Article d’Alain Sauvage paru dans Le Monde libertaire, n° 295, 4 janvier 1979, p. 12
C’est maintenant un vaste mouvement populaire qui paralyse l’ensemble de l’économie iranienne. Désormais, aucune issue ne paraît possible sans le départ du Shah. C’est là en effet le seul véritable point commun entre les centaines de milliers de manifestants qui défilent chaque jour dans les rues de Téhéran et des principales villes du pays.
Est-ce vraiment Khomeiny qui dirige, depuis sa ville de la banlieue parisienne, ce mouvement d’insurrection ? Voilà la question qu’il faut se poser si l’on veut savoir où va l’Iran, à quel régime politique peut aboutir la crise actuelle. Il est certain que c’est lui qui, au nom de l’ensemble du clergé chiite, lance depuis le début les mots d’ordre de grève et du manifestations qui sont largement suivis. Mais dans un pays où la liberté d’expression n’existe absolument pas, il faut bien comprendre que toute manifestation sur la voie publique qui ne serait pas massive est suicidaire et que, par conséquent, un appel venant des autorités religieuses peut être saisi par les autres opposants comme l’occasion d’apparaître avec un minimum de risques.
Ce n’est certes pas l’ayatollah qui dirige les manifestations vers l’ambassade des États-Unis et qui leur dicte les mots d’ordre du style « Yankee go home ! » Certes tous les opposants au régime du Shah savent bien que celui-ci ne tient en place qu’avec l’appui américain, que ce sont les États-Unis qui l’ont installé son trône, mais les opposants anticommunistes ne sont pas assez stupides pour minimiser l’importance d’une caution américaine au futur régime. Par conséquent, on peut se demander si l’ayatollah Khomeiny n’est pas rien d’autre qu’un symbole, une étoile de l’exil, dont la popularité aurait été grandie à dessein par les mass-medias qui voient la nécessité de faire porter à une autorité la responsabilité totale des événements récents.
Il ne faudrait pas non plus sous-estimer l’importance des religieux dans la société iranienne, comme en témoigne d’ailleurs l’absence totale des femmes dans les manifestations de rues. Mais il faut comprendre que ce mouvement rassemble aujourd’hui tous les opposants, depuis les musulmans intégristes jusqu’aux militants d’extrême-gauche. Cette alliance conjoncturelle n’est liée, encore une fois, qu’au mot d’ordre commun contre la dynastie des Pahlavi et ne peut manquer d’éclater dès qu’un nouveau régime s’installera à Téhéran.
Mais, au-delà de la politique intérieure, l’Iran est un enjeu international de première importance. A la charnière entre le Proche-Orient et l’Asie qui sont deux zones d’affrontements entre les super-puissances, l’Iran est un bastion au service des États-Unis. Première puissance militaire de la région, il a pour rôle d’empêcher la pénétration soviétique vers le Proche-Orient. Si l’Iran devait basculer dans le camp de l’URSS, les conséquences en seraient considérables pour l’équilibre des forces au niveau mondial ; l’URSS obtiendrait ainsi une ouverture sur l’Océan Indien, ce qui lui permettrait d’intervenir plus efficacement dans les conflits qui agitent le Sud-Est asiatique en même temps qu’un passage direct vers la Syrie qui est son alliée le plus objectif dans la lutte contre l’État d’Israël. L’enjeu pétrolier passe alors au second plan, surtout depuis que l’on a appris la découverte au Mexique de gisements plus importants que ceux dont dispose l’Iran.
Le soutien actif que les États-Unis n’ont jamais cessé d’apporter au Shah ne s’explique pas autrement. Par conséquent, il est de la plus haute importance pour le président Carter de trouver une alternative au régime actuel. Les récentes démarches de la diplomatie américaine auprès de l’ayatollah en exil démontrent bien que la survie du régime des Pahlavi n’est plus qu’une question de jours et que les États-Unis ont décidé de remplacer un homme qui ne peut plus leur servir. C’est que l’ayatollah Khomeiny reste bien la seule alternative possible pour éviter que l’Iran ne bascule dans le bloc soviétique. C’est un musulman qui réclame un régime faisant respecter la loi coranique, mais qui est suffisamment capable d’interpréter les règlements religieux afin de ne pas entamer le développement du capitalisme et de la société de consommation.
Il faut en effet bien se garder de confondre les deux branches de l’islamisme, les Sunnites d’une part qui sont les intégristes, les Chiites d’autre part qui sont les « modernistes ». Certes, la religion musulmane n’en perd pas pour autant son caractère essentiel qui est d’abrutir et d’enrégimenter les masses, d’empêcher toute libération intellectuelle et sexuelle des individus (et surtout des femmes) en imposant une morale rigide et exigeante. Mais il ne fait pas de doute que l’interprétation chiite du Coran laisse présager la possibilité d’une certaine évolution positive. Comment, d’ailleurs, peut-on imaginer pire régime que celui du Shah d’Iran ?
A partir de là, les États-Unis semblent avoir compris leur intérêt et fait un choix simple : porter les religieux chiites au pouvoir en évitant que les troubles sociaux ne dégénèrent en révolution. Il ne semble pas, en effet, qu’un gouvernement civil bénéficiant de l’appui de la hiérarchie religieuse doive rencontrer beaucoup d’opposition. L’extrême-gauche est trop faible pour se permettre de tenter un putsch qui entraînerait à la fois la réaction des États-Unis et des classes politico-religieuses d’Iran sans pour autant recueillir l’assentiment des Soviétiques.
Toutefois, il existe une certaine incertitude quant au prochain déroulement des événements. Elle provient du ton de plus en plus nettement anti-américain des manifestations populaires, et on peut se demander dans quelle mesure un gouvernement installé avec la bienveillance, sinon le soutien direct des États-Unis, pourra recueillir l’assentiment d’une majorité d’hommes. L’ayatollah ne jouerait-il pas sa popularité en acceptant l’aide d’une puissance étrangère discréditée ?
Quoi que nous réserve l’avenir, une chose est certaine. C’est tout un peuple qui est en marche en Iran. Mais il ne sait pas vers quoi s’achemine sa destinée. Il rêve certainement d’une société différente, il rejette à coup sûr tous les régimes dictatoriaux. Mais les états-majors politiques sont là qui cherchent à le berner en lui imposant des solutions qui ne correspondent pas à ses intérêts. Torturé et traqué par les Pahlavi, mitraillé pendant les manifestations de ces derniers mois, manœuvré comme un pion par les super-puissances, il risque de se retrouver à nouveau au bout du fusil. La seule véritable incertitude consiste aujourd’hui à savoir quelle main tiendra ce fusil : nouvelle dictature militaire ou État religieux ? Dans tous les cas, le peuple iranien est perdant. Berné jusqu’au bout, peut-être comprendra-t-il ensuite que le chemin de sa libération passe en dehors des voies religieuses et politiciennes.
Alain SAUVAGE