Extrait de Maxime Rodinson, La fascination de l’islam, Paris, La Découverte, 2003 [1ère édition : Paris, François Maspero, 1980], p. 129-139
6. Quelques thèses pour conclure
Relisant une dernière fois les pages qui précèdent, je suis saisi par un doute quant à l’impression générale qu’elles pourront laisser au lecteur. Il me semble que cette impression sera exagérément optimiste. La raison en est claire. J’ai écrit et parlé pour des orientalistes. Je n’avais pas à leur donner de leçons. Je devais faire confiance aux tendances positives que j’apercevais dans leur activité, supposer leur continuation, leur victoire sur les ombres restant au tableau.
Ces tendances existent assurément et, globalement, l’entrée en scène des jeunes générations les renforcent. Mais le panorama d’ensemble porte moins à l’optimiste qu’il pourrait le sembler.
On a coutume d’accuser le poids du passé et de rejeter toutes les fautes sur l’idéologie qu’engendrait la colonisation. Il y a là une part de vérité. Mais on en conclut trop vite que la décolonisation a déjà éliminé ou va vite éliminer toutes ces failles ou encore qu’une attitude anticolonialiste radicale (et mérite antinéocolonialiste) en préserverait à jamais.
C’est, à mon avis, une erreur. Il n’y a pas seulement le poids du passé, il y a aussi (et de plus en plus il faudra dire : surtout) le poids de la situation actuelle. Les spécialistes occidentaux des divers pays, peuples, sociétés, civilisations classés à l’Orient (ou ailleurs) sont des membres de leur société (une société globalement privilégiée) et, en règle générale, des strates privilégiées de leur société. Il ne faut pas en tirer des conclusions abusives, mais le fait est là et il ne faut jamais l’oublier.
Les suggestions de cette situation poussent à des déformations de la vision et du jugement. Une vision, un jugement conditionnés, c’est normal, admettons-le. Les philosophes d’aujourd’hui se gaussent de toute prétention à dépasser cette situation. D’où beaucoup concluent qu’il n’y a qu’a se laisser aller aux suggestions de leur idéologie préférée.
On pourrait le croire. Mais, par une contradiction dont ils ont rarement conscience, les mêmes qui répudient jusqu’au mot d’objectivité ne cessent de polémiquer pour démontrer qu’ils ont raison, donc pour donner une valeur supérieure, plus adéquate ou plus cohérente, à leur vision des choses.
Concluons que le conditionnement en question n’est pas dans sa totalité un mal irrémédiable — et ce que je dis ci-dessus sur les visions du Moyen Age me semble le démontrer. Mais il ne faut pas croire non plus qu’il existe un remède miracle, par exemple, pour ce qui nous occupe, l’adhésion totale aux visions des anciens ou actuels dominés. A des courants hétérogènes pas d’alternative globale et triomphante, solution merveilleuse, illusion mortelle de tous la stalinismes. Rien n’est si simple et les contradictions sont souvent insolubles. Il faut vivre avec elles.
Essayons de figer des conclusions en quelques formules.
1. Il n’y a pas d’orientalisme, de sinologie, d’iranologie, etc. Il y a des disciplines scientifiques définies par leur objet et leur problématique spécifique, comme la sociologie, la démographie, l’économie politique, la linguistique, l’anthropologie ou l’ethnologie, les diverses branches de l’histoire généralisante, etc. Elles peuvent être appliquées à divers peuples ou régions à une époque ou à une autre, en tenant compte des particularités de ces peuples ou régions, de ces époques.
2. Il n’y a pas d’Orient. Il y a des peuples, pays, régions, sociétés, cultures en grand nombre sur la terre. Certains ont des caractères communs (durables ou passagers). Toute étude commune à une ou plusieurs de ces entités doit être justifiée par certaines caractéristiques communes pendant une période déterminée. Elles laissent toujours en dehors d’elles d’autres caractéristiques qui restent spécifiques.
3. Les orientalistes sont encore nombreux à être prisonniers de l’orientalisme, à être enfermés dans un ghetto et souvent à s’y complaire. Le concept même d’orientalisme vient de nécessités pratiques transitoires où se sont trouvés les savants européens appliqués à l’étude des autres cultures. Il a été renforcé par l’hégémonie de leur société sur les autres et cette situation a fortement déformé leur vision.
