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Entretien avec Cornelius Castoriadis

Entretien avec Cornelius Castoriadis paru dans Alternative libertaire, n° 3, 7 juin 1991, p. 6

Autour de la guerre du Golfe, de l’engagement des intellectuels et de l’apport de la psychanalyse à une vision transformatrice de la société


Alternative Libertaire : La guerre a posé à nouveau le problème de l’engagement des intellectuels. Il fut un temps où un intellectuel de gauche, engagé, était « compagnon de route » du PCF. On a récemment parlé, paradoxalement, du « silence des intellectuels » à propos du conflit. Ce n’est pas tout à fait vrai : on a au contraire pu les lire tous les jours, que ce soit dans « Libération » ou dans « Le Monde », et ce dans un laps de temps très court. Quel rôle peut jouer aujourd’hui, un intellectuel par rapport à un conflit ?

Cornelius Castoriadis : Vaste question. On les a vu dans les journaux, mais combien de gens lisent les journaux, et quelle catégorie ? L’essentiel, c’est tout de même les gros médias, c’est-à-dire la télévision, et je ne crois pas qu’il y ait eu tellement d’intellectuels qui y soient intervenus.

Quel rôle peut jouer un intellectuel par rapport à un conflit ; quel rôle peut jouer un intellectuel en général en politique ?

Je déteste le terme d’intellectuel, qui est à la fois arrogant et faussement humble. Mais les gens qui pensent et qui écrivent ont un rôle à jouer en accomplissant une fonction critique à l’égard de ce qui existe. Est-ce qu’ils l’accomplissent en ce moment ? Je ne le crois pas. La majorité est prise dans ce que j’appelle le « conformisme généralisé » de l’époque, c’est-à-dire l’adoration de la réalité. Non pas qu’ils approuvent tout ce qui se passe, mais après la disparition des compagnons de route, l’effondrement des régimes totalitaires à l’Est, l’évolution de la social-démocratie et du socialisme français, pratiquement tous s’accommodent du régime existant en Occident et avec des critiques tout à fait mineures. Avec l’argument fallacieux, « c’est ça ou le goulag ». C’est un sophisme. Dire cela, c’est dire qu’il n’y a plus aucun avenir historique, aucune perspective, aucun projet. Il faudrait se limiter à repeindre la façade des bâtiments publics, par exemple.

A.L : Autre aspect de ce conflit, c’est la manière dont il a été présenté, qui pose le problème de la démocratie en France puisque la coalition démocratique comprend aussi bien la Syrie – qui héberge toujours un ancien nazi – que le Maroc, mais aussi d’autres pays dont la démocratie peut être très contestée comme les États-Unis et la France. Cela pose aussi le problème de la société civile aujourd’hui, où on voit une progression de l’abstention qui reflète de fait un recul de la participation des citoyens et une progression, peut-être pas d’une société totalitaire, mais d’une société où les citoyens interviennent de moins en moins.

C.C : Cela est certain. Ceux qui ont dit que cette guerre était une guerre pour la démocratie étaient des mystificateurs. Saddam Hussein était certainement un bourreau sanglant, mais cette guerre contre lui, on l’a faite avec Hafez el Assad, avec les émirs et rois arabes, et on sait ce qui se passent dans ces pays. C’était donc un argument complètement démagogique. Cela ne veut pas dire que les régimes de l’Occident, qui ne sont pas des démocraties, qui sont des régimes d’oligarchies libérales sont comparables à des régimes totalitaires. Mais il faut voir quelle est l’évolution de ces régimes et pas seulement l’évolution. Ils ont toujours été comme ça, mais il y avait dans ces sociétés, un conflit social et politique, il y avait des luttes de différentes catégories de la population, essentiellement des luttes ouvrières, par la suite la lutte des femmes, des étudiants, les écologistes, etc. Par la suite tout cela a reflué. Ce conflit apparait comme évanescent aujourd’hui. Je ne vais pas faire de météorologie politique et dire que c’est pour une saison, un an, deux ans, quatre ans, mais enfin c’est le cas et c’est assez profond. C’est le corollaire de ce que j’appelle depuis 1960 la « privatisation des individus » dans la société contemporaine, corollaire aussi de l’apathie politique, de la non-participation des citoyens, de la non-activité. Une des choses les plus frappantes, est de voir quand est-ce que les gens sont disposés à faire quelque chose ; ces choses sont toujours limitées, locales, sectorielles. Dès que la question d’une vision globale de le société émerge, est posée, les gens reculent avec effroi, le slogan étant « pas de politique ». Le terme et la notion même de politique ont été déconsidérés et elle est constamment prostituée. Car la politique, pour le citoyen moyen, c’est quoi ? C’est ce qu’on voit, les scandales, les manipulations télévisuelles, électorales ou autres. Il y a évidemment une crise de la politique, comme il y a aussi une crise plus générale. Nous vivons actuellement une crise de société, seulement cette crise est molle, elle n’est pas explosive, elle ne produit pas de conflits violents. C’est une usure, au niveau à la fois social et individuel, des idées, des valeurs, de la création.

