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Brahim : Algérie. A propos des émeutes de Constantine

Article de Brahim paru dans Le Monde libertaire, n° 652, 26 février 1987, p. 8

Un an après avoir été secouée par des tremblements de terre, Constantine l’a été par des émeutes. Des étudiants, des lycéens, des jeunes sont descendus dans la rue. Comme leurs aînés en 1985 à Alger, Ghardaïa, Tizi Ouzou, ils ont affronté les forces de l’ordre pour de meilleurs conditions de vie. L’Algérie est dans la rue et la contestation n’est pas l’apanage d’une organisation politique.

Une des nouveautés du mouvement de Constantine est son origine. Alger, sans oublier son extension à Sétif. Ce sont les lycéens d’Alger qui ont ouvert les hostilités à propos de l’éventuelle inscription de nouvelles matières au bac éducation politique et religieuse. Dans un pays comme l’Algérie, les nouvelles, fondées ou non, se propagent rapidement. La R.T A. (Radio Trottoir Alger) s’est empressée de les répandre malgré les dénégations du ministère de l’Éducation. Ces thèmes furent repris par les jeunes de Constantine et il y avait de quoi !

Dans un pays où le taux de réussite au bac ne dépasse pas 30 %, où beaucoup de bacheliers n’accèdent pas à l’enseignement supérieur faute de place, on comprend dès lors le rôle sélectif de ces deux matières. Il ne faut pas oublier en outre que cela alourdit un programme déjà bien chargé.

Remise en cause du pouvoir ?

En dehors de ces inquiétudes « bien légitimes » des jeunes, nous pouvons nous demander s’il n’y a pas une remise en cause du pouvoir. Une partie des événements de Constantine et de Sétif peut s’analyser dans ce sens. En demandant une amélioration des conditions d’études et une meilleure qualité de l’enseignement, les étudiants détruisent un mythe, car le gouvernement insiste énormément sur son effort à ce niveau. Or, les jeunes ont prouvé que cela n’était qu’un bluff. Les Algériens vont pouvoir remettre en cause l’une des assises fondamentale de l’État : l’éducation. Dans le même temps, les jeunes chômeurs occupent les rues, le plein emploi est un leurre dont ils sont les victimes. Toute une façade s’écroule, mais elle ne cachait plus grand chose.

Les journalistes qui ont commenté ces événements parlèrent de la crise qui sévit en Algérie. Elle a joué un rôle extrêmement important dans le déclenchement de ces émeutes. L’État se trouve depuis 1986 dans l’incapacité de répondre aux aspirations de la population. Après les époques de sacrifices, de la guerre jusqu’au début des nationalisations. les Algériens ont exigé de profiter un peu plus de la vie. L’État l’a bien compris et pendant 10 ans, grâce aux hydrocarbures, il a pu élever leur niveau de vie. Mais surtout, il a réduit la portée des erreurs des technocrates. Il pouvait parler de plein emploi ou du moins en créer l’illusion. Or, aujourd’hui, il doit faire machine arrière. Les voyages à l’étranger sont réduits à un par an, la si précieuse allocation devise n’est versée que tous les deux ans et le nombre des ayants droit est limité. Le chômage, les pénuries et la crise du logement se font de plus en plus aigus. L’Algérien ne voit pas le bout du tunnel et les jeunes ont la désagréable impression de plonger dans un puits sans fond.

Il n’est pas rare d’entendre qu’un jeune a arrêté ses éludes pour trouver du travail. Il sait que la situation de l’emploi sera pire demain. D’autres, plus rares, vont chercher à devenir commerçants ou bureaucrates Ils auront la chance sans doute de se promener en R. 25 (coût 300 000 FF), d’habiter une jolie villa (1 000 000 FF) ou un logement F.3 (400 000 FF). Le salaire moyen est de 30 000 FF par an. En Algérie, les inégalités deviennent plus criantes et les jeunes sont les plus touchés.

Pour un jeune, trouver du travail devient de plus en plus dur. Il devra accepter un peu tout et n’importe quoi ; la promotion sera du domaine de l’impossible sans de petits arrangements. Ici, on ne parle pas de mérite mais de relations, et les petits et grands chefs ont déjà leurs places. Il aura sans doute la malchance de devoir s’expatrier et de s’installer loin de chez lui dans des conditions difficiles (crise du logement, pénuries…). S’il aspire au mariage, il devra souvent, faute de logement, accepter la promiscuité et les conflits familiaux. Une autre difficulté est le coût du mariage : on doit être à la hauteur de l’estime de ses voisins et de sa famille.

La révolte est donc latente et diffuse. Si le raï a eu un si grand succès populaire, c’est qu’il parle du quotidien et de la rue, de tous les interdits, de la sexualité, des phantasmes qui meublent l’imaginaire des jeunes. A Constantine, on a cassé du flic, pillé quelques magasins, volé des billets pour l’étranger (synonyme d’évasion) et fait la fête. Pendant une journée, les rues ont changé de visage et sont devenues accueillantes, un espace de liberté. On n’y a pas fêté la qualification de l’Algérie à je ne sais quelle compétition sportive, mais le plaisir d’être là et de bien s’amuser. A Sétif déjà, en 1986, les étudiants s’étaient mis en grève ; on a remis cela. Marrant car la wilaya (département) est dirigée par le frère de Chadli. Le gouvernement a dépensé beaucoup d’argent pour qu’elle devienne la perle de l’Est. Mais ici comme à Constantine, le ravalement ne cache pas les lézardes.

Volonté de changement…

Au lieu de réduire les inégalités, les dernières décisions de l’État les légalisent. Elles accélèrent le processus de privatisation et réduisent le pouvoir des ouvriers en mettant en place un nouveau code du travail.