4. La complaisance des orientalistes pour leur ghetto s’est trouvée aggravée par les nécessités de la spécialisation et les séductions du professionnalisme — facteurs universels. La spécialisation est une obligation du travail scientifique sérieux et en profondeur. Mais elle tend à engendrer une vision spéciale, bornée, étriquée des faits. Le professionnalisme abonde en séductions : gratifications de l’admiration ambiante, de l’ascension dans un cursus jalonné d’honneurs et d’avantages, excitation de la lutte pour le pouvoir au sein d’un milieu bien connu — un pouvoir sordidement limité, mais dont la possession suscite des passions dignes de César ou de Napoléon ! J’en passe. Le professionnalisme ajoute sa touche intéressée aux déformations engendrées par la spécialisation. Celles-ci sont probablement inévitables. Le chirurgien qui nous sauve la vie par une opération menée de façon compétente a aussi ses déformations professionnelles, mais nous apprécions son intervention ! Notons que les pays sous-développés qui ne peuvent pas se payer le luxe de spécialistes professionnels en subissent de fort lourds inconvénients. Les dilettantes sont souvent pires !
Les spécialistes d’autres disciplines contribuent à enfermer les orientalistes dans leur ghetto. Même quand le problème qu’ils étudient les y incite, ils craignent (non sans raisons !) de poursuivre leur étude sur un champ plus ou moins oriental qui ne leur est pas familier. Ils se justifient par le fait que ce champ est le domaine d’un collègue. Raisonnement professionnaliste de spécialiste.
Marx qualifiait de « crétinisme parlementaire » le fait de ne concevoir la vie d’un pays qu’a travers le prisme des luttes au Parlement. Les « crétinismes » de ce genre sont multiples. Ne voir les problèmes scientifiques qu’en les limitant aux frontières de sa spécialité et en les soumettant aux règles coutumières de sa profession, c’est un type de « crétinisme » encore fréquent. Il a de grands avantages psychologiques pour le savant : il se constitue un domaine où lui et ses collègues sont les maîtres souverains, refusant quelque pertinence que ce soit à tout regard de l’extérieur. A son excuse, il faut dire que le travail de tout spécialiste est assez astreignant pour ne permettre son dépassement — autrement qu’en piquant ici et là quelques idées disparates — qu’au prix d’efforts pénibles.
En dépit de tout cela, la mécanique du travail érudit en lui-même aboutit à de multiples résultats qui sont des plus précieux.
5. Toutes ces attitudes sont aggravées du fait de l’attachement de beaucoup à un conservatisme conformiste. C’est un résultat statistique de leur origine et de leur situation sociales, même si ce n’en est pas l’issue obligatoire et si la même situation originelle peut produire des révolutionnaristes d’autant plus extrémistes que leur liaison avec une situation réelle est artificielle et abstraite.
Le conservatisme est souvent viscéral. Le conformisme n’en est que la coloration dans les attitudes : se départir de la fidélité aux structures établies n’est pas seulement une attitude erronée, elle est malséante. Il est entendu que la société capitaliste avancée, ayant un mécanisme de récupération fort au point, donne souvent une prime au dissident et le met à la mode. Mais les structures traditionnelles restent fortes, les revanches conservatrices sont récurrentes. En gros, dans beaucoup de cas, il y a un intérêt pratique à rester dans la norme ou à y revenir après quelque écart qui donne valeur à ce retour. En gros, on a plus de chances de s’assurer ainsi la « réussite », l’ascension professionnelle et sociale.
Le conservatisme consiste à craindre le changement, à s’en méfier, à en avoir peur. Toute « déstabilisation » — terme devenu significativement à la mode et de façon péjorative — est inquiétante, elle est refusée et un mécanisme de censure oblige à la nier autant que possible en dévalorisant son influence, sa réalité, sa profondeur. Ceci alors que la « déstabilisation » est la loi de l’histoire…, avec la « restabilisation », il est vrai.
