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Algérie : Les premiers pas du mouvement des femmes

Entretien paru dans les Cahiers du féminisme, n° 50, automne 1989, p. 31-33

« La situation des femmes en Algérie, c’est encore un continent noir. » Ainsi commence Nawal, militante de l’Association pour l’émancipation de la femme. Pour les Cahiers du féminisme, elle s’est expliquée plus longuement en répondant à nos questions. « La femme en Algérie vit des contradictions : on la rencontre à des postes de responsabilité importants, dans les hôpitaux, à l’université ou même à l’armée. Et en même temps, elle est toujours considérée comme mineure à vie. Les mentalités ont encore été récemment codifiées dans ce sens par le Code de la famille, issu de la religion musulmane. La femme n’a pas le droit de divorcer, la polygamie est tolérée ; en fait tous les droits reviennent aux hommes. »

♦ Pourrais-tu nous retracer les grandes étapes de la mobilisation des femmes algériennes, depuis la guerre d’indépendance ?

Nawal : Déjà avant 1962, les femmes ont participé massivement à la guerre ; certains historiens ont davantage insisté sur leur rôle d’infirmières ou de « porteuses de paniers », peu importe ici. Le fait qu’elles furent partie prenante de cette lutte a engendré un changement de mentalité. Auparavant seule une toute petite minorité de femmes issues de la bourgeoisie pouvait aller à l’école et recevoir une instruction. L’immense majorité des femmes restaient enfermées, sans formation, sans profession. Avec la guerre, elles sont sorties, et après 1962, elles ont continué à sortir dans la rue pour participer à des manifestations. Le pouvoir a alors tenté de les contraindre à retourner au foyer ; elles ont refusé, en organisant une manifestation massive en 1963 contre le port du voile obligatoire. En sortant dévoilées dans la rue, elles ont aussi gagné plus largement le droit à l’instruction et au travail.

Dans les années soixante-dix, on a assisté à un certain recul des mentalités qui s’est traduit par des comportements machistes plus fréquents (chantages, agressions, droit de cuissage à l’université, etc.). En réaction des noyaux féministes se sont formés dans les milieux étudiants ; des comités se sont développés dans plusieurs cités universitaires de jeunes filles, des débats ont été organisés. L’audience des féministes n’était pas très massive mais on a pu remarquer dans le mouvement étudiant que des femmes ont pu jouer un rôle dirigeant.

A la fin des années soixante-dix ces comités se sont mobilisés contre le projet de Code de la famille, et un rassemblement a été organisé en 1980 devant le siège de l’Assemblée. Il y avait là des intellectuelles, des étudiantes, et même la femme d’un des ministres qui discutait à l’intérieur de l’Assemblée du projet de Code ! Grâce à cette mobilisation le Code de la famille n’a pas été adopté en 1980, il le fut cependant cinq années plus tard, dans un période de reflux de la mobilisation. Après le rassemblement devant l’Assemblée, un « comité de femmes » s’est formé à Alger et a appelé à un rassemblement contre des instructions gouvernementales qui interdisaient aux femmes seules le départ à l’étranger. Cette initiative fut un succès, le gouvernement dut céder en retirant ses instructions. C’est à cette époque que le mouvement des femmes a réellement pris naissance. Il existait un journal Présence de femmes, animé essentiellement par des militantes du Parti communiste et qui traitait de sujets concernant les femmes. Une activité de ciné-clubs féminins s’est développée à Alger et dans toutes les grandes villes du pays : Constantine, Oran, Bejaïa. En 1985, est née l’Association pour l’égalité devant la loi entre les femmes et les hommes, qui a axé son travail pendant trois ans autour d’une pétition pour la reconnaissance légale de l’association. La prise de conscience des femmes n’est pas venue gratuitement : plus le courant intégriste montait, plus le mouvement féministe montait.

♦ C’est dans ce contexte qu’a éclaté la révolte d’octobre 1988.

Avant les événements d’octobre à Alger, d’autres révoltes avaient éclaté dans différentes autres villes, depuis le fameux « printemps berbère » en 1981 pour la reconnaissance des droits de la minorité berbère. En 1986, les étudiants de Constantine s’étaient révoltés contre leurs conditions de vie dans une cité universitaire, le pouvoir avait envoyé la police et réprimé violemment les étudiants qui appelèrent dès le lendemain les autres étudiants à les soutenir. Pendant trois jours, manifestations, affrontements et grèves se succédèrent.

Ensuite, au cours de l’année 1987, il y eut beaucoup de mouvements autour de la question du niveau de vie et du prix de la semoule. Des gens faisaient gréve ici et là, les CRS couraient à droite et à gauche, l’agitation se répandait dans beaucoup de villes.