Pourtant le pouvoir est au courant de l’état d’esprit de la population. Il dispose de différentes sources d’information dont principalement le Parti, les syndicats et différentes organisations de masse. Leurs militants de base sont à l’écoute de la population car ils en font partie. C’est malheureux à dire, mais ils croient beaucoup à leur rôle et sont honnêtes. Le problème, s’il y en a un, n’est pas la remontée des informations mais la nécessité pour ceux qui détiennent le pouvoir de se maintenir. Ils doivent entre autres accorder des faveurs, couvrir les erreurs de tous les sous-fifres qu’ils dirigent. Mais comme on dit, on ne prête qu’aux riches. La R.T.A. parle de châteaux en France, de l’empire oranais du couple présidentiel. L’exemple vient de haut.

A tous les niveaux de la société, le profit est de rigueur. Chacun profite de sa situation pour s’en mettre plein les poches. Face à une situation bloquée, toute volonté de changement affronte les « parvenus ». Ils sont nombreux et se soutiennent, toute remise en cause butte contre eux. Ils sont comme une pyramide : détruire une partie de la base, c’est tout enlever ; mais c’est tout le poids de la pyramide que l’on doit faire bouger L’inertie est de rigueur et elle s’apprend vite. Tout le monde est conscient de cette situation, mais l’État a perdu toute crédibilité pour d’éventuels changements. C’est pourquoi il a tant insisté sur l’éducation politique et religieuse auprès de la jeunesse et de la population.

… mais dans quel sens ?

Après la guerre qui vit prés de 1,5 million d’Algériens mourir, le F.L.N. a légitimé son pouvoir en parlant de ses morts. Aujourd’hui, près de 60 % de la population n’a pas vécu ces événements dramatiques, ce massacre. On parle très souvent de la très glorieuse lutte du peuple algérien sous la direction éclairée du F.L.N., mais plus personne ne s’en soucie. Or que penser d’un État qui n’a plus d’assise idéologique, il sent son pouvoir s’affaiblir. On a souvent comparé Chadli à Boumédienne, devenu le grand inconnu, et on a parlé du charisme de ce dernier en opposition au peu d’influence de Chadli. L’État est en crise et on le sait.

Une des solutions est de mener une guerre idéologique contre les sirènes de l’Occident. Depuis 8 ans, on assiste à une arabisation forcée (marginalisant une grande partie de l’intelligentsia) et à l’inscription de l’éducation religieuse dans l’enseignement. On change de combat, et si possible, on en crée de nouveaux. Malgré tout, l’État se trouve débordé par les intégristes d’un côté et les émigrés de l’autre. Ceux-ci sont la perpétuelle image d’un monde meilleur et différent, cet Occident tant décrié. Alors on cherche à dévaloriser les hommes, les femmes, les enfants en parlant du racisme, de la violence, du chômage qui sévissent en Europe. On laisse entendre que la liberté des mœurs actuelle est la faute de toutes les « beurettes ». Certains articles de la presse algérienne auraient pu avoir leur place dans le Figaro-Magazine, affligeant ! On voit qu’en dehors du combat économique, il y a la lutte idéologique.

Vers le « libéralisme »

La situation des ouvriers va en se dégradant. La « beauté » du socialisme, nous connaissons tous… mais avant 1984, le prolo pouvait faire jouer la concurrence et obtenir différentes primes. Maintenant, il existe un système unique de rémunération. L’État assure à tous un salaire égal, mais il réduit tous les conflits salariaux à une opposition directe contre lui. La lutte paraît perdue d’avance, pourtant il existe de nombreuses réticences et grèves. Dans tous les lieux publics. personne ne s’est gêné pour s’insurger contre le nouveau code du travail. Le gouvernement a alors utilisé toutes les armes à sa disposition : presse, syndicats, flics. Avec la décentralisation politique et économique, le pouvoir est maintenant concentré dans les mains du wali (super-préfet). Il nomme les différents responsables d’entreprises qui appliquent plus au moins les lois en vigueur ; si le prolo veut faire respecter le peu de droits qu’il a, il butera invariablement sur le wali qui est également le chef de la police.

Peut-on espérer un changement social allant dans le sens d’une société libertaire ? Actuellement, la situation est bloquée. Il est très rare de discuter de révolution sociale en Algérie, sauf avec des marxistes convaincus (!). L’Algérie s’oriente vers une société libérale et on ouvre la porte aux capitaux étrangers, à eux de faire avancer le pays. L’État offrira des garanties sur le bon fonctionnement social. Dans le même ordre d’idées, la petite bourgeoisie est exhortée à investir et à s’enrichir sur le dos des autres. Par ailleurs, il y a une nette montée de l’intégrisme islamique. Le pays est le premier constructeur de mosquées du monde, et ce grâce aux dons des croyants. Les Frères musulmans s’implantent et on les voit très souvent dans la rue. Ils ont même engagé un début de guérilla en 1985. Tout est en place pour perpétuer l’exploitation.

On le voit. les perspectives ne sont guère brillantes. Mais l’État a montré son refus de toute opposition interne et son caractère totalitaire. La violence de la répression n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les contestataires qui auront eu la malchance de se faire repérer pourraient bien ne trouver ni travail ni logement, ils traîneront une petite fiche et pourront se voir refuser un passeport : c’est la violence au quotidien. Malgré tout des gens résistent, ils sont rares, vivent cachés (le silence ou le bâton) et parmi eux quelques libertaires. Certains ont préféré un exil « doré ». Que faire d’autre ?

BRAHIM (liaison Sarcelles)

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