Le conservateur dévalorise le mouvement et éternise les structures du présent. Il en fait une essence des choses. Il est foncièrement essentialiste. La structure actuelle est éternelle parce qu’elle est fidèle à des essences éternelles. Il y a mille et une espèces d’essentialisme : celui de la race, celui du peuple, celui de l’idéologie, celui même de la classe et de l’État. L’essentialisme peut pourtant conduire à soutenir une révolte, une révolution, mais à condition qu’elle amène rapidement à une restabilisation au profit de la structure qui avantage l’essentialiste.
Privilégier une essence, c’est négliger les mécanismes qui la constituent, qui la minent, qui la détruisent. C’est ne considérer que son « idée ». C’est un idéalisme. Nul ne sait ce que c’est au juste que le matérialisme historique. Une seule définition est valable : c’est la lutte contre l’idéalisme historique, hydre multiforme et bien tangible, toujours résurgente et souvent spontanée que « produisent » même ceux de nos philosophes qui se disent et se croient « matérialistes ».
La majorité conservatrice refuse d’accorder toute légitimité aux révoltes d’aujourd’hui, s’efforce au maximum de les nier. Elle se justifie par le langage mythifiant et la pratique souvent condamnable des révoltés. Ce sont des réalités, mais il faut savoir voir au-delà et cela n’excuse ni les mythifications conservatrices ni l’oubli des pratiques non moins condamnables que le mécanisme de la conservation n’a abandonnées (au maximum) que depuis peu et en partie.
6. Le conservatisme pousse le conservateur à reculer devant tout ce qui lui semble, dans le domaine des idées aussi bien que dans celui des pratiques, avoir partie liée avec la déstabilisation.
Certes, les explications avancées par l’essentialisme raciste restent pour une large part discréditées, du moins quand elles sont déclarées et avouées. Il en reste pourtant de larges traces et bien des conversions causées par les succès de la décolonisation ne sont qu’à moitié sincères ou pas du tout. Certes, la vision théologocentrique des choses n’est plus reçue avec la tranquille assurance d’autrefois, elle suscite des doutes dans la majorité centriste de l’opinion orientaliste. Mais là aussi, on retombe aisément en pratique dans des démarches répudiées en théorie. Le succès des mouvements politiques se servant du drapeau religieux ne peut qu’aider à des résurgences.
Si ces explications sont, dans l’ensemble, répudiées, au moins en façade, c’est la peur panique de tout ce qui évoque, même de loin, la problématique marxiste qui explique, je pense, la répulsion envers les visions d’ensemble des mécanismes sociaux. Cela surtout lorsque ces visions tendent à donner aux facteurs idéologiques une place dérivée (rappelons que le terme de dérivation est dû à Pareto, non à Marx), conditionnée, dans une large mesure au moins, par les situations. Tout ce qui va dans le sens d’un certain primat des situations économiques, politiques, sociales, sur un certain plan, à une certaine place, évoque au conservateur l’ombre justement redoutée du Goulag et le spectre de la révolte des masses du monde dépendant. L’alliance stratégique, au moins partielle, des Etats dits socialistes et des dirigeants qui canalisent la révolte en question ne peut que renforcer ce sentiment. De même les pratiques gouvernementales autoritaires des pays nouvellement indépendants.
Les attitudes politiques — y compris celles qui se drapent dans le déguisement de l’apolitisme — commandent les visions globales et, notamment, les visions du passé. C’est de ces répulsions, de ces craintes, du conservatisme que proviennent le refus d’une vision d’ensemble structurée de la société, et en conséquence, l’éclectisme dans les explications, la recherche d’un illusoire juste milieu entre les facteurs proposés par les uns et par les autres, la quête désespérée d’un vain équilibre.
L’évocation erratique de multiples facteurs disparates, dont le désordre est proclamé tel par nature ou simplement suggéré, a bien des avantages du point de vue de la recherche du succès, motivation primordiale de l’intellectuel. La variété foisonnante, le tableau chatoyant, le constant déplacement des éléments et des éclairages donnent l’impression de toucher du doigt une réalité multiforme, de voir se déployer une liberté souveraine de l’esprit, de rendre hommage aussi aux mille facettes que présentent les diverses cultures ethnico-nationales.
