Article de Robert Petitgand alias Delny et Paul Bénichou paru dans Masses, n° 18, juin 1934, p. 7
RÉGRESSION SOCIALE ET VOYOUCRATIE
L’idéal fasciste peut ainsi se définir comme une profonde régression dans tous les domaines. Les aspirations à une Société militaire supposent, pour que celle-ci deviennent une réalité, la destruction radicale des formes de production, des rapports humains et de la culture de notre temps ; disons en un mot, l’anéantissement de la civilisation. Certes le fascisme n’est pas le premier à préconiser une semblable régression, et, bien avant lui les vieilles cliques réactionnaires extrémistes en France comme en Allemagne ont partagé ces idéaux. Mais ce qui le distingue des mouvements des doctrines antérieures, c’est la frénésie avec laquelle il se revendique de ces concepts et l’importance du recul qu’il envisage. Le Parti des hobereaux et des officiers allemands, le parti des Hugenberg, professe, lui aussi, des théories férocement réactionnaires. Et pourtant, s’il avait tenu les rênes du pouvoir, il n’aurait pas commis la moitié des atrocités dont l’hitlérisme s’est rendu coupable. Ceci peut s’expliquer très simplement ; la réaction classique, si violente qu’elle soit, limite toujours ses ravages ; elle exprime les intérêts de couches aristocratiques auxquelles leur propriété, leur pouvoir économique et politique, leur formation culturelle enfin, confèrent une certaine stabilité. Ces classes ont une grande expérience politique ; raffinées dans leurs manières et imbues de l’esprit de caste, elles ont horreur de se commettre avec des éléments populaires et conservent jusque dans l’énoncé de leurs principes, une certaine mesure et une modération relative. Au fond, elles sont trop attachées aux formes sociales existantes, trop conservatrices pour ne pas craindre tes débordements de la masse, quel que soit leur sens.
A l’inverse, la contre-révolution plébéienne se signale par son ton frénétique, ses attitudes déchaînées, par un véritable délire de destruction. Sa clientèle politique est formée d’une masse de petits bourgeois déclassés ou en voie de déclassement qui n’ont plus de bases solides dans la société et cherchent dans une régression illimitée, véritable fuite dans l’irréel, une issue à leur déchéance. L’explosion effrénée de ces éléments, les autodafés et les tortures, ce que l’on nomme encore la « Révolution Nationale » constituent l’essentiel de leur action « réalisatrice » ; condamnés par l’histoire à une mort certaine, coincés entre les deux grandes forces historiques du capitalisme et de la révolution socialiste qui signifient également leur perte, ils sont emprisonnés dans le carcan du désespoir, et retournent leur fureur contre la société elle-même. La révolution fasciste est avant tout anti-sociale, dirigée contre la civilisation qu’elle veut anéantir.
Il n’est pas étonnant dans ces conditions, que tous ceux qui vivent en marge de la loi sociale, les aventuriers, les apaches et les maquereaux soient entraînés, par le mouvement fasciste. Ils jouent un rôle considérable dans la « Révolution Nationale » on les trouve au sommet et à la base des organisations hitlériennes ; aventuriers de haut vol qui ne rêvent du pouvoir que pour se livrer à tous les débordements possibles ; assassins vulgaires dont la seule ambition est d’exercer le métier de gardes-chiourmes, afin de pouvoir commettre en toute sécurité les crimes les plus abominables. La philosophie de ce joli monde se résume exactement dans la formule : « Ôte-toi de là que je m’y mette ». « Installons-nous dans le fauteuil du patron, fumons ses cigares et couchons avec sa dactylo », pensent les miliciens « Coq Rouge » et « Robinet d’Amour ». « Hitler nous doit bien ça ».
La frénésie sadique qui marque l’arrivée au pouvoir du fascisme s’explique en grande partie par la présence de ces éléments ; de tels rebuts d’humanité n’ont pour fonction que d’exterminer les marxistes, ce dont ils s’acquittent si bien que le pouvoir doit modérer leur ardeur. Les idées sociales se confondent chez eux avec la soif du carnage ; ils sont contre les puissants de la même façon qu’ils sont contre la justice ; foncièrement asociaux, ils profitent de la bonne occasion qui leur est offerte pour soulager d’un coup leur haine de la société. Dans une large mesure la vague de mécontentement qui suivit les premières expériences du fascisme hitlérien est leur fait. Ils pensaient pouvoir renouveler éternellement leurs exploits, lorsque soudain, Hitler les fit rentrer à grands coups de fouet à la niche.
