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Honoré de Balzac : Illusions perdues

Extrait du roman d’Honoré de Balzac, Illusions perdues, Paris, Veuve André Houssiaux, éditeur, Hébert et Compagnie, successeurs, 1874, p. 198-204

Vincent Lacoste et Benjamin Voisin dans « Illusions perdues », de Xavier Giannoli. GAUMONT

— Eh ! bien ? dit Lucien après un moment de silence qui lui sembla d’une longueur démesurée.

— Mon cher, dit gravement Étienne Lousteau en voyant le bout des bottes que Lucien avait apportées d’Angoulême et qu’il achevait d’user, je vous engage à noircir vos bottes avec votre encre afin de ménager votre cirage, à faire des curedents de vos plumes pour vous donner l’air d’avoir dîné quand vous vous promenez, en sortant de chez Flicoteaux, dans la belle allée de ce jardin, et à chercher une place quelconque. Devenez petit-clerc d’huissier si vous avez du cœur, commis si vous avez du plomb dans les reins, ou soldat si vous aimez la musique militaire. Vous avez l’étoffe de trois poètes ; mais, avant d’avoir percé, vous avez six fois le temps de mourir de faim, si vous comptez sur les produits de votre poésie pour vivre. Or, vos intentions sont, d’après vos trop jeunes discours, de battre monnaie avec votre encrier. Je ne juge pas votre poésie, elle est de beaucoup supérieure à toutes les poésies qui encombrent les magasins de la librairie. Ces élégants rossignols, vendus un peu plus cher que les autres à cause de leur papier vélin, viennent presque tous s’abattre sur les rives de la Seine, où vous pouvez aller étudier leurs chants, si vous voulez faire un jour quelque pèlerinage instructif sur les quais de Paris, depuis l’étalage du père Jérôme, au pont Notre-Dame, jusqu’au Pont-Royal. Vous rencontrerez là tous les Essais poétiques, les Inspirations, les Élévations, les Hymnes, les Chants, les Ballades, les Odes, enfin toutes les couvées écloses depuis sept années, des muses couvertes de poussière, éclaboussées par les fiacres, violées par tous les passants qui veulent voir la vignette du titre. Vous ne connaissez personne, vous n’avez d’accès dans aucun journal, vos Marguerites resteront chastement pliées comme vous les tenez : elles n’écloront jamais au soleil de la publicité dans la prairie des grandes marges, émaillée des fleurons que prodigue l’illustre Dauriat, le libraire des célébrités, le roi des Galeries de Bois. Mon pauvre enfant, je suis venu comme vous le cœur plein d’illusions, poussé par l’amour de l’Art, porté par d’invincibles élans vers la gloire : j’ai trouvé les réalités du métier, les difficultés de la librairie et le positif de la misère. Mon exaltation, maintenant concentrée , mon effervescence première me cachaient le mécanisme du monde ; il a fallu le voir, se cogner à tous les rouages, heurter les pivots, me graisser aux huiles, entendre le cliquetis des chaînes et des volants. Comme moi, vous allez savoir que, sous toutes ces belles choses rêvées, s’agitent des hommes, des passions et des nécessités. Vous vous mêlerez forcément à d’horribles luttes, d’œuvre à œuvre, d’homme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens. Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte ; car vos efforts servent souvent à faire couronner un homme que vous haïssez, un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie. La vie littéraire a ses coulisses. Les succès surpris ou mérités, voilà ce qu’applaudit le parterre ; les moyens, toujours hideux, les comparses enluminés, les claqueurs et les garçons de service, voilà ce que recèlent les coulisses. Vous êtes encore au parterre. Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. (Une larme mouilla les yeux d’Étienne Lousteau.) Savez-vous comment je vis ? reprit-il avec un accent de rage. Le peu d’argent que pouvait me donner ma famille fut bientôt mangé. Je me trouvai sans ressource après avoir fait recevoir une pièce au Théâtre-Français. Au Théâtre-Français, la protection d’un prince ou d’un Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi ne suffit pas pour faire obtenir un tour de faveur : les comédiens ne cèdent qu’à ceux qui menacent leur amour-propre. Si vous aviez le pouvoir de faire dire que le jeune premier a un asthme, la jeune première une fistule où vous voudrez, que la soubrette tue les mouches au vol, vous seriez joué demain. Je ne sais pas si dans deux ans d’ici je serai, moi qui vous parle, en état d’obtenir un semblable pouvoir : il faut trop d’amis. Où, comment et par quoi gagner mon pain, fut une question que je me suis faite en sentant les atteintes de la faim. Après bien des tentatives, après avoir écrit un roman anonyme payé deux cents francs par Doguereau, qui n’y a pas gagné grand’chose, il m’a été prouvé que le journalisme seul pourrait me nourrir. Mais comment entrer dans ces boutiques ? Je ne vous raconterai pas mes démarches et mes sollicitations inutiles, ni six mois passés à travailler comme surnuméraire et à m’entendre dire que j’effarouchais l’abonné, quand au contraire je l’apprivoisais. Passons sur ces avanies. Je rends compte aujourd’hui des théâtres du boulevard, presque gratis, dans le journal qui appartient à Finot, ce gros garçon qui déjeune encore deux ou trois fois par mois au café Voltaire (mais vous n’y allez pas !). Finot est rédacteur en chef. Je vis en vendant les billets que me donnent les directeurs de ces théâtres pour solder ma sous-bienveillance au journal, les livres que m’envoient les libraires et dont je dois parler. Enfin je trafique, une fois Finot satisfait, des tributs en nature qu’apportent les industries pour lesquels ou contre lesquels il me permet de lancer des articles. L’Eau carminative, la Pâte des Sultanes, l’Huile céphalique, la Mixture brésilienne payent un article goguenard vingt ou trente francs. Je suis forcé d’aboyer après le libraire qui donne peu d’exemplaires au journal : le journal en prend deux que vend Finot, il m’en faut deux à vendre. Publiât-il un chef-d’œuvre, le libraire avare d’exemplaires est assommé. C’est ignoble, mais je vis de ce métier, moi comme cent autres ! Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus beau que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes est corruption. Chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu. Quand il s’agit d’une entreprise de librairie un peu considérable, le libraire me paye, de peur d’être attaqué. Aussi mes revenus sont-ils en rapport avec les prospectus. Quand le Prospectus sort en éruptions miliaires, l’argent entre à flots dans mon gousset, je régale alors mes amis. Pas d’affaires en librairie, je dîne chez Flicoteaux. Les actrices payent aussi les éloges, mais les plus habiles payent les critiques, le silence est ce qu’elles redoutent le plus. Aussi une critique, faite pour être rétorquée ailleurs, vaut-elle mieux et se paye-t-elle plus cher qu’un éloge tout sec, oublié le lendemain. La polémique, mon cher, est le piédestal des célébrités. A ce métier de spadassin des idées et des réputations industrielles, littéraires et dramatiques, je gagne cinquante écus par mois, je puis vendre un roman cinq cents francs, et je commence à passer pour un homme redoutable. Quand, au lieu de vivre chez Florine aux dépens d’un droguiste qui se donne des airs de milord, je serai dans mes meubles, que je passerai dans un grand journal où j’aurai un feuilleton, ce jour-là, mon cher, Florine deviendra une grande actrice ; quant à moi, je ne sais pas alors ce que je puis devenir : ministre ou honnête homme, tout est encore possible. (Il releva sa tête humiliée, jeta vers le feuillage un regard de désespoir accusateur et terrible.) Et j’ai une belle tragédie reçue! Et j’ai dans mes papiers un poème qui mourra ! Et j’étais bon ! J’avais le cœur pur : j’ai pour maîtresse une actrice du Panorama-Dramatique, moi qui rêvais de belles amours parmi les femmes les plus distinguées du grand monde ! Enfin, pour un exemplaire refusé par le libraire à mon journal, je dis du mal d’un livre que je trouve beau !

Lucien, ému aux larmes, serra la main d’Étienne.