Si beaucoup d’esprits sont désireux de problématiques nouvelles qui leur permettront de s’affirmer, ils se voient offrir diverses options qui sont, au vrai, des refuges. Ils pourront s’activer — utilement d’ailleurs — par exemple dans le cadre des nouvelles techniques structuralistes qui innovent réellement, mais dans des champs limités : en linguistique, en théorie de la littérature, plus ou moins dans des analyses anthropologiques, etc. En histoire, le courant (fort utile aussi) de la longue durée, de l’étude des mentalités, etc., joue le même rôle entre autres. On pourrait citer d’autres exemples où l’intervention des thèmes de l’analyse psychanalytique, l’application des méthodes mathématiques, etc., ont la même fonction. La tendance à majorer au maximum le rôle du langage donne lieu à des études parfois fascinantes, toutes abusives qu’elles soient.
Toutes ces démarches suscitent des enthousiasmes. On n’a rien à y redire sauf que chacune est porteuse d’un exclusivisme, d’une vocation à la totalité non moins trompeurs que les démarches anciennes. Ceux qui s’y engagent ont le sentiment d’être parties prenantes d’une entreprise révolutionnaire qui, s’approfondissant et se développant, entraînant des masses toujours plus nombreuses de chercheurs, va bouleverser les visions admises du monde. D’où des enthousiasmes exclusifs et souvent fanatiques. Ils ne voient pas que ce bouleversement n’est que partiel et qu’il ne touche pas à la vision d’ensemble, qu’il détourne même de s’attaquer à sa mise au point. En particulier, il y a là mille façons d’éluder le problème central du pouvoir — du pouvoir suprême dans une société, du pouvoir politique et non des multiples pouvoirs diffus —, le problème des situations qui permettent de l’exercer ou de l’attaquer. Or, omettre cette dimension capitale, c’est s’exposer ne rien comprendre aux mécanismes d’une société, tout comme omettre la nécessité où elle est d’assurer avant tout sa survie et sa reproduction.
Ces démarches innovatrices sont regardées avec indulgence par les conservateurs, du moins ceux qui ne sont pas les plus bornés. Par contre, ils se déchaînent contre toute vision d’ensemble accordant une place clé aux situations économiques, sociales et politiques. Outre les accusations proprement politiques auxquelles il a été fait allusion ci-dessus, on agite, par exemple, contre ceux qui proposent de telles idées, l’accusation de réductionnisme. Comme si donner une place stratégiquement située à un facteur équivalait à y réduire tout ! Comme si la réduction courante, proclamée ou rampante, au seul facteur idéologique (et plus spécialement religieux) était jamais clairement dénoncée !
Si même les orientalistes conservateurs veulent bien admettre une importance spéciale pour notre temps des révoltes dues à des facteurs de domination politique ou sociale, des luttes entre des acteurs sociaux différemment situés, des structures sociales donc, ils souhaiteraient les confiner au XXe siècle, à la rigueur au XIXe aussi. Toute évocation de l’action des mêmes facteurs dans le passé leur répugne et suscite en eux, au moins, le malaise. Dérivant de là, il y a un refus déclaré de reconnaître des structures permanentes ou récurrentes à travers l’histoire. Des faits et même des mots du présent, s’ils sont appliqués au passé, prennent un caractère pour ainsi dire obscène. On se justifie par l’historicisme, plus précisément par une volonté affichée de ne pas transporter dans le passé les conditions du présent.
Un tel refus est légitime et même très utile, face aux déchaînements d’anachronismes que produisent les idéologies d’hier et d’aujourd’hui. Mais il ne faut pas lui faire dépasser sa portée. On n’ira pas jusqu’à répéter avec le génial sociologue arabe du XIVe siècle, Ibn Khaldoun : « Le futur est plus semblable au passé que l’eau à l’eau. » Mais il y avait là une perception sociologique fort juste de la persistance, à travers les temps, les lieux, les formations sociales, de structures permanentes ou récurrentes. Cela tout simplement parce qu’il y a des lois conditionnant toute société humaine possible et aussi toutes les sociétés du même type.
