Article paru dans Sans Frontière, n° 13, du 28 février au 6 mars 1981, p. 10-11
Venues de toute l’Algérie, 600 femmes se sont retrouvées à Alger, criant leur refus de la vie qu’on leur fait, réclamant que cesse l’arbitraire et la violence quotidienne, notre correspondante à Alger le dit, et ce ne sont pas effets de style : traquées dans les rues, refoulées aux frontières, sans droits, sans voix, elles exigent aujourd’hui de pouvoir participer à l’élaboration du « Code de la Famille » en projet depuis l’indépendance. Elles décident aujourd’hui que la coupe est pleine et disent leur volonté d’un changement profond au-delà des petites concessions qu’on leur accordera peut-être demain. L’année dernière, se sont tenues à Oran les « Journées de la Femme Algérienne ». Nous vous en ferons dans le prochain numéro un compte-rendu (sur les deux thèmes suivants : le rôle de la femme dans la révolution algérienne et réflexion sur la délinquance juvénile féminine).
A Alger, des femmes s’inquiètent. C’est que, ces derniers temps, tombent d’un peu partout des mesures venant rendre encore plus précaire le principe déjà vacillant prôné par l’article 39 de la Constitution (1).
On apprend que les femmes de la dernière promotion de magistrats ayant récemment prêté serment ont été écartées de la profession de juge (2).
Le refoulement systématique, dans les aéroports, des femmes se rendant à l’étranger non accompagnées par un « mâle » de leur famille (père ou mari de préférence) a mené l’angoisse à son paroxysme.
Les femmes sont d’autant plus désemparées qu’aucune mesure officielle ne vient confirmer ouvertement ces pratiques émanant à l’évidence des autorités supérieures de l’Etat… bien que d’ailleurs, cela commence à venir : déjà en effet, l’Apn a voté l’interdiction du travail de nuit pour les femmes, ainsi que le « droit » pour elles seulement, au travail à mi-temps.
Ces mesures instituent une discrimination dans l’emploi. La première aura pour conséquence de réduire l’accès, déjà limité, des femmes à l’emploi.
Même si, vu les conditions de travail des femmes, elle peut correspondre à une aspiration.
La deuxième mesure vient sanctionner la démission totale de l’Etat par rapport à la revendication exprimée par les femmes travailleuses (3) pour le développement des équipements socio-éducatifs (crèches, jardins d’enfants, cantines, laveries automatiques, transport scolaire etc.), afin d’alléger les tâches domestiques. L’autorisation du travail à mi-temps pour les femmes signifie que la primauté est définitivement accordée à leur rôle dans la famille, et que leur accès à l’emploi est subordonné à leur capacité de se débrouiller seules pour organiser leur double journée. Le Pouvoir affiche par là un choix délibéré de ne pas modifier la situation d’extrême minorité dans laquelle se trouvent les femmes par rapport à l’emploi (4).
Mais c’est la promulgation du « Code de la Famille » qui constituera la plus importante atteinte au principe 39 de la Constitution (5).
Par cette loi, l’Etat devra assumer la négation ouverte du principe de non-discrimination des sexes, ce qui risque de porter un coup à l’auréole « progressiste » de l’Algérie, et au prestige international dont elle jouit.
Il semble bien d’ailleurs que ce soit la principale raison du recul actuel de l’échéance de cette promulgation (6), tant la pression idéologique favorable à une législation de la famille bafouant les droits élémentaires des citoyennes est forte aujourd’hui (que ce soit d’ailleurs au niveau du Pouvoir ou dans l’« opinion »).
Il faut dire que les seules qui pourraient s’élever massivement contre une telle mesure, les femmes, se trouvent actuellement réduites au silence.
Enfermées pour 98 % d’entre elles dans le ghetto familial, écrasées par les maternités et le nombre d’enfants (7), elles sont interdites dans la plupart des lieux publics et traquées dans les rues…
Pour les 2 % qui travaillent, vient s’ajouter à la difficulté de l’insertion professionnelle, la fatigue de la double journée de travail, accrue par la dégradation des conditions de la vie quotidienne (attente devant les magasins, inflation, problème du transport, crise du logement, tracasseries administratives, insuffisance de la médecine…).
L’organisation désignée pour représenter les femmes, l’U.N.F.A., incapable d’une protestation minimale face à tous ces abus (8), parait bien avoir perdu tout crédit auprès de ces dernières, qui la considèrent au mieux comme un organisme de patronage.
Enfin, pour ce qui est des femmes élues dans les différentes institutions représentatives, leur nombre ainsi que leur impact ne permettent pas que l’on puisse s’interroger sérieusement sur leur rôle.
Cette situation amène les femmes désireuses de mener une quelconque action à opter rapidement pour une structure informelle.
