Textes parus dans Homophonies, n° 21-22, juillet-août 1982, p. 10-11 et n° 24, octobre 1982, p. 13
Rencontre avec « Sans Frontière »
Nous sommes depuis quelques mois en discussion avec le journal « Sans Frontière », journal de l’immigration pour commencer un dialogue entre la communauté homosexuelle et la communauté immigrée. Nous souhaitons pouvoir organiser prochainement un débat sur la rencontre entre deux oppressions : l’oppression raciste anti-immigrés, et l’oppression homophobe. Nous souhaitons d’ailleurs recueillir tous les témoignages de ces rencontres au quotidien (lecteurs, lectrices, à vos plumes). En attendant, nous avons voulu vous présenter ce journal car les combats contre toutes les oppressions doivent se rejoindre. Nous avons rencontré une collaboratrice de ce journal, Fatima.
Homophonies : Comment peut-on présenter « Sans Frontière » ?
Fatima : « Sans Frontières » est un hebdomadaire. On peut le définir comme le journal de l’immigration et du tiers monde.
Journal de l’immigration, Sans Frontière se fixe avant tout pour but de lutter contre le racisme, de faire connaitre les différentes ethnies. Il est fait par des immigrés, hommes et femmes, maghrébins, antillais, africains, latino-américains, portugais… Il s’adresse aux immigrés, bien sûr mais aussi à tous les anti-racistes.
Journal du tiers monde, Sans Frontière soutient les peuples du tiers monde en lutte contre l’impérialisme. Nous posons également un certain nombre de problèmes concernant nos pays d’origine. Par exemple, l’an dernier, nous avons constitué un dossier sur les droits de l’Homme en Afrique : les conclusions ne sont guère réjouissantes : les droits de l’homme sont très peu respectés en Afrique, même si l’on sait que la responsabilité des pays anciennement colonisateurs est évidente.
Homophonies : Quelle est pour vous la définition du racisme ?
Fatima : La définition la plus générale, je crois que c’est l’intolérance vis-à-vis de l’Autre. Il y a deux sortes de racisme : le racisme latent, quotidien, celui de la méfiance qui n’empêche pas une certaine forme de coexistence, c’est celle du Français moyen. L’autre, le racisme terroriste, qui est d’ailleurs en liaison étroite avec le premier car chacun se nourrit de l’autre. Ce racisme terroriste, c’est par exemple l’assassinat de deux maghrébins en Corse, ou l’attentat contre la mosquée de Romans, pour parler de deux affaires récentes ; mais la plupart des agressions racistes ne franchissent pas le mur du silence. Au contraire, la presse organise de véritables campagnes anti-immigrés, sous le couvert de l’amalgame : Immigration = Délinquance. Ce qui aboutit à une véritable apologie de la haine raciale, quand ce ne sont pas des appels au meurtre. Il n’y a qu’à voir par exemple les récentes calomnies de Minute nous accusant de faire partie d’un réseau terroriste international. Peu après on recevait une mise en demeure de notre propriétaire de quitter les locaux qu’on occupes au 1er janvier 1982.
Homophonies : Vous sentez-vous concernés par les oppressions qui ne sont pas directement dans le champ du racisme ?
Fatima : Oui, on se sent concerné par le débat sur l’oppression des femmes. Et pour cause, c’est un débat qui traverse aussi l’immigration. Sans Frontière se bat contre l’oppression des femmes, aussi bien les femmes du tiers monde que les femmes immigrées. Ainsi le journal avait pris position contre le Code de la Famille que certains membres du gouvernement algérien ont tenté de faire passer (et qui heureusement, et grâce notamment à la mobilisation des femmes algériennes a été mis en veilleuse actuellement). Ce Code de la Famille réduisait la femme à l’état de mineure, qui passait directement de la tutelle du père à celui du mari. Pour travailler, il fallait avoir l’autorisation du mari, ainsi que pour sortir du territoire, etc. Le journal a rendu compte des manifestations de femmes en Algérie contre ce Code.
En ce qui concerne les femmes immigrées, il se rajoute à l’oppression des femmes le problème de l’isolement social, ce qui aboutit à une véritable déstructuration psychologique.
Homophonies : Et l’oppression anti-homosexuelle ?