A.L : Durant ce conflit, Israël a été désigné a posteriori par Saddam Hussein comme l’enjeu de le guerre. Israël parait d’ailleurs être une des clefs de la résolution des conflits du Moyen-Orient. Que pensez-vous de la légitimité de l’existence de l’État d’Israël et de l’action, actuellement, des Palestiniens ?

C.C : Tout d’abord, Saddam Hussein n’a inventé la question des Palestiniens qu’après coup lorsqu’il a vu que son coup au Koweït ne passait pas. Je n’accorde donc aucune importance à ce qu’il a pu dire. Je n’accorde non plus aucune importance à tout ce que peuvent raconter les gouvernements arabes ou musulmans, c’est encore de la démagogie. Israël, ou les juifs, sont à nouveau , et plus fortement encore, les boucs émissaires, qui permettent à ces régimes ultra pourris de maintenir la situation interne en détournant toute l’attention sur les frères palestiniens auxquels ils n’accordent vraiment aucun intérêt. Si les Palestiniens veulent vraiment un État national – personnellement je suis contre les États nationaux, mais ça c’est une autre histoire – je ne vois pas pourquoi les palestiniens auraient moins le droit d’avoir un État national que les Irakiens, les Grecs, les Français et les Allemands.

Le problème d’Israël est double : la légitimité de l’État d’Israël et la politique actuelle du gouvernement israélien.

Je ne pense pas qu’on puisse rouvrir la question de la légitimité de l’État d’Israël. Il est là, il y a environ 3,5 millions d’Israéliens de souche juive, plus pas mal d’Arabes sur le territoire d’Israël ; je ne parle pas des territoires occupés. Ils sont là depuis 1948, et il y a d’autres juifs qui viennent. Si on rouvre le livre de l’histoire, toute la terre va être mise à feu et à sang si on veut être cohérent. Effectivement, il y a quarante ans il n’y avait pas d’Israéliens en Palestine mais il y a 1 600 ans il n’y avait pas d’Arabes en Palestine. Et ainsi de suite. Et il y a 700 ans il n’y avait pas de turcs en Turquie. C’est ce que disent mes compatriotes quand ils disent qu’il faut reprendre Constantinople, qu’il faut reprendre l’Asie mineure. C’est ce que diraient les Allemands pour la Lorraine, les Italiens pour Nice et la Savoie.

A la base, il y a un concept qui ne tient absolument pas, ni philosophiquement, ni politiquement : des droits à la terre qui seraient imprescriptibles, indépendamment de la volonté des populations qui habitent ces endroits. Il se trouve que maintenant, et pas depuis hier, depuis 42 ans, il y a cet État reconnu par la soi-disant communauté internationale sauf les pays arabes, y compris la Russie à l’époque, et où sont installés les Israéliens. Je refuse de remettre davantage en question la légitimité de l’État d’Israël que la légitimité de n’importe quel autre État. La remise en question de la division de l’humanité entre États, c’est une autre histoire.

Maintenant, la politique du gouvernement israélien est absolument aberrante, intolérable et condamnable. Ils refusent toute discussion. Encore hier Shamir déclarait qu’il était hors de question de rendre le Golan aux Syriens. Je m’en moque que se soit Hafez el Assad qui soit à la tête de la Syrie : ils ont pris le Golan et ils refusent aux Palestiniens le droit à l’existence. Au nom de quoi ? Et ils recommencent les mêmes malhonnêtetés que le gouvernement français face aux Vietnamiens ou le FLN de 1954 à 1961. C’est-à-dire, première phase : on ne veut pas en discuter. Deuxième phase : on veut bien discuter mais pas avec vous parce que vous n’êtes pas le représentant légitime. Finalement, on a bien été obligé de discuter avec le représentant de fait. Mais même si on dit : l’OLP n’est pas le représentant légitime des Palestiniens, très bien, qu’on organise des élections dans les territoires occupés, sous la surveillance de l’ONU ou ce que l’on voudra et que les Palestiniens désignent leur représentants légitimes. Mais Israël n’a aucun droit à être dans les territoires occupés. Sa politique est folle, aberrante. Je sais que les gens de gauche n’aiment pas la qualification d’une politique comme folle parce qu’ils pensent toujours que c’est rationnel, que c’est les intérêts calculés sur ordinateur à Wall Street et toutes ces inepties.

Cette politique est folle parce que derrière il y a le mythe du grand Israël ; la rive droite du Jourdain est le premier pas du grand Israël qui, d’après l’Ancien Testament, va du Nil à l’Euphrate.

A.L : Quittons l’actualité pour reprendre, historiquement en arrière, les questions de fond. Parlons donc, plutôt que d’être intellectuel, « d’être humain engagé ». Vous avez commencé à militer dans le rang des marxistes-léninistes. Qu’est-ce qui a déclenché la remise en cause du projet et de la stratégie léniniste ?

