. S. S., l’on se préoccupe de découvrir la psychanalyse, aux Etats-Unis c’est à la redécouvrir que l’on s’efforce.

Plusieurs faits paraissent expliquer ce retour à une théorie psychanalytique authentique.

D’une part, la manipulation sociale de l’individu, telle qu’elle se présente dans tous les pays capitalistes modernes, révèle de plus en plus clairement ses effets. Le noyau familial, bien que formellement maintenu, ayant en fait perdu son autonomie, la pression sociale s’exerce directement sur les enfants. D’autre part, les psychanalystes eux-mêmes sont amenés à constater les effets de cette pression et de cette manipulation, en rencontrant, dans la pratique quotidienne de leur métier, des changements importants dans la nature des troubles et dans la structuration du psychisme. Mais ce que les psychanalystes relèvent ne peut échapper à d’autres hommes dont le métier ou les préoccupations comportent un aspect social : dirigeants, éducateurs, spécialistes des sciences et des techniques sociales, à qui, sans exception, la passivité et l’affaiblissement du moi posent de sérieux problèmes (1).

Enfin, après une période de dépolitisation profonde et généralisée, le besoin se présente aujourd’hui d’idées et d’orientations nouvelles sur l’organisation sociale, d’idées et d’orientations qui puissent rendre compte des faits et contribuer à la renaissance d’une théorie sociale à la fois globale et critique.

C’est dans ce contexte qu’il convient de placer Eros et civilisation, de Herbert Marcuse, dont la traduction française vient de paraître (2).

Eros et civilisation se propose de penser et de restituer la psychanalyse à partir du marxisme. Bien que Marcuse ne dépasse pas toujours l’horizon de la théorie qu’il s’efforce de repenser, et tombe ainsi parfois dans l’exégèse académique, son mérite est néanmoins d’avoir démontré l’historicité de la psychanalyse, en décrivant les formes nouvelles de la domination et de la manipulation auxquelles la société de masse soumet l’individu, et, au-delà de cette critique, d’avoir esquissé les conditions d’une société non-répressive. L’on regrette seulement qu’il n’ait pas choisi de développer plus abondamment ces deux thèmes et surtout qu’il ne les ait pas étayés davantage par ces exemples et ces détails qu’il sait si bien choisir mais auxquels il n’a pas, à notre goût, assez fréquemment recours. L’on regrette aussi sa volonté de parler un peu de tous les aspects de la psychanalyse (ce qui fait qu’il en parle souvent trop abstraitement) et son acceptation en bloc de l’œuvre de Freud. Dans son effort de faire de la théorie freudienne une théorie vraiment historique et sociologique, il néglige des aspects de cette théorie et même sur des points qui auraient besoin d’être intériorisés ou révisés.

Mais l’importance du livre est ailleurs, elle est dans sa thèse centrale : l.a non-séparation de la politique et de la psychanalyse et de la vie quotidienne réelle, qui nous semble également fondamentale pour toute théorie révolutionnaire.

Pour Marcuse (de même que pour Freud) l’intégration de l’individu à une structure sociale ne peut s’expliquer simplement par une quelconque idéologie. Car l’individu intégré n’est pas celui qui a « admis » la réalité dans laquelle il se fond, mais celui qui l’a intériorisée, et dont le « dedans » est devenu le « dehors ». Marcuse montre donc comment, dès la première enfance le modèle culturel s’impose et pénètre tous les aspects de la vie, et ceci, il le fait non plus, comme Freud, de manière abstraite et générale, mais en retrouvant la domination du modèle culturel jusque dans le détail des rapports humains, tels qu’ils sont vécus aujourd’hui dans la société.

Il décrit ainsi de quelle manière l’enfant est conditionné depuis sa naissance à envisager tout en termes du rapport dominant-dominé : l’enfant apprend à concevoir la satisfaction de ses besoins en termes d’un rapport de forces entre lui-même et son milieu et intériorise les notions de performances et de compétition ; « le moi », écrit Marcuse, « est préparé à l’action et la productivité, avant même qu’une occasion spécifique fasse appel à une telle attitude ».