En 1988, éclate la première grève importante de travailleurs notamment à Rouiba (usine de véhicules), face au chômage, à la hausse du coût de la vie. Le 4 octobre, ce sont des jeunes de quatorze à vingt-deux ans qui sortent dans les rues d’Alger, s’attaquant aux sièges du parti et du gouvernement et aux magasins d’État. On a le sentiment que les jeunes attendaient un événement, comme la grève de Rouiba, pour sortir et faire éclater leur ressentiment face à leur exclusion de l’école dès quatorze ans et à l’impasse de la société. Pendant les événements les courants politiques étaient absents ; seuls les islamistes étaient là, pour essayer de récupérer les jeunes, mais ils n’ont pas été suivis, bien qu’ils aient pris la tête d’une marche importante. C’est seulement vers la mi-octobre que les courants de gauche ont commencé à prendre position. Alors tous les secteurs se sont organisés : les intellectuels, les artistes, les journalistes, les étudiants, pour dénoncer la répression et revendiquer l’auto-organisation (donc en dénonçant le règne du parti unique). Les femmes entre autres ont décidé de s’organiser.

Jusqu’à quand ?
Imaginez des discours violents, véhiculés chaque jour par des lettres de lecteurs, par des prêches religieux, par la radio et la télévision.
Imaginez de zélés porteurs de bonne parole séparant deux enfants qui jouent ensemble et les menaçant des pires reproches en cas de récidive.
Imaginez des regards furibonds, des imprécations sur votre passage.
Imaginez qu’on vous empêche de prendre la parole en public, qu’on vous montre du doigt dans la rue, qu’on réclame votre licenciement de votre travail, votre renvoi de l’école ou du lycée.
Imaginez qu’on réclame votre enfermement, votre déchéance de vos droits élémentaires d’être humain.
Imaginez une population parquée dans des cités dortoirs, assignée à résidence, assiégée par une horde de loubards déguisés en redresseurs de tort professionnels.
Tout cela parce que vous êtes né… Remplissez ce vide par n’importe quelle couleur, par n’importe quelle appellation ségrégationniste, par n’importe quel propos raciste.
Imaginez alors que vous ouvrez votre journal et que vous apprenez que, pour une raison ou une autre, des individus exaltés par toute cette haine qui vous entoure ont froidement fait le procès d’un être humain et ont décidé sa mise à mort. Tout simplement.
Quelle serait votre réaction de démocrate, de simple citoyen sans appartenance idéologique ?
Quelle serait votre réponse ?
Serait-ce ce silence qui depuis des années, et surtout ces derniers mois fait écho aux cris des femmes de ce pays ?
Car c’est bien des femmes de ce pays qu’il s’agit.
Remplacez le mot racisme par le mot sexisme et comprenez.
Que nous refusons qu’on nous assigne à domicile sur la base d’un préjugé obscurantiste.
Que nous nous révoltons contre cette campagne antifemmes qui n’en finit pas.
Que nous ne voulons pas quatre maris et que la déliquescence des mœurs fleurit sous les régimes qui n’accordent aux femmes que le droit de se taire.
Nous ne renoncerons pas à nous battre tant que nos droits de citoyennes à part entière ne seront pas reconnus.
Nous ne cesserons pas de dénoncer les agressions dont sont victimes les femmes dans la rue, sur les lieux de travail et même dans leurs domiciles.

Faudra-t-il attendre que les journaux regorgent « d’affaires » scandaleuses comme celle de Ouargla (Horizon du 25 et 26 juin) pour comprendre l’étendue du mal et enfin réagir ?
De combien de meurtres (car c’est le mot) les femmes devront-elles payer le tribut du réveil de la conscience d’une société ?
Ce qui s’est passé à Ouargla n’est que l’aboutissement logique d’une politique qui vise à rendre les femmes responsables de tous les maux de la société.
Qui dira enfin un jour, combien de femmes sont battues quotidiennement, combien sont séquestrées, combien de femmes subissent vexations et humiliations chaque jour ?

Pour toutes ces femmes.
Contre toutes les violences que nous subissons au quotidien.
Contre la violence juridique du Code de la famille qui fait de nous des mineures à vie.
Contre la violence d’une image réductrice de la femme véhiculée par les médias.
Contre la violence verbale et physique.


L’Association pour l’émancipation de la femme appelle toutes les femmes à se regrouper, à s’associer pour être enfin respectées.
Pour un droit de vote réel (non aux procurations qui permettent le détournement des voix des femmes vers des courants misogynes).
Non au travail à mi-temps qui barre aux femmes l’accès à la promotion professionnelle et à la responsabilité.
Mobilisons-nous pour ne pas faire les frais de la crise économique.

Le 2 juillet 1989
Tract diffusé par l’Association pour l’émancipation de la femme. Permanence assurée tous les lundis au siège de la Ligue des droits de l’homme. 42, rue Larbi Ben Alger.

Comment sont nées les associations de femmes et pourquoi y en a-t-il trois distinctes ?