Un problème délicat pour le fascisme ; c’est de contenir ces irréguliers après les avoir utilisés au mieux de ses intérêts. Un peu de foin et quelques « délicatesses » au fond de la niche le résoudront. Dans les cadres de l’Administration, le bandit devient un pantouflard ; il lui arrive bien quelque fois d’emporter la caisse, mais, ce détail mis à part, il trouve dans la fidélité au Führer et dans l’exercice impitoyable d’une autorité régulière, suffisamment de satisfaction pour se tenir tranquille.
Les remarques qui précèdent ont pour but d’établir la parenté profonde du fascisme et de la vieille réaction sur le plan psychologique et moral : même état d’esprit, mêmes attitudes, mêmes idéaux, mêmes répulsions. Elles laissent évidemment intact le problème économique et social du fascisme. Encore serait-il bien surprenant qu’une semblable identité humaine recouvre des systèmes sociaux fort différents. Tous les vieux thèmes, aussi pourris qu’invétérés de la Réaction bourgeoise : culte de l’autorité, religion de la privation, religion tout court se retrouvent chez les frénétiques héritiers de Bismarck et de M. Thiers. Ici comme là, le crétinisme familial et patriotique constituent le fonds nourricier de la faune anthropoïde qui, sous le nom d’élite, reçoit la charge, des destinées de l’humanité.
Il faut ajouter que, si nous avons trouvé des différences entre la mentalité fasciste, et la vieille mentalité réactionnaire, elles sont tout à l’honneur de cette dernière. Trotsky a comparé, d’une façon très profonde et très frappante à la fois, le fascisme à un vomissement de barbarie mal digérée. Il faut, en effet, rendre grâce à la vieille réaction de la pudeur qui l’empêche de vomir devant le monde. Le visage lugubre de quelqu’un qui a quelque chose sur l’estomac et fait tout ce qu’il peut pour le garder est, relativement au débordement nauséabond de l’hitlérisme, un hommage à la civilisation.
Des considérations sur la psychologie fasciste n’ont vraiment tout leur sens que si, par contraste, elles jettent quelque lumière sur ce que doit être l’état d’esprit révolutionnaire. Nous pensons, en effet, que le spectacle du fascisme devrait éclairer à jamais les révolutionnaires sur le rôle profondément néfaste et régressif que joue, dans tous les cas, la mentalité militaire sous tous ses aspects : adoration du chef, volupté de la discipline : plaisir véritable, et incessant à anéantir l’individu, à le faire disparaître dans un organisme aveuglément manœuvré ; inquisition des gestes et des pensées. Il y a 60 ans, toute mise en garde dans ce domaine eût été superflue au sein du mouvement ouvrier. Des traditions fort lointaines, faisaient de l’indépendance, de la haine de l’oppression et de l’autorité, les vertus congénitales du mouvement. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Sous diverses influences, dont celle du bolchevisme tel qu’il se présente aujourd’hui n’est pas la moindre ni la plus heureuse, il n’est question partout que d’insignes, d’uniformes, de saluts, de mimiques guerrières, etc. La difficile en cette matière est évidemment d’accorder les nécessités de la lutte et les aspirations finales. Encore ne faut-il pas perdre de vue ces dernières, et bien se dire que leur oubli est, de toutes choses, la plus nuisible au succès.
De la même façon, les fascistes condamnent plus que jamais à nos yeux, en les prenant à leur compte, tous les enthousiasmes malsains qui, se nourrissant de l’ignorance et de la misère, les déifient, et par suite les perpétuent. On a quelquefois trop tendance dans le mouvement ouvrier actuel à idéaliser l’ouvrier fruste et ascète au lieu de montrer en lui l’image déplorable d’une classe esclave que le mouvement tout entier a justement pour but d’affranchir, de faire parvenir aux jouissances, à la culture et à la vie.
Entre le fascisme, et la Révolution, il y a plus qu’une divergence, sociale et politique, il y a humainement – un abîme sans fond.
DELNY ET PAUL BENICHOU
2 réponses sur « Robert Petitgand et Paul Bénichou : Psychologie du fascisme (fin) »
Décidément, l’Histoire se répète ! A noter qu’en 1934 on évoquait déjà les horreurs d’Hitler…5 ans avant la guerre. Mais des camps de concentration et de travail existaient déjà.
En effet, on savait déjà beaucoup de choses de l’horreur nazie mais certains préféraient regarder ailleurs ou cherchaient à composer avec.