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Ce que sont les « frères musulmans »

Article paru dans El-Oumami, n° 10, juin-août 1980, p. 16-17


Nous avons rappelé dans notre précédent numéro comment les « frères musulmans » ont pu mettre à profit la victoire de la « révolution islamique » en Iran et l’intervention criminelle de l’impérialisme russe en Afghanistan pour apparaître de façon marquée sur la scène politique en Algérie. Les agressions auxquelles se livrent les divers groupes intégristes contre les jeunes qui ne sont pas enthousiasmés par les traditions islamiques réactionnaires ne se comptaient plus ces derniers mois. Lors des manifestations et des grèves qui ont eu lieu récemment en Algérie, les bandes de « frères musulmans » ont été très actives aux côtés des étudiants nationalistes « socialistes-arabes » plus connue sous le nom de « Baath » contre les grévistes et les éléments combatifs (Les interventions à Bab Ezzouar le 24 mai auraient fait une trentaine de blessés).

Il est clair que ces forces politiques, bien que se prétendant « opposantes » au régime actuellement en place en Algérie, font le jeu de la police et de la sécurité militaire et il n’est pas exclu qu’elles aient déjà des rapports directs avec de hauts fonctionnaires dans la bureaucratie civile et militaire.

Nous nous sommes proposés de revenir brièvement sur l’histoire des « frères musulmans » pour mieux les faire connaître à nos lecteurs, car il n’est pas impossible que ce courant arrive à cristalliser autour de lui des couches plus ou moins larges de jeunes sans-travail en l’absence du mouvement ouvrier organisé, surtout lorsqu’on sait que les sectes intégristes accordent une importance considérable aux jeunes issus des milieux populaires

L’ORIGINE HISTORIQUE

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les idées démocratiques anti-féodales et républicaines, ainsi que les concepts modernes de « nation » et de « nationalité » commençaient à peine à pénétrer dans le monde arabe, notamment en Egypte. C’était l’époque où Arabi Pacha
menait la lutte contre les Anglais. Il avait pu ainsi cristalliser un pôle social et politique auquel ont dû s’affronter et le colonialisme britannique et les notables et gros propriétaires fonciers locaux.

L’école qui a joué le rôle principal dans la résistance aux idées bourgeoises-laïques fut celle d’El-Azhar, dont les figures les plus connues furent El-Afghani et Mohamed Abdou. Certes, cette école s’est opposée au Califat ottoman dans le monde arabe, mais elle l’a fait précisément pour le compte des britanniques, c’est-à-dire contre le mouvement social et son expression démocratique-bourgeoise à l’époque.

S’adressant aux partisans d’Arabi Pacha qui ne faisaient que reprendre les idées de la révolution démocratique qui avait déjà eu lieu en Europe, Mohamed Abdou déclarait en 1882 :

« Jamais, chez aucune nation sur terre, les nobles et les riches ne sont allés jusqu’à se revendiquer de l’égalité avec le reste des gens et à réclamer la suppression de leurs privilèges et l’exercice de leurs fonctions avec la participation des classes inférieures de la société. Comment cela est-il arrivé aujourd’hui ? La devise de Dieu a-t-elle changé ? Ou alors la vertu serait-elle arrivée chez nous au point que vous ayez accepté et choisi consciemment de faire participer le reste de la nation à votre grandeur et de vous rabaisser ainsi au niveau de la populace sous prétexte d’attachement aux idéaux d’humanité et de justice ?… » (l).

La cristallisation du courant bourgeois-libéral autour du « WAFD » en Egypte et le développement du mouvement social ont fait éclater l’école de Mohamed Abdou en deux fractions, la première, « illuministe-réformiste » sous la direction d’El-Kaouakibi, se prononce contre les privilèges du clergé musulman, pour la séparation de la religion et de l’Etat, pour la « justice sociale », etc. La deuxième, plus « orthodoxe » du point de vue de l’attachement aux valeurs islamiques, sous la direction de Rachid Rédha et Mohamed Zahroui qui attaqueront Mohamed Abdou qui refuse de proscrire photographie, téléphone et radio, verra apparaître dans ses rangs Hassan El-Bana, fondateur historique des « frères musulmans ».