— En dehors du monde littéraire, dit le journaliste en se levant et se dirigeant vers la grande allée de l’Observatoire où les deux poètes se promenèrent comme pour donner plus d’air à leurs poumons, il n’existe pas une seule personne qui connaisse l’horrible odyssée par laquelle on arrive à ce qu’il faut nommer, selon les talents, la vogue, la mode, la réputation, la renommée, la célébrité, la faveur publique, ces différents échelons qui mènent à la gloire, et qui ne là remplacent jamais. Ce phénomène moral, si brillant, se compose de mille accidents qui varient avec tant de rapidité, qu’il n’y a pas exemple de deux hommes parvenus par une même voie. Canalis et Nathan sont deux faits dissemblables et qui ne se renouvelleront pas. D’Arthez, qui s’éreinte à travailler, deviendra célèbre par un autre hasard. Cette réputation tant désirée est presque toujours une prostituée couronnée. Oui, pour les basses œuvres de la littérature, elle représente la pauvre fille qui gèle au coin des bornes ; pour la littérature secondaire, c’est la femme entretenue qui sort des mauvais lieux du journalisme et à qui je sers de souteneur ; pour la littérature heureuse, c’est la brillante courtisane insolente, qui a des meubles, paye des contributions à l’État, reçoit les grands seigneurs, les traite et les maltraite, a sa livrée, sa voiture, et qui peut faire attendre ses créanciers altérés. Ah ! ceux pour qui elle est, pour moi jadis, pour vous aujourd’hui, un ange aux ailes diaprées, revêtu de sa tunique blanche, montrant une palme verte dans sa main, une flamboyante épée dans l’autre, tenant à la fois de l’abstraction mythologique qui vit au fond d’un puits et de la pauvre fille vertueuse exilée dans un faubourg, ne s’enrichissant qu’aux clartés de la vertu par les efforts d’un noble courage, et revolant aux cieux avec un caractère immaculé, quand elle ne décède pas souillée, fouillée, violée, oubliée, dans le char des pauvres ; ces hommes à cervelle cerclée de bronze, aux cœurs encore chauds sous les tombées de neige de l’expérience, ils sont rares dans le pays que vous voyez à nos pieds, dit-il eu montrant la grande ville qui fumait au déclin du jour.

Une vision du Cénacle passa rapidement aux yeux de Lucien et l’émut, mais il fut entraîné par Lousteau qui continua son effroyable lamentation.

— Ils sont rares et clairsemés dans cette cuve en fermentation, rares comme les vrais amants dans le monde amoureux, rares comme les fortunes honnêtes dans le monde financier, rares comme un homme pur dans le journalisme. L’expérience du premier qui m’a dit ce que je vous dis a été perdue, comme la mienne sera sans doute inutile pour vous. Toujours la même ardeur précipite chaque année, de la province ici, un nombre égal, pour ne pas dire croissant, d’ambitions imberbes qui s’élancent la tête haute, le cœur altier, à l’assaut de la Mode, cette espèce de princesse Tourandocte des Mille et Un jours pour qui chacun veut être le prince Calaf ! Mais aucun ne devine l’énigme. Tous tombent dans la fosse du malheur, dans la boue du journal, dans les marais de la librairie. Ils glanent, ces mendiants, des articles biographiques, des tartines, des faits-Paris aux journaux, ou des livres commandés par de logiques marchands de papier noirci qui préfèrent une bêtise qui s’enlève en quinze jours à un chef-d’œuvre qui veut du temps pour se vendre. Ces chenilles, écrasées avant d’être papillons, vivent de honte et d’infamie, prêtés à mordre un talent naissant, sur l’ordre d’un pacha du Constitutionnel, de la Quotidienne, des Débats, au signal des libraires, à la prière d’un camarade jaloux, souvent pour un dîner. Ceux qui surmontent les obstacles oublient les misères de leur début. Moi qui vous parle, j’ai fait pendant six mois des articles où j’ai mis la fleur de mon esprit pour un misérable qui les disait de lui, qui sur ces échantillons a passé rédacteur d’un feuilleton : il ne m’a pas pris pour collaborateur, il ne m’a pas même donné cent sous, je suis forcé de lui tendre la main et de lui serrer la sienne.