C.C : « Marxiste-léniniste » en est venu à signifier maoïste et je n’ai jamais été maoïste, au contraire. Je considère que c’est une des pires formes d’aberration du léninisme. J’ai été léniniste entre 15 et 23 ans, au sens où j’ai été communiste d’abord, puis rapidement trotskiste. Les raisons pour lesquelles j’ai rompu avec le trotskisme, je les ai données de nombreuses fois (dans l’ « Introduction » à La Société bureaucratique, et dans le premier chapitre de « L’Institution Imaginaire de la Société »). La conception de Marx est fausse, fausse quant à l’analyse économique de la société capitaliste, fausse quant à celle de l’histoire de l’humanité. La théorie du matérialisme historique est fausse et politiquement catastrophique parce qu’elle partage la même signification imaginaire de l’univers capitaliste, c’est-à-dire : la seule chose importante, c’est de développer la technique, les forces productives ; la liberté résultera du développement des forces productives. C’est une aberration.

A.L : Vous avez fait également une critique en partant de la psychanalyse. Qu’est-ce qui conduit, selon vous, dans la psychanalyse à un enrichissement de l’analyse sociologique et, peut-être, à une vision transformatrice de la société ?

C.C : Directement rien. Sauf que, au plan théorique, la psychanalyse éclaire d’une façon nouvelle l’être humain, l’âme humaine, la psyché humaine, et notamment détruit le mythe d’un être humain naturellement bon, aussi bien que d’un être humain naturellement méchant.

Elle met l’accent sur l’importance de l’inconscient de l’individu. C’est très important parce que, même si Freud n’a jamais prononcé ce mot, tout ce qu’il dit se rapporte à cette faculté « défroissante » de l’être humain qui est l’imagination radicale. L’être humain fait surgir des images, des formes, des significations qu’il ne « décolle » pas des choses, qu’il ne trouve pas dans la nature.

Or cela est tout à fait fondamental ; l’équivalent dans le champ social-historique, c’est ce que j’ai appelé l’imaginaire radical, l’imaginaire instituant, à la racine de la création de la société. Dans la pratique, il n’y a pas d’extrapolation immédiate du champs psychanalytique au champ politique : il y a d’une part un travail important qui peut être accompli dans une cure psychanalytique si elle est bien conçue et bien orientée, c’est-à-dire un travail qui aide le sujet à acquérir sa propre autonomie, et il y a, d’autre part, la lumière que jette la psychanalyse sur des problèmes fondamentaux de la société. Je pense notamment à l’éducation, le rapport maître-élève, qui est absolument à reprendre à partir de considérations de « psychologie de profondeurs » et qui est lamentablement traitée actuellement, où l’éducation est devenue une simple question de crédits, de programmes, de « 80 % au bac » et autres âneries de ce genre, qui sont tout à fait secondaires.

A.L : On a parlé de l’apathie idéologique croissante qui correspond à une crise de civilisation, on a parlé de « l’être humain imaginant ». Croyez-vous encore en la capacité de transformation des utopies ?

C.C : Je n’aime pas le terme utopie et je ne pense pas que le projet d’autonomie individuelle (1) et sociale soit une utopie. Une utopie est par définition quelque chose qui ne peut pas exister. Au mieux cela peut être comme l’étoile polaire de Kant qui guide le navigateur, mais que celui-ci n’essaie pas d’atteindre. Ce projet d’autonomie est effectuable dans l’histoire, et la preuve c’est qu’il a été en partie effectué. Ces germes d’autonomie, qui ont été déposés dans l’histoire, par la Grèce ancienne d’abord, ensuite par l’Europe occidentale, par les mouvements politiques émancipateurs qui ont eu lieu et la philosophie elle-même, tant que nous pouvons aujourd’hui discuter librement. Donc il ne s’agit pas d’une utopie : si c’était le cas nous serions toujours dans une société théocratique, ou dans une société impériale chinoise. C’est quelque chose dont il y a déjà un début de réalisation, même si aujourd’hui effectivement cela risque de se perdre dans les marais de la société de consommation et de la privatisation croissante.

Propos recueillis à Caen le 20 mars 1991 par Emmanuel et Jean.


(1) Cornélius Castoriadis oppose l’autonomie à l’hétéronomie. L’autonomie signifie faire ses lois soi-même, prendre ses propres décisions. A l’inverse, hétéronomie signifie que d’autres font des lois pour nous, et prennent les décisions à notre place.

* Universitaire à l’École des Hautes Études des Sciences sociales à Paris, Co-auteur, avec Edgar Morin et Claude Lefort de Mai 68 : La brèche (Ed. Complexe 88) de Carrefours du labyrinthe (3 volumes édités en 1976, 1986 et 1990 aux Éditions du Seuil)

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