LA NATURE SOCIALE DE LA CONFRERIE

Dès le départ, Hassan El-Bana travaille avec un groupe qui ne cache même pas les liens étroits qu’il entretient avec le Palais et les gros propriétaires fonciers. Les personnalités les plus connues de la secte ne sont autres que des notables archi-haïs par les paysans : Abdelhamid Bek, Abdelaziz Chaouich, Ahmed Taïmour Bacha, Ahmed Soukari, etc. Le secrétaire général de la secte, Abdelhakim Abidine, est un grand commerçant. C’est lui qui s’était chargé au début de financer la confrérie.

Aux cheikhs et notables d’El-Azhar, Hassan El-Bana tenait un langage direct qui en dit long sur les motivations réelles de ce courant :

« Si vous ne voulez pas œuvrer pour Dieu, œuvrez au moins pour ce monde-ci et pour vous-mêmes. Sachez que si l’Islam perdait de son influence au sein de cette nation, ce serait la fin d’El-Azhar et des Oulémas. Vous ne trouverez pas de quoi vivre, ni de quoi dépenser. Défendez votre existence si vous ne défendez pas l’Islam » (2).

C’est clair : les « frères musulmans » ont pour rôle de perpétuer l’obscurantisme et de cultiver l’opium de l’Islam dans les rangs des masses pour que les notables d’El-Azhar et d’ailleurs continuent à vivre en maîtres.

LA « GENEROSITE » DES BRITANNIQUES

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les Britanniques aient fait preuve d’une « générosité » sans limites à l’égard des « frères musulmans », se chargeant de les financer directement, surtout lors de la seconde guerre impérialiste. La société britannique « Suez » a, par exemple, offert à la confrérie un cadeau de… 5000 livres égyptiennes durant cette période.

De tels exemples ne sont pas isolés : en 1946, la secte des « Frères musulmans » possédait en Egypte :

– la société de presse El-Ikhouane, au capital de 50 000 livres ;
– la société d’imprimerie El-Ikhouane, au capital de 70 000 livres ;
– la société arabe de publicité (capital de 100 000 livres) ;
– la société islamique de services (capital : 30 000 livres) ;
– la société arabe des mines au capital de 60 000 livres ;
– la société de textiles El-Ikhouane au capital de 8 000 livres ;
– la société de commerce et d’architecture (capital : 14 000 livres) ;
– une société agricole possédant 800 fedans. (3).

D’ailleurs, les « frères musulmans » eux-mêmes, n’ont jamais caché leurs liens avec les Britanniques et l’ « aide » qu’ils en recevaient. Voici ce qu’on peut lire dans un de leurs journaux de l’époque :

« Ce sont les Anglais qui ont pris l’initiative de nous contacter, parce qu’ils craignaient un rapprochement entre les Ikhouanes et le Palais. A la suite d’une discussion qui a porté sur les idées et le programme de la confrérie, le partenaire anglais s’est déclaré prêt à donner une contribution financière pour aider la confrérie à accomplir sa mission » (4).

Les « frères musulmans »ont rendu aux Britanniques leurs services avec intérêts. Quand, au moment de la seconde guerre mondiale, Ali Maher s’est aligné sur l’Axe en entraînant derrière lui un certain nombre de cheikhs d’El-Azhar comme El-Mouraghi qui lançaient d’un même souffle « Allah Akbar » et « En avant, Rommel ! », les « frères musulmans » étaient là pour prêcher que la colère d’Allah était dirigée contre tous les ennemis de l’Angleterre.

DES AUXILIAIRES DU PALAIS

En 1935, une délégation de « frères musulmans » s’est présentée devant Mohamed Achemaoui, alors ministre de l’enseignement et ami intime de Hassan El-Bana, qui lui a offert 5 000 livres. Le ministre a, de plus, promis de donner à la confrérie l 000 livres supplémentaires pour chaque école ou chaque cercle inauguré par les « frères musulmans ».