— Et pourquoi ? dit fièrement Lucien.

— Je puis avoir besoin de mettre dix lignes dans son feuilleton, répondit froidement Lousteau. Enfin, mon cher, travailler n’est pas le secret de la fortune en littérature, il s’agit d’exploiter le travail d’autrui. Les propriétaires de journaux sont des entrepreneurs, nous sommes des maçons. Aussi plus un homme est médiocre, plus promptement arrive-t-il ; il peut avaler des crapauds vivants, se résigner à tout, flatter les petites passions basses des sultans littéraires, comme un nouveau-venu de Limoges, Hector Merlin, qui fait déjà de la politique dans un journal du centre droit, et qui travaille à notre petit journal : je lui ai vu ramasser le chapeau tombé d’un rédacteur en chef. En n’offusquant personne, ce garçon-là passera entre les ambitions rivales pendant qu’elles se battront. Vous me faites pitié. Je me vois en vous comme j’étais, et je suis sûr que vous serez, dans un ou deux ans, comme je suis. Vous croirez à quelque jalousie secrète, à quelque intérêt personnel dans ces conseils amers ; mais ils sont dictés par le désespoir du damné qui ne peut plus quitter l’Enfer. Personne n’ose dire ce que je vous crie avec la douleur de l’homme atteint au cœur et comme un autre Job sur le fumier : Voici mes ulcères !

— Lutter sur ce champ ou ailleurs, je dois lutter, dit Lucien.

— Sachez-le donc ! reprit Lousteau, cette lutte sera sans trêve si vous avez du talent, car votre meilleure chance serait de n’en pas avoir. L’austérité de votre conscience aujourd’hui pure fléchira devant ceux à qui vous verrez votre succès entre les mains ; qui, d’un mot, peuvent vous donner la vie et qui ne voudront pas le dire : car, croyez-moi, l’écrivain à la mode est plus insolent, plus dur envers les nouveaux-venus que ne l’est le plus brutal libraire. Où le libraire ne voit qu’une perte, l’auteur redoute un rival : l’un vous éconduit, l’autre vous écrase. Pour faire de belles œuvres, mon pauvre enfant, vous puiserez à pleines plumées d’encre dans votre cœur la tendresse, la sève, l’énergie, et vous l’étalerez en passions, en sentiments, en phrases ! Oui, vous écrirez au lieu d’agir, vous chanterez au lieu de combattre, vous aimerez, vous haïrez, vous vivrez dans vos livres ; mais quand vous aurez réservé vos richesses pour votre style, votre or, votre pourpre pour vos personnages, que vous vous promènerez en guenilles dans les rues de Paris, heureux d’avoir lancé, en rivalisant avec l’État Civil, un être nommé Adolphe, Corinne, Clarisse, René, que vous aurez gâté votre vie et votre estomac pour donner la vie à cette création, vous la verrez calomniée, trahie, vendue, déportée dans les lagunes de l’oubli par les journalistes, ensevelie par vos meilleurs amis. Pourrez-vous attendre le jour où votre créature s’élancera réveillée par qui ? quand ? comment ? Il existe un magnifique livre, le pianto de l’incrédulité, Obermann, qui se promène solitaire dans le désert des magasins, et que dès lors les libraires appellent ironiquement un rossignol : quand Pâques arrivera-t-il pour lui ? personne ne le sait ! Avant tout, essayez de trouver un libraire assez osé pour imprimer les Marguerites ? Il ne s’agit pas de vous les faire payer, mais de les imprimer. Vous verrez alors des scènes curieuses.

Cette rude tirade, prononcée avec les accents divers des passions qu’elle exprimait, tomba comme une avalanche de neige dans le cœur de Lucien et y mit un froid glacial. Il demeura debout et silencieux pendant un moment. Enfin, son cœur, comme stimulé par l’horrible poésie des difficultés, éclata. Lucien serra la main de Lousteau, et lui cria : — Je triompherai !

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