Article paru dans Jeune Taupe, n° 21, juin-juillet 1978, p. 5-6
En juin 1978 a lieu, en Argentine, la XIe Coupe du Monde de football. Cette compétition suscite pour divers motifs plus de passions qu’à l’accoutumée. En dehors du déferlement chauvin consécutif à la qualification de l’équipe de France, c’est la situation politique de l’Argentine qui est la cause des émois actuels : la répression et l’arbitraire de la dictature militaire font des milliers de morts et de torturés dans les milieux oppositionnels et supposés tels. Au vu de cette situation « particulière », un « comité pour le boycott de l’Argentine » (COBA) s’est mis en place, à l’initiative de l’écrivain Marek Halter – célèbre entre autres pour ses tentatives de rapprochement israélo-arabe – soutenu par Amnesty International et les organisations démocratiques, de la gauche aux gauchistes. Le COBA ne condamne pas l’institution de la coupe du monde, il dénonce sa tenue en Argentine et demande le choix d’un autre Etat. Oui à la coupe du monde, mais dans un pays « propre », où les horreurs de la répression capitaliste sont moins criantes ! Était-il propre le Mexique en 1968, où les manifestants étudiants étaient abattus par des rafales de mitraillettes ? Était-elle propre, en 1972 et 1974, l’Allemagne des interdictions professionnelles, de la délation généralisée et des prisons cimetières ? Sera-t-il propre, en 1980, le Moscou des camps de travail et des prisons psychiatriques, lors de la tenue des Jeux Olympiques ? A ce sujet, on ne peut qu’admirer la cohérence du P. »C. »F. qui, dénonçant le boycott de l’Argentine, (1) prépare la participation aux J.O. à Moscou ! Les gauchistes qui dénoncent la situation politique de l’Argentine feront-ils de même pour l’URSS en 1980, ou alors l’Etat ouvrier étant ce qu’il est… !
Certes, la dénonciation de la dictature militaire en Argentine à un moment opportun par le battage publicitaire orchestré peut avoir un certain retentissement, mais le véritable débat ne se situe pas sur le terrain de la dénonciation démocratique et antifasciste. L’histoire sportive montre d’ailleurs que pour le « mordu » du sport l’image qu’il a du pays où se déroule la compétition est celle d’un immense stade, rien d’autre (voir par exemple les antécédents de l’Italie en 1934 et de Berlin en 1936). Gageons sans risques que le spectateur d’un match de football en juin 1978 sera obnubilé par 22 joueurs courant après un ballon et sera loin de penser aux torturés de Buenos Aires. Le sport est un produit typique de la société de classe et l’est d’autant plus au stade capitaliste de celle-ci où il a été totalement intégré comme secteur de l’économie, après avoir été d’abord un produit idéologique (2). Ainsi, l’aspect compétition physique cher aux premiers idéologue du sport tel Pierre de Coubertin et aux « amateurs puristes » n’est-il plus que le cadet des soucis des promoteurs sportifs dont l’intérêt premier est la recherche d’un profit économique, financier (3). « Le bonheur » du sport pour les capitalistes aujourd’hui est qu’il réunit les avantages financiers à une aliénation idéologique d’asservissement (idéologie de la compétition).
L’essence même du sport, à savoir la compétition, a un caractère capitaliste indéniable. La compétition est au sport ce que la concurrence commerciale est à l’économie. Ainsi, on recherche le meilleur classement, la plus grande performance, la victoire. Victoire et défaite, c’est là le langage de la concurrence, de la guerre. D’ailleurs le caractère guerrier et élitiste des jeux dans les sociétés antiques (jeux du cirque) et féodales (tournois) est le caractère marquant de ce qu’était alors le sport. Aujourd’hui, l’impact populaire du sport ne lui enlève aucunement son caractère élitiste : le sport dit de masse, outre qu’il est un carcan idéologique, a pour unique but de dégager une élite. Cette élite a pour but d’atteindre un meilleur rendement (performance). Aussi est-elle organisée dans des structures concurrentielles du secteur économique : Clubs Sportifs – Entreprises. Les mêmes rapports sociaux y existent, avec en plus pour les clubs l’esprit de caserne et la relative position privilégiée des « athlètes ». L’économie organise le sport qui la promotionne ; sa réalité se nomme Stakhanov, le plus grand sportif de notre siècle qui a su allier sa force physique au meilleur rendement productif.