C’est ainsi que des enseignantes et des étudiantes de l’université d’Alger se sont regroupées sur la base de préoccupations et d’un désir d’agir communs
Un entrefilet dans le journal, signalant que le Code de la famille serait directement étudié au niveau du prochain Comité Central, précipita l’activité du Collectif, qui s’empressa de lancer un appel aux femmes de l’Université pour une assemblée générale « pour rompre le silence fait autour de la situation des femmes en Algérie, pour lutter contre le monopole de l’information maintenu autour de l’avant-projet du Code de la Famille ».
Dans la semaine précédant l’A.G., la mesure d’interdiction de sortie avait commencé à frapper de nombreuses femmes, ce qui suscita un afflux inespéré le jeudi 5 février au matin, à la fac centrale.
Elles étaient environ six cent, ces étudiantes, enseignantes, travailleuses de différents secteurs (hommes également, en nombre non négligeable), à être venues là exprimer leur révolte. Toutes les portes des salles et amphis avaient été soigneusement verrouillées par l’administration, mais l’amphi Ben Baâtouche fut rapidement pris d’assaut. Il fut vite plein à craquer ce même amphi dans lequel environ un mois auparavant, l’écrivain Kateb Yacine, avait exprimé, devant une salle comble.
Sa détermination à se battre pour les libertés fondamentales des algériens, ce qui avait soulevé l’enthousiasme du public. On retrouvait d’ailleurs, à l’A.G. de femmes du 5 février, des militants du mouvement Kabyle venus manifester leur soutien à une cause dont ils se sentent solidaires.
Ce rassemblement est un événement marquant pour le mouvement des femmes en Algérie. Il a fait prendre conscience de la force potentielle qu’elles représentent et du caractère radical que peut revêtir leur action, si elles arrivent à rompre leur isolement.
La question de l’interdiction de sortie, même si elle fut un catalyseur, ne constituait certainement pas le seul mobile de la présence de nombreuses femmes ce jour-là. « Je me révolte parce que l’on m’oblige à ne sortir du pays qu’accompagnée par mon père ou mon mari » disait l’une d’entre elles. « Mais depuis longtemps déjà, on m’interdit de sortir avec mes enfants sans l’autorisation de leur père, alors que lui peut les emmener où il veut, et quand il le veut, sans avoir besoin de mon avis. Ceci est une aussi grave atteinte aux droits des femmes ».
En effet, l’Algérienne, majoritairement privée de toute reconnaissance sociale, et cantonnée au rôle de procréatrice, est réduite, même dans ce cadre, à n’avoir aucun droit.
Le projet gouvernemental de limitation des naissances qui commence à poindre à travers le ton malthusien de certains articles de presse et émissions de radio et de télévision, laisse présager des méthodes qu’utiliseront les techniciens du planning familial pour tenter de régulariser les naissances. Surtout si l’on sait à quel point les femmes sont dépossédées de leur corps.
D’autres interventions révélèrent la maturité des positions.
Beaucoup se levèrent pour dire leur refus d’être régies par un « code de la famille » d’être définies sur le terrain de l’institution familiale.
Il est vrai que la marge de manœuvre est mince, et que la revendication d’un « débat démocratique » sur la Charte Nationale…
Pourtant, aussi minoritaire, aussi « cantonné à l’intelligentsia algéroise » soit-il, ce mouvement a réussi à effrayer les instance officielles. Il a suffit qu’une délégation d’une dizaine de femmes soit envoyée au Ministère de l’Intérieur afin de demander des explications sur cette interdiction de sortie, pour que la mesure soit levée. Evidemment, les hauts responsables du Ministère « n’étaient pas au courant » (la directive émanait de la D.G.S.N. (9) par télex), mais il arrive que, n’importe quelle petite note interne à une administration se substitue au texte de loi le plus tangible…
Quelques jours après, El Moudjahid, toujours courageux, publia un démenti méprisant les femmes « notre gente féminine » (notez le possessif) qui auraient cédé à l’« intox » et auraient été prises d’une « espèce de panique injustifiée ».
L’article reconnait cependant que « les autorités sont en droit de veiller à la protection morale de ces jeunes dont le comportement hors de nos frontières fait quelquefois la « une » de certains journaux à sensation. (10).
De quel « droit » peut-il s’agir, sinon de celui à l’arbitraire ?
Habitués à lire entre les lignes, les algériens ne pouvaient voir là qu’une confirmation de l’existence momentanée de cette mesure…
Des protestations contre cette atteinte à la liberté de circulation des citoyennes avaient d’ailleurs été enregistrées dans d’autres cadres. A une réunion du S.N.E.S.S.U.PM. (11) par exemple, des enseignantes avaient dénoncé cette pratique.
