Entretien paru dans Alternative libertaire, n° 24, mai-juin 1994, p. 15
Ces derniers mois, les groupes armés islamiques ont radicalisé leur politique de terreur contre la population algérienne visant plus particulièrement les intellectuels et les femmes qu’ils peuvent exécuter à tout moment lorsqu’elles ne portent pas le voile. Des femmes algériennes refusent publiquement cette barbarie en descendant dans la rue (Alger, le 22 mars) ou en menant des actions de solidarité en France. A ce propos, nous nous sommes entretenus avec une des animatrices du réseau international de solidarité avec les femmes algériennes.
Alternative libertaire : Qu’est-ce que cela signifie être une femme en Algérie actuellement ?
Malika : Être une femme en Algérie, c’est être un enjeu, un enjeu politique. On s’est aperçu de cela depuis longtemps, depuis le Code de la famille notamment. Juridiquement, nous avons les mêmes droits que les hommes. Mais concrètement tu ne trouves pas de crèche, quand tu as fini tes études tu ne peux pas bouger, tu dois rester avec ta belle-mère. Tu es confrontée à un tel poids de la société, qu’être femme, continuer à travailler, décider d’avoir une fonction autre que celle d’être mère, de toute façon c’est difficile. Donc on se bat constamment.
En plus de tous ces problèmes, être femme en Algérie, c’est être la cible privilégiée, parce que pour les gens qui défendent un projet de société totalitaire, l’enjeu principal c’est la femme. C’est-à-dire, le premier signe de capitulation politique. La femme est alors retirée du regard avec le port du voile, retirée de la société puisqu’elle est rendue responsable du chômage, de prendre la place des autres. Depuis l’obligation de porter le voile et la tenue traditionnelle proclamée par les groupes armés intégristes, on s’est retrouvé dans l’obligation de penser une forme de résistance. La première était celle de continuer à travailler et à sortir. Surtout ne pas céder à leur chantage et donc ne pas s’affubler, ne pas cacher son corps, ne pas devenir une ombre dans la rue. Actuellement des femmes continuent à travailler, d’abord parce qu’elles n’ont pas le choix. Elles peuvent être tuées à tout moment mais elles ne cèdent pas. C’est ça la vraie résistance.
AL : Mais il y a aussi beaucoup de femmes qui depuis mars par peur pour leur vie se voilent.
M. : Il y a celles qui ne le feront jamais quoiqu’il arrive. Il y a la grande majorité qui pourrait par peur céder à la terreur et je les comprends. C’est terrible, mais il y a un génie populaire qui fait qu’on rit de tout. Il y a ce que l’on appelle les foulards décapotables. C’est-à-dire que la femme a toujours un foulard à portée de main, dans le sac, lorsque la femme passe dans un quartier où elle pourrait craindre pour sa vie.
Les islamistes ont commencé à s’en prendre publiquement aux femmes déjà en 1989. Une femme a été incendiée à Wardah parce qu’elle vivait seule avec son fils. Ces attaques ont commencé insidieusement. Il pouvait s’agir d’une jeune fille ne portant pas le hidjab et qui était abattue.
AL : Comment les femmes résistent-elles collectivement ?
M. : Il y a eu la grande manifestation de rue du 22 mars à Alger. Puis il y a eu l’opération cartable par rapport à l’école qui est un enjeu terrible, l’opération cartable c’est une exaspération de voir les enfants utilisés pour dénoncer ceux qui n’observent pas la religion ou séparés dans des rangs différents selon que les parents font la prière ou pas. Nous ne voulons pas que nos enfants soient intoxiqués. Tout commence par là. Les dirigeants du FIS sont souvent des enseignants, les tueurs sont recrutés parmi les étudiants. C’est important de dire que l’école est un des principaux enjeux, et de savoir à qui on confie nos enfants. Collectivement, des femmes essaient de réfléchir, de mener des actions parce que c’est vital pour elles, tout du moins pour celles qui ont décidé d’être à la pointe.
Ne pas devenir des ombres
De toute façon, ces femmes sont condamnées, elles figurent sur les listes des personnes à abattre, elles sont obligées de vivre clandestinement, c’est aussi le devoir qu’elles ont vis-à-vis de ces milliers de femmes qui sont là et qui attendent de trouver un écho de leur propre résistance. Qu’il s’agisse de secrétaires, de femmes de ménage, d’enseignantes, de coiffeuses. Nombre d’entre elles ont été assassinées, il n’y a pas d’exception. Les manifestations publiques, c’est fait aussi pour dire, on n’est pas seul.
AL : Comment vois-tu l’avenir ? Que penses-tu de ceux qui sont pour un dialogue, une réconciliation avec les islamistes, qui réclament une politique de la main tendue aux islamistes ?
M. : Quand on me parle de réconciliation, cela me hérisse. Cette réconciliation, elle se ferait sur le dos de qui ? c’est pour effacer quoi ? Cela veut dire qu’ils ont balayé des gens qui étaient porteurs d’un discours critique, contradictoire sur le pouvoir, sur ceux qui voulaient profiter de la situation pour récupérer une partie du pouvoir, des gens comme Tahar Djaout, des intellectuels. Ce sont ces gens qu’on a assassiné. Les autres sont partis. Il resterait à se réconcilier sur quoi. Ceux qui parlent de réconciliation veulent un nouveau partage du pouvoir. Ceux-là même n’ont jamais craint pour leur vie, mais surtout pour leur pouvoir.
Les dés sont tellement pipés qu’il est difficile de se prononcer pour une solution politique en Algérie.
Moi, je dis que j’ai envie de vivre dans une Algérie plurielle où tout le monde pourra s’exprimer, où tu n’as pas à craindre pour ta vie parce que tu penses différemment. C’est ce projet qui me guide.
Les femmes qui se sont battues contre la colonisation, ont été dans le maquis pendant sept ans et ensuite sont revenues au foyer parce que le projet de société n’était pas clair. Cela, il n’en est plus question pour moi. Les femmes sont aujourd’hui l’enjeu principal ce qui n’était pas le cas pendant la guerre de libération. C’était des femmes qui aidaient. Nous voulons en fait une Algérie qui nous appartiennent à nous en tant que partie intégrante de la société et dans le réseau ce qui apparaît. Les femmes du réseau qui sont issues de courants politiques divers qu’ils soient pour la réconciliation, la partition de l’Algérie parce qu’il y en a, ne s’inscrivent pas dans ce genre de combat.
AL : Quelle solidarité attendez-vous des associations, organisations politiques, syndicats français ?
M. : On attend déjà un soutien concret pour ceux qui sont là, qui arrivent. Il y a des problèmes de papier, de logement, de travail. Il s’agit avant tout d’essayer de sauver sa peau un moment. Ces formes de solidarité existent.
AL : Les images et commentaires que nous recevons d’Algérie insistent sur la terreur que répandent les islamistes, mais restent souvent discrets sur les responsabilités du pouvoir. Qu’en penses-tu ?
M. : La violence a commencé quand même du côté des islamistes. Le pouvoir en place a répondu, même si la violence dont il est porteur a toujours existé. En attendant il y a aussi des flics qui meurent. On ne peut mettre sur un pied d’égalité le pouvoir et les islamistes. Dans une même famille, tu vas retrouver celui qui va tuer au nom du FIS et celui qui par nécessité est devenu flic. Et donc quelque part c’est un pouvoir qui n’arrive pas à nous défendre. Et c’est là que tu te dis : ce n’est pas possible, il y a convergence entre eux. On voit des gens qui tombent, ce sont des gens du peuple, d’un côté comme de l’autre. Mais je n’arrive pas à les mettre sur le même plan.