Entreprise économique, le sport est aussi un formidable carcan social glorifiant à travers la morale sportive tous les aspects idéologiques contre-révolutionnaires du capitalisme :
– Culte de la virilité : le sport est considéré comme une activité principalement masculine glorifiant la force et méprisant le faible. Les vaincus des compétitions vivent leur défaite comme une tragédie. L’essentiel n’est pas de participer, mais de gagner. Il faut se montrer le plus fort, parce que cette force est un investissement économique (préparation). Cela est aussi valable pour les femmes sportives qui cultivent elles aussi ce culte de la virilité.
– Culte de la souffrance (sado-masochisme) : il faut savoir souffrir (comme le self-made man qui est parti de rien, donc a connu la souffrance et les privations pour arriver). Ainsi, si le coureur de marathon, de cross-country ou le marcheur doit « être passablement masochiste pour supporter cette douleur » (propos d’un marcheur), les spectateurs eux sont les sadiques : « ils viennent voir des hommes souffrir » (propos du même marcheur). Cette morale du « il faut souffrir », « avoir mal », se surpasser « dans la douleur » est fondamentalement judéo-chrétienne (culte des martyrs). (4)
– Apologie stoïcienne (« l’âme saine dans un corps sain » de Juvénal, auteur latin) que Lénine n’hésitait pas à reprendre à son compte, opposant les pratiques sportives aux discussions sur la sexualité, comme le ministre de la culture F. Missoffe qui, en 1968, conseillait aux étudiants de Nanterre la piscine comme remède à leurs problèmes sexuels :
« les sports tels que la gymnastique, natation, tourisme, exercices physiques de toute sorte, la diversité d’intérêts moraux, l’étude, l’analyse, les recherches, le tout ensemble et autant que possible. Tout cela donne aux jeunes plus que d’éternelles conférences et discussions sur les problèmes du sexe et les façons de jouir de la vie. » (Clara Zetkin : Mes souvenirs sur Lénine, p. 128)
Conçu pour détourner les masses de la voie révolutionnaire, en les amusant avec les compétitions où le potentiel de révolte et d’agressivité se retourne vers autre chose que sur la prise de conscience le sport est utilisé politiquement par les Etats. Ainsi, les manifestations sportives servent à mettre en valeur la grandeur de ces Etats (Berlin 1936), à redorer un blason terni (Argentine 1978) et surtout à canaliser l’ardeur des masses dans de grandes parades militaro-sportives (Nuits de Nuremberg, Spartakiades, commémorations diverses).
Rome offrait des « jeux et du pain » ; aujourd’hui le capitalisme ne peut plus offrir que des jeux. En s’attaquant au capitalisme, les travailleurs devront attaquer tous ses aspects aliénants. Le sport en est un (qui est différent de ce que pourrait être une véritable culture physique), qui s’oppose fondamentalement à l’épanouissement physique de l’homme.
Il faudra le détruire en tant que tel !
Notes :
1) « Nos camarades pensent que la lutte doit être dirigée contre ce danger (fasciste), c’est-à-dire contre la minorité (audacieuse et résolue en effet) des chefs militaires d’extrême-droite. Et non contre Videla et sa fraction « modérée ». D’autant plus que, comme nous l’avons dit, l’Argentine n’est pas le Chili…
La politique intérieure de la junte, et notamment de son ministre de l’économie Martinez de Hoz, est réactionnaire et frappe la classe ouvrière, les couches moyennes, et même les petites entreprises. Elle est, au fond, la même que celle du plan Barre, que nous ne qualifions pas de fasciste. Quant à sa politique extérieure, elle est contraire à celle de Pinochet : relations avec tous les pays du monde, réactivation même des relations économiques avec Cuba socialiste, nettes méfiances à l’égard des initiatives expansionnistes du Brésil, etc. »
(Lettre du 14.12.76 de la rédaction en chef de l’Humanité).