Si la mesure a pu être levée, les algériennes savent plus que jamais qu’elles ne sont en aucun moment à l’abri de l’arbitraire. Parce qu’elles sont femmes, elles se voient chaque jour refuser leurs droits : logement, emploi, études, promotion, divorce, pension, enfants
Demain, et c’est déjà aujourd’hui, la loi viendra pour avaliser ces pratiques devenues coutumières.
L’A.G. du 5 février a débouché sur le renforcement du Collectif des femmes de l’université d’Alger. Elles vont s’efforcer, dans les semaines qui suivent, de concrétiser les propositions et les espoirs des six cents femmes présentes. Le huit mars prochain, sera peut-être une journée d’action où ces femmes pourront exprimer leur désaccord avec le projet de code de la famille, que le Ministère de la Justice cache si jalousement. Elles paraissaient déterminées, les femmes de l’A.G. à ce que ce 8 mars ne soit pas encore et toujours la seule commémoration de la grève des femmes américaines…
Ailleurs, d’autres initiatives s’ébauchent : un ciné-club de femmes fonctionne à Alger, un autre doit se créer à Oran. Dans cette ville, à la suite des Journées d’Etude et de réflexion sur les Femmes Algériennes de mai dernier, un Groupe de Recherche sur les Femmes s’est constitué à l’université. A Constantine existe un ciné-club de lycéennes. On parle de tentatives de ce genre dans d’autres villes…
De notre correspondante
1) « Toute discrimination fondée sur les préjugés de sexe, de race ou de métier, est proscrite. »
2) L’article paru dans Algérie Actualité du 12 au 18 février 1981, « melle
le juge », éloge à cette « seule représentante de la justice présente sur les lieux, disponible » au lendemain du séisme d’El Asnam, alors que « certains de ses collègues masculins s’étaient empressés d’aller chercher refuge loin d’El Asnam », est certes bien envoyé comme réponse aux fervents partisans de l’éviction totale des femmes de la profession. Mais la chose est en train de se faire, et là-dessus, Algérie Actualité ne dit rien…
3) « Résolution sociale » de la Conférence Nationale des femmes Travailleuses organisée par l’U.G.T.A. et l’U.N.F.A. en mars 1979 à Alger.
4) Le numéro 2 du « Journal des femmes de l’Université d’Alger » diffusé par le Collectif indique que le taux d’activité des femmes est de 2,1 contre 36 pour les hommes et que 37,1 % des filles contre 62,1 % de garçons sont scolarisés dans le moyen et le secondaire.
5) Toujours d’après ce bulletin, « le projet de code de la famille poudrait instituer :
– le maintien de la polygamie.
– le maintien de la répudiation (les femmes ne pouvant demander le divorce que par le consentement mutuel ou dans un nombre limité de cas précis).
– le refus de la tutelle parentale (du père et de la mère) au bénéfice de la seule tutelle paternelle.
– le maintien de la « Hadana » (garde des enfants par la mère en cas de divorce) alors que ses conditions matérielles ne sont pas assurées.
– la discrimination en matière d’héritage (l’épouse a le huitième de l’héritage de son mari, la fille, la moitié de la part du fils).
6) Si les différents avant-projets précédents (1963, 1966, 1973), n’ont pu être adoptées grâce en partie à la mobilisation des femmes – notamment en 1973 – pourra-t-il en être ainsi du dernier (qui n’est pas, et de loin, au sein du pouvoir, et plus précisément le poids de la fraction « intégriste » pour laquelle la promulgation d’un tel code serait assurément une grande victoire politique.
7) En 1978, la descendance finale moyenne par femme est de 7 enfants et l’âge moyen des mères à l’accouchement de 28 ans (l’Algérie en quelques chiffres 1980).
8) En mars 1980, des femmes avaient soumis leurs revendications concernent le code de la famille auprès de la Secrétaire Générale de l’U.N.F.A. Malgré leur promesse de les transmettre aux autorités, les responsables de cette organisation ont gardé le silence sur cette question. La présence de certains d’entre elles à l’A.G. du 5 février a d’ailleurs provoqué le courroux de membres de l’assistance qui n’ont pas mâché leurs mots pour dénoncer la position attentiste, démissionnaire et carrément mystificatrice de cette institution. Il fut dit que le débat sur l’U.N.F.A. était définitivement clos, qu’il n’y avait plus rien à attendre d’elle et que cette A.G. était la preuve que les femmes avaient compris qu’elles devaient s’organiser en dehors.
9) Direction Générale de la Sûreté Nationale.
10) El Moudjahid, 11 février 1981.
11) Syndicat National de l’Enseignement Supérieur
12) Dans le document cité note 4, il est « recommandé » à la page 14, « l’abolition pure et simple de certaines instructions internes dans les entreprises interdisant aux femmes travailleuses d’avoir un logement ».