Il décrit également la restriction quantitative et qualitative des pulsions libidinales, leur canalisation vers la seule fonction génitale reproductrice, et la tendance à les séparer de leurs buts profonds individuels pour les rattacher au travail et à la valeur marchande ; et il est amené à montrer derrière la libération de la sexualité telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, l’apparition d’un mode de domination nouveau.

Mais chaque individu, après avoir été formé au cours de sa jeunesse, est constamment re-formé, re-fabriqué, et livré en pâture aux institutions qui ont pour fonction la manipulation permanente des masses : presse, cinéma, télévision, propagande. La description de ce phénomène nouveau, à la fois puissant renforcement de l’oppression et preuve de sa faiblesse fondamentale est une des lignes de force de Eros et civilisation : « Le peuple », écrit Herbert Marcuse, « doit être maintenu dans un état de mobilisation permanente, interne et externe. La rationalité de la domination a progressé jusqu’au point où ses fondements sont menacés : elle doit donc être réaffirmée plus efficacement que jamais. Cette fois il n’y aura pas de meurtre du père, même symbolique, car il se pourrait qu’il n’ait pas de successeur ».

Marcuse va cependant au-delà de cette description des mécanismes de domination, de manipulation et de répression, pour aboutir à une réflexion sur la forme que prendrait une société non répressive, – une société qui ignorerait le principe de performance et dans laquelle « le niveau de vie se mesurerait en termes de besoins humains fondamentaux et de libération de toute culpabilité et de toute peur … ». Or il semble à Marcuse que l’abondance matérielle et le haut niveau technique de notre société nous permettent d’envisager sérieusement l’élimination du travail obligatoire. Si la société présente est soumise à un « principe de réalité » répressif, cela ne provient aucunement d’une nécessité objective, mais seulement d’une nécessité sociale : le « principe de réalité » garantit non la survie de l’espèce (qui se trouve aujourd’hui assurée par l’abondance, le problème de la destruction nucléaire mis à part), mais celle des dirigeants et de leur pouvoir. Ce que Marcuse appelle, dans une société comme celle d’aujourd’hui qui n’est plus écrasée par la rareté des biens matériels, « sur-répression ». C’est le « principe de performance », le « principe de réalité » spécifique, historique « d’une société acquisitive et antagoniste, en expansion constante ». « Réglée par ce principe, la société est divisée hiérarchiquement selon la performance économique compétitive de ses membres ». (3)

Dans une société non-répressive orientée vers l’expansion psychologique, le modèle serait non Prométhée, qui représente la morale du travail, de la privation et du non-plaisir, mais Narcisse et Orphée : Marcuse se fait ainsi le défenseur d’une révolution qui remplacerait l’oppression par la recherche explicite de la joie et du jeu. L’épanouissement total passerait selon lui par la liquidation du terrorisme de la génitalité obligatoire et par l’exploration de toutes les possibilités érotiques : l’on peut seulement regretter que Marcuse n’ait pas développé davantage cette idée, admise seulement par une minorité de psychanalystes et de marxistes et qui relève autant de la théorie et de la pratique révolutionnaire que de la psychanalyse.

Comment passer de la répression à la non-répression ? Existe-t-il une voie privée, et intérieure, vers la liberté, ou la libération ne peut-elle être que collective ? En s’efforçant de répondre à ces questions, Marcuse montre tout d’abord fort bien les limites de la cure psychanalytique. La cure réussit-elle à soustraire les, êtres à la misère collective ? la domination sociale, objective, chancelle-t-elle lorsqu’un patient fait la conquête de sa liberté intérieure ? Exemples à l’appui, Marcuse part en guerre contre ces mystifications. Il démontre de façon serrée que la psychanalyse soi-disant révolutionnaire d’Erich Fromm et de Karen Horney n’aboutit en fait qu’à un conformisme moralisant plus subtil dont le principe est que tout individu peut s’élever au-dessus de l’oppression sociale et peut trouver en lui-même force et bonheur. Or, affirme Marcuse, la société est objectivement aliénante et l’individu, élevé dans ses catégories et sous sa domination, ne peut s’en évader.