Cette position du P. « C. » Français est parfaitement à l’image de celle du P. »C. » Argentin :
« La déclaration (du PCA) confirme le soutien de la direction du parti communiste argentin aux propos publics du général Videla en faveur de l’établissement d’un large dialogue constructif entre les forces civiles et militaires pour parvenir à l’unité nationale »
(La Pravda, 18 août 1977)
Tout travail méritant salaire, le P.C. Argentin reste le seul parti encore légal.
2) En ce qui concerne l’idéologie sportive à la Pierre de Coubertin, voir les citations ci-contre.
3) On peut noter que la période d’ascendance du capitalisme (fin 19e-début 20e) et celle de la grande crise d’entre-deux-guerres (1919-39) correspondent encore à une conception du sport et de l’olympisme avant tout morale et idéologique : « amateurisme » des moyens et mise en avant de la grandeur idéologique de la nation (Berlin 1936, où l’Etat nazi prend tout en charge). Au contraire, la seconde moitié de notre siècle connaît l’ère impérialiste du sport et de l’olympisme où, avec l’extension de cette institution à l’échelle mondiale, elle apparaît avant tout comme un terrain spectaculaire de la concurrence économique.
4) On peut apprécier l’importance du culte de la victoire et de la souffrance avec l’exemple de la « bataille de Marathon » où le messager court ses 42 kms pour annoncer la victoire et mourir ensuite.
Morceaux choisis du baron de Coubertin, rénovateur des jeux olympiques
« L’assassinat des généraux Leconte et Clément Thomas, le second siège de Paris, les orgies et les bouffonneries de la Commune… passèrent sur la France comme un cauchemar ».
(Pierre de Coubertin, L’évolution de la 3eme République)
« Ô sport… tu es la paix.
Tu établis des rapports heureux entre les peuples en les rapprochant dans le culte de la force contrôlée, organisée et maîtresse d’elle-même.
« Que la jeunesse bourgeoise et la jeunesse prolétarienne s’abreuvent à la même source de joie musculaire, voilà l’essentiel ; qu’elles s’y rencontrent, ce n’est maintenant que l’accessoire. De cette source découlera pour l’un comme pour l’autre, la bonne humeur sociale, seul état d’âme qui puisse autoriser pour l’avenir l’espoir de collaborations efficaces »
Coubertin : Pédagogie sportive
« L’alpha et l’oméga de la pédagogie sportive consiste à provoquer et à favoriser l’opération du bronzage moral par le bronzage physique, du bronzage de l’âme par le bronzage des corps. »
Pierre de Coubertin, Bulletin n° 4 du BIPS
« Je rebronzerai une jeunesse veule et confinée, son corps et son caractère, par le sport, ses risques et même ses excès. J’élargirai sa vision et son entendement par le contact des grands horizons sidéraux, planétaires, historiques, ceux de l’histoire universelle surtout, qui engendrent le respect mutuel, deviendront le ferment de la paix internationale pratique. Et tout cela pour tous, sans distinction de naissance, de caste, de fortune, de situation, de métier. »
Manuscrits inédits, cités par Marie-Thérèse Eyquem
Une réponse sur « Argentine 1978 : Vive le sport ! »
À l’époque j’avais lu un rapport sur les droits de l’homme en Argentine qu’avait sorti pour l’occasion Amnesty International. J’en étais malade. J’étais pion au lycée Thiers à Marseille et j’ai essayé d’en discuter avec les lycéens, mais mes propos les laissèrent de glace. J’ai failli me brouiller avec mes meilleurs amis parce qu’ils regardaient les matches à la télévision. Une manif était prévue un soir qui devait partir du haut de la Canebière. J’y suis allé et j’étais en face du lieu de départ, de l’autre côté de la Canebière, mais je ne voyais aucun manifestant, seulement des cars de CRS (au moins une dizaine). J’ai su plus tard qu’en fait tous les manifestants qui arrivaient étaient aussitôt enfournés dans les cars, qui partaient une fois pleins pour être remplacés par d’autres. Je n’ai jamais vu de manif aussi magistralement étouffée dans l’œuf. J’ai su plus tard aussi que les opposants politiques en prison en Argentine étaient tous scotchés sur les écrans de télé qui retransmettaient les matches (témoignage de Miguel Benasayag). Tant l’aliénation sportive a tout envahi !