Dans leur organe A-Nadhir, les « frères musulmans » se faisaient objectivement les porte-parole du Palais en attaquant ceux qui critiquaient ou rejetaient la constitution monarchique :

« La confrérie des frères musulmans ne peut nier le respect qu’elle doit à la constitution (…) et ne peut susciter la haine des gens à son égard. Elle ne peut faire tout cela alors que c’est une confrérie fidèle, sachant que l’excitation du peuple signifie la révolution et que la révolution signifie la Fitna (hérésie) et que celle-ci mène à l’enfer » (5).

Pour Hassan El-Bana, « la constitution (monarchique) dans son esprit et ses objectifs généraux ne contredit pas le Coran » (6).

DES MILICES ANTI-OUVRIERES

Les services rendus au roi Farouk et l’appui financier britannique ont permis aux « frères musulmans » de se renforcer. A la fin de la seconde guerre mondiale, ils sont passés de 400 à 2 000 cellules, chacune bénéficiant d’une mosquée ou d’une école, souvent des deux.

Il n’était pas rare que Hassan El-Bana en personne soit utilisé par le roi pour calmer la foule à l’occasion d’émeutes populaires. La presse de la confrérie n’hésitait pas à taxer les ouvriers qui dirigeaient les grèves d’ « athéisme », notamment lors des émeutes ouvrières de 1946 dans la région de Choubra El-Kheima.

« Il faut que l’ouvrier de cette région fasse preuve de piété et d’un comportement exemplaire… La relation entre le patron et l’ouvrier doit être basée sur le respect et l’affection réciproques » (7).

Par ailleurs, Hassan El-Bana déclarait : « les ouvriers doivent toujours se rappeler leur devoir à l’égard de Dieu, à l’égard de leur personne et à l’égard du patron » (8).

Mais le travail des « frères musulmans » ne se limitait pas à la simple dénonciation du mouvement ouvrier. La confrérie n’hésitait pas à constituer de véritables milices anti-ouvrières pour participer au flicage et à la répression des capitalistes, de la monarchie, de l’impérialisme. Voici ce que déclarait un dirigeant « khouandji », Salah Eddin Abou El-Kheir, devant un tribunal :

« Le département des renseignements des frères musulmans rassemblait des informations utiles lors des mouvements et des émeutes et je sais que les frères musulmans ont mis la main sur de nombreuses cellules clandestines et les ont livrées à la police » (9).


Ce rappel de quelques éléments historiques suffit pour montrer la véritable nature de ce courant. Inutile de souligner que la soi-disant « opposition » de cette secte au régime de Nasser était basée dans la réalité sur des considérations réactionnaires. Les liens que les « frères musulmans » ont toujours eus avec les services secrets impérialistes et les régimes monarchiques arabes, comme celui d’Arabie saoudite, le prouvent. Par ailleurs, l’ « opposition » des « frères musulmans » à des régimes bourgeois comme ceux de Nasser ou de Boumediène ne peut cacher le fait qu’ils constituent surtout une opposition active et acharnée au mouvement des ouvriers et des paysans pauvres. (10).

Contre la violence légale de l’Etat bourgeois, contre la violence para-légale des « frères musulmans », la classe ouvrière doit se préparer dès aujourd’hui pour réaliser les conditions d’une auto-défense efficace en utilisant le nombre et la concentration que lui donne le capitalisme.


(1) Docteur El-Hadioui, Abdallah Nadine, p. 177 (en arabe).
(2) Hassan El-Bana, Mémoires, p. 96 (en arabe).
(3) Rafaët Said, Hassan El-Bana fondateur de la confrérie des Ikhouanes, p. 119 (en arabe).
(4) A-Nadhir, du 21/07/1946.
(5) A-Nadhir, 33, article de Hassan El-Bana, Les Ikhouanes et la constitution (en arabe).
(6) Anouar El-Djoundi, Les frères musulmans, p. 62 (en arabe).
(7) A-Nadhir, du 20/08/1946.
(8) Id., du 24/05/1946.
(9) Dossiers du tribunal général du peuple, année 1954, tome 1er (en arabe).
(10) Ce sera pour nous l’objet d’un travail ultérieur que d’analyser la portée sociale exacte de l’ « opposition » des « frères musulmans » au régime en place en Algérie.


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