C’est à partir de ce point, cependant, que les faiblesses du livre de Marcuse se révèlent. Car ayant à juste titre rejeté la cure psychanalytique en tant que solution générale, Eros et Civilisation se montre en fait incapable de détecter, dans la société elle-même, les éléments d’une transformation radicale. Bien qu’il ait compris que la société de masse évoluait vers une domination à la fois plus directe et moins stable, moins incarnée dans des valeurs et dans des comportements définissables, Marcuse s’étend trop peu sur l’évolution des êtres humains qui sont les membres de cette société de masse, et qui, étant donné la nature et la fragilité de la domination à laquelle ils se trouvent soumis, ne peuvent que peser chaque jour d’un poids accru, puisque tout finit par dépendre d’eux. « Avec le déclin de la conscience », écrit-il, « avec le contrôle de l’information, avec l’absorption de l’individu dans la communication de masse, la connaissance est bureaucratisée et limitée. L’individu ne sait pas ce qui se passe vraiment ; la puissante machine de l’éducation et de la distraction l’unit à tous les autres dans un état d’anesthésie d’où toutes les idées nuisibles tendent à être exclues ». Mais comment l’individu aliéné, réprimé, conditionné jusqu’au plus profond de lui-même par la société peut-il s’en affranchir pour créer les bases d’une société non aliénée ? Marcuse ne répond pas à cette question, qui est pourtant la plus inquiétante et la plus importante qui soit. Pour y répondre, il aurait été nécessaire qu’il étudie les rapports concrets et réels qui s’établissent entre les hommes au sein de la société, ainsi qu’il commence à le faire à plusieurs reprises, mais sans persévérer. Il aurait alors peut-être perçu qu’il naissait de ces rapports l’esquisse d’une prise de conscience, l’ébauche d’une lutte, le début d’une transformation de la société.

Mais Marcuse aborde le problème de la domination et de la libération en philosophe, et même en philosophe académique : il voit la réalité de loin et il oublie alors et Marx et Freud, puisque tous deux, chacun dans son domaine propre, opérèrent un retour au réel et au vécu. Il ne suffit pas de plaquer les schémas historiques marxistes sur ce que l’on sait de l’affectivité pour que les problèmes soient résolus. La lecture d’Eros et civilisation laisse parfois l’impression que Marcuse attend d’un quelconque mécanisme historique la fin de la domination et de la répression, tout comme il fait découler la transformation du « principe de réalité » en un principe répressif d’un simple changement dans la quantité des biens de consommation disponibles. L’on ne pense alors ni à Freud, dont Marcuse se propose d’interpréter et de prolonger la pensée, ni à Marx, à qui il veut rester fidèle, mais à ces « marxistes » qui, fidèles eux aussi mais seulement à la lettre, croient à une évolution historique inévitable, régie par des lois et aboutissant à une révolution inéluctable, et dans laquelle l’intervention créatrice des hommes serait finalement négligeable.

Hélène GERARD.


(1) Voir, entre autres : A. Wheelis, The Quest for ldentity, Londres ; B. Bettelheim, Love is not enough, Free Press, Glencœ, Illinois, Paul and Mary, Doubleday Anchor Book, New-York, The Informed Heart, Thames and Hudson, Londres.

(2) Editions de Minuit (Collection Arguments).

(3) A propos du système soviétique Marcuse écrit : « Efficacité et répression convergent : l’élévation de la productivité du travail est l’idéal sacrosaint à la fois du capitalisme et du stakhanovisme stalinien ». L’on aurait aimé que l’auteur s’exprime davantage à propos de l’U. R. S. S. A cet égard il convient de se souvenir que Eros et civilisation a été publié aux U. S. A. en 1955.

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