7. La solution de la plupart des savants de ces disciplines qui nous occupent est de continuer la pratique de leurs devanciers sans se poser de questions, en poursuivant un pur travail d’accumulation érudite. Parfois, poursuivis quand même par le désir de produire une avance marquante, ils croient faire progresser la science par une théorie extraordinaire, une combinaison nouvelle d’éléments connus, un bouleversement des dates, des lieux ou des faits. Ou encore, ils étendent au niveau d’une théorie générale quelque conclusion d’une pratique érudite étroite. Le résultat est rarement positif. Il est même souvent piteux.
De toute façon, ces spécialistes ne voient pas qu’ils sont conditionnés, jusque dans le choix de leur recherche propre, par des idées implicites, celles de leur époque, de leur couche sociale, de leurs maîtres. Ces idées pèsent sur beaucoup de leurs conclusions mêmes partielles, sur les quelques questions qu’ils se posent, sur les nombreuses qu’ils ne se posent pas. Elles engagent les études dans une voie et non dans une autre. On n’échappe pas si facilement à sa société et à son milieu.
8. Les critiques exprimées ci-dessus ne doivent pas nous faire oublier, mépriser, négliger tout le travail qui se fait, même par des auteurs dont les idées générales (explicites ou implicites) sont contestables. Peu importent les idées qu’a eues Champollion sur la société, il a déchiffré les hiéroglyphes ! Je l’ai dit suffisamment plus haut pour me contenter ici de le rappeler pour mémoire. Il faudrait seulement y insister spécialement contre toute nouvelle tentative de jdanovisme, venue peut-être demain de la droite dans nos pays, pour le moment surtout suggérée par l’extrême gauche contestataire — et aussi par les régimes totalitaires au pouvoir, quels qu’ils soient, dans les pays nouvellement indépendants.
J’ai parlé ci-dessus des dangers de la théorie des deux sciences que suggère normalement toute contestation d’un establishment. Cette théorie, comme beaucoup du même genre, est la déviation mortelle de constatations ou d’idées telles que celles qui viennent d’être formulées et qui me semblent solidement fondées, un passage à la limite néfaste et catastrophique. Il est bien vrai que tout travail scientifique, toute recherche est en relations avec des conceptions générales qui imprègnent les couches dominantes ou critiques, voire les unes et les autres, dans une société. Mais ces relations sont rarement immédiates et la relation est, le plus souvent, des plus contradictoires, des plus indirectes, avec les orientations politiques de ces couches. Il est vrai aussi que toute conclusion scientifique peut avoir une répercussion, fût-elle infinitésimale, sur les structures et les options de la société où elle est formulée. Mais cette répercussion est, elle aussi, le plus souvent, indirecte, complexe, contradictoire.
Dans un régime totalitaire dit de droite ou dit de gauche, l’idée des sources (en amont) et des conséquences (en aval) du travail scientifique inspire l’option de la mobilisation totale des savants au service de la ligne idéologique qui répond à la politique gouvernementale. Il en est de même dans les partis fortement organisés, disciplinés, à inculcation idéologique rigoureuse. Il ne s’agit plus d’une influence diffuse de la situation mais des oukases d’un centre bureaucratique irresponsable et en général incompétent. Contre cette mobilisation dangereuse, mortelle pour la science, souvent fatale aux orientations même qu’elle est supposée devoir défendre, il faut mettre en avant l’autonomie relative mais réelle de la recherche, la liberté nécessaire au chercheur pour obtenir quelque résultat que ce soit. C’est un principe qu’on arrive à défendre sauf dans les périodes les plus dures, au moins au profit des études les moins liées à l’idéologie du pouvoir. Il y a en général une zone de libre mouvement qu’on parvient à préserver, même contre soi-même si le dévouement à la cause commune incite à toutes les abnégations. On peut observer à l’oeuvre dans l’humanité, partout et toujours, une tendance irrépressible qui pousse à l’autonomisation des tâches. Si la spécialisation à outrance, le travail acharné de l’érudit portent à des limitations et à des déformations de perspectives comme on l’a dit, d’un autre côté, quand déferlent les tyrannies mobilisatrices, ils peuvent représenter un refuge, un recours, une zone de liberté qui sauvegarde l’avenir, à partir de laquelle peut se diffuser avec le temps, comme on l’a vu ci-dessus, une activité scientifique plus libre.