Fatima : Jusqu’à il y a quelques mois, il faut dire que le problème n’avait jamais été soulevé. Il s’est posé à partir d’un article d’un collaborateur de Sans Frontière, et d’un débat de lecteurs dans le journal. Cela a suscité un débat également au sein de l’équipe de rédaction. Il est clair que nous affirmons une position de principe contre l’oppression de l’homosexualité. Mais nous espérons pouvoir approfondir le débat, notamment avec vous. Il faut avouer cependant que, dans l’état actuel de montée du racisme, nous sommes plutôt sur la défensive.
Propos recueillis par
J.M. CHOUB
Gais maghrébins
Dans le numéro de juillet-août d’Homophonies, l’interview du journal Sans Frontière permettait la rencontre entre deux oppressions : l’oppression anti-immigrée et l’oppression anti-homosexuelle. Aujourd’hui, les choses s’approfondissent, et demain verra peut-être la naissance d’un groupe homosexuel d’immigrés(es). En effet, à la suite d’une annonce dans le Gai Pied appelant des homosexuels musulmans à se regrouper, un certain nombre de personnes se sont retrouvées samedi 29 août au café de l’Éléphant Rose. Un grand mystère cependant nul ne savait qui était à l’origine de l’annonce.
Communiqué
Nous, homos et lesbiennes musulmans, maghrébins et français, sympathisants, portons à la connaissance des lecteurs notre grande indignation face à une série d’annonces véhiculant une certaine image des Arabes et des Noirs transformés en objets sexuels et symboles phalliques.
Notre indignation est d’autant plus vive que ce type d’annonce trouve place dans un journal se revendiquant de la Mouvance de libération homosexuelle. Des expressions telles que : « des centaines de touristes et de gays maghrébins s’engouffrent là-bas » à propos d’un sex-shop de Pigalle ou encore : « on y verra des bêtes superbes… un gentil loup pourra te faire subir une douce domination et te regarder te faire prendre par des africains à peaux d’ébène » à propos d’une annonce de voyage pour un pays, nous ont particulièrement choqués.
Nous souhaitons qu’à l’avenir, il soit fait une autre place dans les journaux « gais » à l’homosexualité émanant des cultures arabes et africaines.
Les personnes intéressées par notre groupe seront les bienvenues en nous écrivant à la librairie : « Les mots à la bouche », 35, rue Simart, 75018 Paris, en mentionnant : « groupe L’ARZEM ».
Le groupe « L’ARZEM »
(l’arc-en-ciel)
QU’IMPORTE ! Le résultat est éloquent : une quinzaine d’homosexuels, moitié d’immigrés et moitié de Français, beaucoup de garçons et trois filles ont pris contact, échangé leur vécu, discuté plusieurs heures.
La principale préoccupation ne fut pas celle de l’Islam et de la religion, mais la condition des homosexuels — les immigrés(es) (notamment les maghrébins) dans leur pays d’origine et en France. Les schémas et les préjugés sont tels en ce domaine qu’il faudra sans doute du temps pour les remettre en cause.
D’un côté, l’homosexuel français a l’image du maghrébin machiste, baiseur et enculeur ; il n’imagine pas que nombre d’entre eux sont tout simplement empêchés d’exister, de vivre leur homosexualité, et ne rêvent que d’une chose : de rapports tendres, sensuels, amoureux et sexuels, de relations franches et équilibrées, et surtout de ne pas être réduits à un stéréotype.
D’un autre côté, le maghrébin a l’image du touriste ou du coopérant homosexuel qui vient « acheter » de beaux garçons exotiques (sans parler de la prostitution réelle) en faisant miroiter tous ses privilèges : voiture, appartement, statut social, etc.
De tels regards faussés réduisent chaque homosexuel à un objet de consommation, évaluable sur le marché, violant la personnalité de chacun.
Quant aux lesbiennes maghrébines, elles n’ont même pas à se préoccuper de remettre en cause de telles images car, contrairement à ce qui s’amorce en France, leur homosexualité n’est absolument pas reconnue : à titre d’exemple symbolique, le code pénal algérien sanctionne l’homosexualité masculine (jusqu’à cinq ans de prison) mais ignore totalement l’homosexualité féminine. Ce qui est la conséquence de la négation totale du désir chez la femme. Bien sûr, cela n’empêche pas que des choses se passent dans les coulisses, ce qui se comprend, compte tenu de l’immense ghetto féminin face à la société patriarcale.
Les échanges ont été tout à fait passionnants et prometteurs : les choses ne vont pas en rester là ; d’autres réunions sont prévues pour approfondir et clarifier les questions en débat.
Jean-Marc Choub.