En janvier 1989, sont apparues deux associations, le même jour ; la troisième, l’Association pour l’égalité, existait déjà auparavant. Cette association s’est fixé comme seul but l’abrogation du Code de la famille, ce qui nous semble tout à fait insuffisant ; ce ne peut pas être la revendication finale d’une association : si demain ce code était aboli, tous les problèmes seraient-ils résolus ? Devrions-nous disparaitre ? Certainement pas ! La deuxième association, Défense et Promotion des droits des femmes, animée par des femmes du Parti communiste est, quant à elle, opposée à l’abrogation du Code de la famille, demandant seulement sa révision, ce qui nous a paru inacceptable. Pour autant les militantes de Défense et Promotion comprennent bien l’urgence de susciter une prise de conscience féministe en Algérie. Une troisième association est donc née qui veut à la fois l’abrogation du Code de la famille et qui a pour but de sensibiliser les femmes aux questions de l’oppression afin de susciter une prise de conscience féministe : c’est l’Association pour l’émancipation des femmes, à laquelle je participe.

Quelle audience rencontrez-vous et quelles sont les perspectives de ce mouvement féministe naissant ?

Depuis octobre 1988, et l’apparition de ces associations, on parle de la question femme en Algérie. Il ne s’agit plus de la femme objet. Les intégristes de leur côte, le pouvoir du sien, les forces progressistes et démocratiques également ont compris que les femmes en s’organisant
étaient devenues une force réelle de la société algérienne. Jusqu’à présent personne, que ce soit à droite ou à gauche, n’a su dénoncer les abus des intégristes. Les femmes, elles, sont apparues comme une force importante capable de tenir tête aux courants obscurantistes. Elles sont les premières à avoir eu le courage de s’opposer à ce courant dans les universités et ailleurs. Le retour au foyer préconisé par les intégristes, elles le refusent, et pour cela elles s’organisent. Les associations regroupent de plus en plus d’adhérentes et élargissent leur audience.

Le 8 mars 1989 fut un 8 mars historique à l’occasion duquel trois mille personnes se rassemblèrent dans les rues d’Alger. De nombreuses femmes manifestaient en disant « Non à l’obscurantisme », « Droit au travail » et « Nous voulons l’égalité ». Après ce succès, notre association a mis en place une permanence dans le local de la Ligue des droits de l’homme : chaque lundi nous recevons des femmes qui viennent se renseigner, surtout sur la procédure de divorce. Des juristes répondent à leurs questions et assurent l’information. A l’occasion de ces permanences des discussions se nouent autour de notre journal ; des enseignantes nous ont raconté que pour le passage en seconde des jeunes filles, on exigeait une moyenne supérieure à celle des garçons. Des adhérentes nous ont par ailleurs informé du projet gouvernemental de rendre le sport facultatif pour les filles dans les lycées.

C’est alors qu’a éclaté le scandale de Ouargla : on a brûlé la maison d’une femme, son fils a péri dans l’incendie, parce que cette femme se permettait de vivre seule et de sortir hors de sa maison librement ! Nous pensons que ce sont les forces obscurantistes, les intégristes qui ont commis ce crime, alors que l’État, après enquête, a affirmé qu’il s’agissait de simples voyous.

Notre association a appelé les autres associations et tous les démocrates à réagir. Pour la première fois, nous avons fait l’unité des trois associations de femmes et appelé à un rassemblement le 2 juillet à Ouargla. Ce jour-là, malgré les vacances scolaires et universitaires, cinq cents personnes ont crié leur dégoût et ont dénonce l’obscurantisme. Après le rassemblement les trois associations réunies à la Ligue des droits de l’homme se sont mises d’accord pour créer un comité de coordination inter-associations, avec le projet de l’étendre au niveau national à partir de l’automne. Cela peut être le point de départ d’une fédération de femmes. L’activité que nous voulons approfondir c’est la sensibilisation du maximum de femmes pour qu’elles puissent s’imposer dans le travail, dans la formation, qu’elles existent comme femmes. Il s’agit de s’opposer au courant obscurantiste, dont nous sommes les premières victimes. C’est une nécessité vitale.

Août 1989

Propos recueillis par Natacha Brink

2 réponses sur « Algérie : Les premiers pas du mouvement des femmes »

Bonjour Nedjib,
J’espère que tu vas bien. C’est Awel. Si tu as un exemplaire de ce numéro, j’aimerais beaucoup pouvoir le numériser pour le fonds de notre projet d’archives des collectifs féministes algériens. Si tu as d’autres documents, nous serons ravies de les numériser.

Bonjour Awel, merci pour ton message. J’espère aussi que tu vas bien. Malheureusement je ne dispose pas d’exemplaires papier de cette excellente revue. Je me suis contenté d’aller la consulter à la BNF et de publier sur mon site les textes relatifs à l’Algérie.

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