9. Il n’y a pas de remède miracle, d’issue miracle aux apories de l’activité scientifique dont la situation, les idéologies déviées des orientalistes ne constituent qu’un exemple.
Contre les soumissions des orientalistes aux idéologies dominantes de la société bourgeoise libérale, le remède n’est pas, si tentant qu’il soit, le recours aveugle aux idéologies qui les contestent.
Il n’est pas dans le recours au marxisme vulgaire, dogmatisé, idéologisé des institutions marxistes, États ou contre-États. La critique qui vient de ce côté est souvent pertinente et salubre. Les théorisations peuvent contenir des éléments valables. Mais l’engagement dans ce sens mène à des mythes non moins illusoires et néfastes que ceux qui sont justement critiqués. L’essentialisme et l’idéalisme de la race-nation-peuple reparaissent sous des formes déguisées. L’essentialisme idéaliste de la classe (souvent fictive) et de l’État (dit socialiste), supposés par essence impeccables et inaccessibles à l’erreur, donne des résultats désastreux.
Le recours n’est pas non plus dans l’idéologie nationaliste des dépendants, des ex-colonisés. Cela, si réel que puissent être leurs griefs, si pertinente que soit leur critique, si nécessaire qu’il soit de la prendre en compte. Mais leur critique est le plus souvent sommaire. Une critique qui en reste au stade nationaliste tend en général à remplacer l’apologétique d’une nation, d’un groupe de nations par celle d’une autre nation ou d’un autre groupe. Cela ne mène pas loin du point de vue scientifique. Les effets obtenus par la terreur intellectuelle et le suivisme militant servent plus souvent la cause des intellectuels et des bureaucrates du tiers monde. couche privilégiée, que celle des masses dont ils se font les porte-parole. Cela n’enlève rien à la pertinence de leurs remarques, mais elles aussi ne peuvent échapper à un examen critique. Elles ne devraient pas inciter à la passivité ou à la servilité. Par exemple, le regard de l’autre peut être mal orienté ou malveillant. Mais, en soi, ce n’est pas un crime, c’est un droit qui doit être sauvegardé, c’est une contribution des plus utiles, des plus indispensables à une étude globale de soi.
10. Les études sur les peuples, cultures, sociétés des multiples régions englobées autrefois sous le nom d’Orient continueront. Y participeront désormais de plus en plus des spécialistes originaires du pays même ou de la zone étudiée. Pas plus ces derniers que les spécialistes occidentaux ne seront miraculeusement délivrés des entraves que les idéologies et les conditions sociales apportent à leur perception des choses, qu’il s’agisse de facteurs particuliers à notre époque ou inhérents à toute activité intellectuelle à travers les âges.
Un certain progrès se fera jour, quand ce ne serait au strict minimum que sous l’effet de l’accumulation des connaissances. Mais rien ne guérira radicalement les chercheurs des entraves qui s’opposent à leurs efforts. La compréhension ne progressera qu’au travers de contraintes et de contradictions analogues ou même identiques à celles du passé. L’avance théorique ne se fait ni spontanément à partir des données, ni par l’application d’une grande idée géniale, ni par des théorisations qui négligent une vision globale de la société, ni à partir de l’étude d’un seul domaine.
11. Les études savantes influencent bien moins qu’elles ne sont influencées par les idées courantes. Les perceptions de l’autre prennent en compte celui-ci moins pour ce qu’il est que pour ce qu’il paraît représenter comme menace, comme espoir, en connexion les passions et les intérêts, pour renforcer ou illustrer un courant interne. Nul ne hait ni n’aime gratuitement un peuple, un univers culturel extérieurs. Les images passent par le processus habituel de formation et d’évolution des idéologies. Vaste domaine dont le défrichement commence à peine.
2 réponses sur « Maxime Rodinson : La fascination de l’islam »
Incroyablement visionnaire cet article !! Nous nageons dans le conformisme planétaire, avec ou sans islam…crétinisation mondialisée..
Maxime Rodinson : un des plus grands intellectuels français du XXe siècle… Oublié ou ignoré par les générations montantes.